De Goupil à Margot/L’évasion de la mort

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Mercure de France (p. 151-168).

L’ÉVASION DE LA MORT

La mare stagnait, écrasée sous le soleil d’un midi de juin. Un voile transparent de vapeur impalpable, comme faufilé aux grands roseaux de la rive, en couvrait de sa gaze ténue le miroir étincelant. Les grandes feuilles larges des plantes aquatiques, les agglomérats d’algues d’eau douce, les câbles entortillés et verdâtres de vauchéries simulaient des trous d’usure que les saisons auraient faites dans son tain flamboyant, son tain que rénovaient et changeaient au fil des jours et au cours des nuits la touche vigoureuse des coups de soleil ou la caresse laiteuse des rayons de lune.

Les saules qui la bordaient au couchant serraient leur ombre sur leur fût comme des femmes qui ramassent leurs jupes autour de leurs jambes pour se protéger des flaques de chaleur et des éclaboussures de soleil.

Des bulles légères de gaz, comme des défauts passagers, venaient de temps à autre crever en soupir de respiration pénible, en suivant, telles des trachées pulmonaires, les grosses tiges des nénuphars qui ourlaient le pourtour de leurs feuilles d’une dentelle fugace de rides, comme s’ils eussent tenté traîtreusement d’agrandir l’usure du miroir éternel de ce coin de ciel.

Mais presque aussitôt tout retombait dans la lourde torpeur que n’agitait pas un fil de vent, que n’égayait pas un chant d’oiseau et que berçait seule, dans les prairies fauchées, la cantilène monotone des grillons.

Le peuple vert des grenouilles avait presque suspendu dès l’aurore son concert : seules encore, dans le matin, quelques solistes enragées, au goître blanc, gonflant leur membrane tympanique à fleur de peau, avaient lancé leur chant monotone de croa, croax, corex, croex.

Mais toutes maintenant restaient immobiles, figées sur les feuilles où l’engourdissement les avait surprises, les yeux grands ouverts dans leur cercle d’or, respirant l’infini sans songer, muettes, ne daignant même pas jeter un coup d’œil aux imprudentes sauterelles qu’un saut étourdi et imprévu avait déposées parmi elles, ou aux mouches multicolores qui, comme dissoutes dans la vapeur, bombillaient autour de leurs asiles.

C’était pour elles l’heure de la grande paix et du grand repos ; elles partageaient la torpeur générale, elles participaient à la quiétude universelle qui les endormait avec toute la vie et les liait au reste de la création dans la confiance inconsciente que nul danger n’était proche, qu’aucun ennemi n’était à craindre.

Quelques-unes s’étaient aventurées dans les grandes herbes de la rive, et, aplaties sur la terre humide que nulle vibration de pas ne faisait trembler, elles savouraient aussi, sans savoir, la torpeur bienfaisante de la vie suspendue dans la joie.

*

La mare stagnait, abrutie de soleil.

La tête haute, les cuisses ramassées, l’échine cassée à angle obtus, le ventre replet, Rana, dans l’attitude hiératique où l’avait immobilisée à Midi, reposait sur le socle d’une feuille flottante de nénuphar avec laquelle se confondait sa robe verte lamée d’or.

*

Rana avait déjà cinq ou six fois vu revenir la saison où le sang peu à peu s’engourdit comme sous la brûlure périodique de ce midi de plomb, et où une force mystérieuse la contraignait, avec toutes les commères, transies et muettes, à franchir la sombre forêt aquatique des algues vertes qui garnissaient le centre de leur domaine, pour chercher dans la couche marneuse des profondeurs l’asile d’hiver.

Cinq ou six fois, elle avait vu sa mare envahie avec les pluies d’automne par les hordes grasses des grenouilles rousses, aux tempes sombres, pèlerines de l’été, qui les délaissaient au printemps, après la saison de l’amour, pour courir les champs et les prés, en quête de sauterelles et de vermisseaux.

Sur la mare, le silence, comme à la veille d’une crise, bourdonnait plus lourd et plus haletant ; des signes imperceptibles semblaient transpirer des choses, qui disaient que la vie, lentement, par degrés, allait de nouveau tout ressaisir et tout entraîner dans son courant.

Rana sur sa feuille eut un clignotement. Donnait-elle par là, à la vie, le signal de recommencer — ou bien ce signal venait-il d’ailleurs, de la terre ou du ciel ? — Un vent tiède et léger rida imperceptiblement l’eau de la mare, un oiseau siffla ; le sol au lointain vibra de pas lourds dont frissonnèrent les sœurs aventurées dans les roseaux. La vie reprenait avec ses dangers et ses luttes sans qu’on pût préciser quel ressort invisible, se déclenchant dans le mystère, l’avait tirée de la somnolence où elle s’était enlisée.

Une grosse sauterelle verte aux longues antennes, telles des aigrettes coquettement rejetées en arrière, aux cuisses charnues, tomba les pattes repliées comme deux barres parallèles autour de son corps. Ses ailes fines aux nervures délicates comme de tendres feuilles n’étaient pas encore refermées que déjà Rana, détendant ses pattes de derrière, la gueule ouverte, l’engloutissait en retombant dans l’eau qui sembla ployer sous elle ainsi qu’une couverture élastique.

La chasse recommençait.

Des insectes de couleur, des mouches tournoyaient sur la mare avec un petit vrombissement qui se mariait aux vibrations continues des couches d’air surchauffées se balançant au-dessus de l’eau.

Des « pflocs » consécutifs entre les roseaux indiquaient que la vie palpitait sur la mare, des vols d’oiseaux zébraient l’azur, des cris de faucheurs, des hennissements d’étalons sillonnaient la plaine, des pas lourds de bœufs ébranlaient la terre.

La conscience renaissait en Rana réveillée lorsque, tout à coup, des chocs brusques, précipités et consécutifs de compagnes plongeant dans l’eau l’immobilisèrent en lui annonçant un danger.

Quel danger ? L’homme, le pas d’un bœuf ?

Mais une espèce de sifflement dans les joncs, droit devant elle, la médusa subitement.

Laissant par derrière, parmi les lentilles vertes tapissant la mare en cet endroit, un sinistre sillage, comme si l’eau même eût éprouvé une répulsion invincible à le combler, une grande couleuvre, entre les portiques des roseaux, dressa sa tête plate, ses yeux fixes plongés en elle intensément.

Alors, le malaise qui avait empêché la grenouille de suivre instinctivement le geste des compagnes s’enfla en un engourdissement stupide qui la paralysait sur l’eau, les pattes de derrière allongées en rames immobiles la soutenant malgré elle de leurs nageoires écartées. La couleuvre la fixait de ses yeux ronds et fixes, sûre de sa proie qu’elle ne quittait pas. Son collier de couleur claire changeait du jaune pâle à l’orangé sous l’influence de l’émotion violente qui l’emplissait ; son dos et ses flancs verdâtres tranchaient à peine sur la couleur de la flore marécageuse que son ventre d’un noir bleuâtre frôlait en dessous.

La gueule était close encore. La bête semblait immobile, mais insensiblement sa queue appuyée sur les herbes poussait la tête, et la large gueule aux mâchoires libres, s’ouvrant lentement, projetait en avant la fine langue bifide frétillante.

Rana ne percevait plus rien de la vie. Elle était séparée de son monde, retranchée de la société des compagnes, extériorisée de son marais qu’elle ne reconnaissait plus, tout entière sous l’emprise d’une volonté invincible qui la liait à elle et cassait ou plutôt rongeait tous les autres liens avec les choses et avec la vie.

Elle voyait la gueule qui s’ouvrait comme un gouffre où elle devrait s’engloutir. Quelque chose pesait sur elle aussi sûrement que la fatalité de l’instinct qui la poussait, aux pluies d’automne, vers la demeure hibernale. Mais rien d’angoissant ne l’étreignait quand elle creusait son caveau dans la vase de la mare, tandis qu’ici l’angoisse de l’inconnu et de la peur, se superposant à l’inévitable, la crispait douloureusement.

La gueule s’ouvrait ; la distance diminuait, la volonté de l’autre pesait plus dure et plus implacable, l’envahissait toute, disposait de tous ses nerfs, commandait à tous ses muscles, et préparait tout son être pour le but auquel elle tendait.

Rana ne voyait plus que le trou de la gueule, maintenant large ouverte, qu’un demi-pied à peine séparait de sa tête, et ses cuisses se rassemblaient sous son ventre.

Alors d’un seul coup, d’un seul bond, aussi précis et réglé qu’une trajectoire mathématique, elle se jeta la tête la première dans le gouffre.

La large gueule se fendit plus large encore, se dilatant progressivement. Rana ne sentait plus rien, tandis que son cœur vivace continuait à battre et que les pattes de derrière écartées s’agitaient encore faiblement hors de l’abîme, comme un dernier adieu à la vie.

Une bave gluante et tiède l’enveloppait, un mouvement lent et irrésistible l’entraînait impitoyablement vers des profondeurs.

Et tout se tut.

De la mort ainsi glissa sur elle, ou plutôt ce n’était pas encore de la mort, mais une vie passive, presque négative, une vie suspendue, non pas dans la quiétude comme au soleil de midi, mais cristallisée, pour ainsi dire, dans l’angoisse, car quelque chose d’imperceptible, comme un point de conscience peut-être, vibrait encore en elle pour la souffrance.

Puis il y eut un grand choc qu’elle ressentit vaguement au mouvement de ses pattes encore libres, et par degrés, lentement, sans autre cause, l’angoisse de la volonté annihilée diminua et s’évanouit pour ne plus laisser subsister que de la souffrance physique.

Le mouvement de déglutition qui l’entraînait dans le gouffre noir s’était arrêté de lui-même, les parois du gouffre, l’œsophage de la couleuvre étaient molles et sans ressort, les pattes de derrière de Rana pendaient, la tirant par en bas doucement. Alors elle les secoua pour chercher un point d’appui : rien ne résistait, elle se sentit glisser petit à petit sans se rendre bien compte de ce qui se passait, et, tout d’un coup, comme si une force providentielle et inconnue l’eût tirée hors du gouffre, elle s’échappa lourdement de la gueule et dégringola dans le vide.

*

Pendant que la couleuvre, immobile sur la mare, déglutissait laborieusement sa proie, les mâchoires horriblement dilatées, sans penser à sa sécurité, un grand oiseau de proie, une buse géante l’avait aperçue, lui avait fendu d’un coup de bec la boîte crânienne et l’avait emportée dans ses serres pour la pâture de la soirée.

C’était ce choc qu’avait perçu vaguement Rana, se sentant dégagée de l’influence hypnotique de la bête enlevée, pliée en deux, la tête pendante, aux serres de l’oiseau ; et c’était sa propre pesanteur qui l’avait tirée par en bas, en la faisant glisser sur les coussins gluants de la gueule de son ravisseur.

Et elle tombait, toutes pattes écartées, lourdement, tandis que se perdait en un infini où ses yeux ne pouvaient atteindre son sauveur inconnu qui s’évanouissait de son monde.

À peine réveillée de la léthargie qui l’avait envahie, elle ne se rendait pas compte de ce qui se passait, quand un heurt violent de tout son corps contre la terre sèche et craquelée l’aplatit brusquement, les pattes raidies dans la douleur, le ventre mou, écrasant les poumons dont l’air s’échappa avec un bruit de rot, tandis que l’intestin et l’estomac s’étalaient en dehors de sa gueule sur la langue large et charnue qui pivota sur sa charnière antérieure et fut crachée en avant, elle aussi, dans la violence du choc.

Le jour passa, les heures se traînèrent. Rana était toujours immobile, on l’eût pu croire assommée si, peu à peu, au bout d’un temps assez long, l’intestin, l’estomac et la langue, sous l’influence de forces intérieures invisibles, n’étaient rentrés d’eux-mêmes par la bouche pour reprendre leur place normale.

Lentement aussi, les poumons se remplirent ; Rana sembla se gonfler comme une baudruche dans laquelle le crépuscule aurait soufflé de la vie, et les paupières, allongées par la mort, surplombèrent de nouveau le cercle d’or de son regard étonné. Elle eut un papillotement, ses yeux se fermèrent et les pattes se rassemblèrent instinctivement sous son corps.

De nouveau elle perçut le monde extérieur : ses yeux virent, ses membranes tympaniques se tendirent, sa peau verruqueuse frémit. Elle laissa les sensations l’imbiber, puis les chercha : elle regarda et écouta.

En haut la nuit était drapée comme chaque soir avec ses larmes d’or pareilles aux yeux des compagnes, inaccessibles vers-luisants des prés noirs d’un paradis promis, mais il manquait à ses habitudes le peuple des sœurs, les palais de roseaux et la bonne humidité coutumière du marais.

Comment avait-elle bien pu faire pour déserter cet asile ? Quelle poursuite endiablée de sauterelles l’avait entraînée si loin ? Que s’était-il passé ? Rien ne répondait. Il fallait à tout prix retrouver l’élément essentiel de sa vie, la bonne eau tiède où elle s’ébattait avec aisance et avec joie. Autour d’elle, c’était des herbes inconnues et molles, au parfum mièvre ; les grillons chantaient, les vieilles perdrix chanterelles faisaient ti-irouit, « paye tes dettes », roucoulaient les cailles.

Et tout à coup, par delà le taillis touffu des herbes odorantes, les tiges raides des graminées d’où pendaient des grappes d’épis, les sombres ombelles des carottes sauvages et des berces, les colliers d’argent des grandes pâquerettes, elle entendit au lointain la rumeur monotone du chant de ses sœurs.

Sans souvenirs, sans essayer de rattacher ces deux branches de son existence cassées par l’aventure, elle bondit à travers les touffes dans la direction des voix, s’arrêtant à chaque saut pour se diriger sans encombre et sans perte de temps.

Elle sauta, sauta, vite, toujours plus vite, reprise dans l’orbe de la vie qui bruissait et l’entraînait.

Bientôt se dressa devant elle le quadrilatère de joncs qui bordait la mare au levant et qu’elle tourna pour arriver sous les saules, à la berge qui surplombait la surface de l’eau, trouée de petites têtes au goître blanc.

Alors d’un saut magnifique et spontané, elle rentra dans son monde et dans sa vie et mêla sa voix à celle des compagnes qui chantaient sous le clair d’étoiles.