De Goupil à Margot/Le fatal étonnement de Guerriot

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Mercure de France (p. 133-150).

LE FATAL ÉTONNEMENT DE GUERRIOT

Le long des coudriers et des aulnes du sentier qu’il suivait pour la quinzième fois déjà de la journée, l’écureuil Guerriot, une faîne entre les dents, sautait de branche en branche, les petites oreilles droites à peine pointant, l’œil vif, la queue en traîne retroussée ou relevée en panache s’épanouissant juste au-dessus de sa tête comme un parasol gracieux.

Sous son poids les branches élastiques fléchissaient et se redressaient, giflant les prêles et les fougères, et lui, l’habile sauteur, le jongleur infatigable, profitant de l’élan qu’elles lui donnaient en se redressant, détendait en même temps tous les muscles de ses jarrets et de ses reins pour se projeter plus haut et plus loin encore, comme une exhalaison des arbustes ou une balle que les sylvains enfants de la forêt se seraient tour à tour renvoyée, jouet joyeux et vivant.

Il allait frétillant, tous les muscles bandés, bondissant très haut pour redégringoler presque jusqu’à terre et toujours comme s’il avait été le prolongement multiplié de toutes les branches frôlées on le revoyait dans toutes les trouées de soleil, semblant nager dans des lames de verdure, épave joyeuse à la dérive d’un beau jour.

Il revenait de la lisière de sa forêt où il visitait les noisetiers et les hêtres, cherchant pour sa provision d’hiver les noisettes jaunes et les faînes mûres plus précoces là-bas qu’aux alentours de sa demeure.

Le moment était venu de la récolte. Finies les journées entières de jeu dans les branches des sapins et des chênes, les poursuites continuelles, les cachettes aux fourches des arbres, les cabrioles fantastiques, les équilibres audacieux. La moisson annuelle s’annonçait, car bientôt tomberaient et pourriraient les fruits, bientôt l’hiver, le froid, les pluies, la neige le confineraient dans sa retraite caverneuse ou aérienne. Car son logis d’hiver serait soit une anfractuosité de roc bien nettoyée, soigneusement matelassée de mousse et de feuilles sèches, distribuée en compartiments égaux, en greniers distincts où s’entasseraient côte à côte et séparées ses provisions diverses ; soit une volumineuse boule à la charpente de bois maçonnée de feuilles empilées ou de mousse longue, consolidée de brindilles qui la hérissaient comme une petite forteresse bien abritée à la fourche solide d’un gros arbre inaccessible, un sapin de préférence.

C’était là qu’il retournait à chaque voyage, une noisette ou une faîne dans sa petite gueule mi-fermée où saillaient les lames jumelles de ses grandes incisives ; une noisette grosse, jaune, lisse, décoiffée de sa « chaule », ou une faîne bien remplie, volumineuse et lourde, qu’il avait choisie dans sa cupule triangulaire éclatée avec tout le soin dont le rendaient capable son instinct de bête et sa sûre expérience.

Il recommençait sitôt arrivé, toujours sautillant, toujours joyeux après avoir rangé sa goûtée dans son petit grenier où, l’hiver, bien calfeutré, il la reprendrait au fur et à mesure de ses besoins et rejetterait au dehors les débris inutiles et encombrants soit par une petite cheminée latérale, soit par l’ouverture principale, le boyau d’entrée qu’il pouvait ouvrir du dedans et renfermer solidement avec des matériaux résistants rejointoyés de mousse.

Il avait fait ainsi la saison précédente et recommencerait chaque année après avoir laissé toute la saison chaude sa maison ouverte et vide comme pour l’aérer de ce long hivernage clos et la retrouver toute saine à l’automne.

Il avait passé la belle saison dans sa maison de campagne, une petite boule de mousse reconstruite chaque printemps, un pavillon vert suspendu à une fourche de chêne où il abritait ses annuelles amours.

Mais sitôt les petits élevés, partis, dispersés, il s’était laissé aller joyeux à vivre seul en gaîté et sans souci sous le soleil, mangeant au jour le jour les fruits de la forêt, de ceux-là qui ne durent qu’un temps, s’aventurant parfois dans les prairies frontières pour s’y empiffrer de cerises qui ne se conservent point et quelquefois aussi, mais rarement, sanguinaire, saignant, dans leurs nids ou sur les branches, où il les saisissait à l’improviste, les petits oiseaux.

Le plus souvent, content du jour et de la vie, il sautait de branche en branche, tout son corps roux au vent, giclant éperdûment comme une large étincelle de feu au moindre choc qui émouvait l’arbre sur lequel il se trouvait ou comme une gerbe lumineuse que les pas du soleil auraient fait rejaillir des flaques miroitantes des frondaisons.

Il mangeait là où il était, le plus souvent tout de même au même endroit sous les hauts sapins qui faisaient un îlot sombre dans la mer sylvestre et où il retrouvait les joyeux compaings.

Ils montaient le long des grands fûts droits, dégarnis jusqu’en haut, qui ressemblaient aux mâts de cocagne naturels, dressés là en permanence pour une fête intime et forestière, au haut desquels les « pives » dans les rameaux supérieurs, comme des prix s’offrant à l’audace des conquérants, pendaient, lourdes de la graine dont ils étaient friands. Ils y grimpaient soit tour à tour, soit en se poursuivant avec des cris aigus, plus à l’aise le long de ces arêtes vertigineuses que sur le sol mou, où les longues griffes de leurs pattes entravaient leur marche hésitante.

Et quand un rappel d’oiseau ou de bête arrivait à eux, ils dressaient leur petite tête au vent, écoutaient attentivement et filaient aussitôt dans la direction du bruit pour retrouver le geai Jacquot, Margot la pie, s’amuser de leur caquetage, de leurs courbettes, de leurs caresses ou de leurs querelles. De haut les contemplant, ils s’établissaient le plus souvent dans les fourches des branches, la tête seule visible, la queue largement touffue, s’aplatissant sur le dos ou voltigeant en éventail autour du corps pour tromper l’ennemi dont ils auraient pu craindre quelque attaque inopinée.

Guerriot était ce jour-là sorti de la forêt ; il avait couru sur le mur de lisière aux grosses pierres moussues, patinées de hale, effrayant les lézards qui se chauffaient au soleil et rentraient précipitamment dans leurs retraites en le voyant filer la queue verticale, l’arrière-train en l’air, la tête basse, comme fuyant une correction.

Il avait visité des noisetiers et des hêtres, choisi sa faîne et regagné par le chemin des branches, plus familier et plus commode, l’entrée de la forêt.

*

Le sentier s’ouvrait comme un porche ténébreux dont la voussure ogivale flamboyait dans le soleil, et dont le faîte, ainsi qu’un tablier de pont jeté entre deux arêtes sombres, s’ourlait d’un parapet tout vibrant de lumière. Sur le sol battu comme une aire, où le vent coulait en frais courant, clapotant aux feuilles des bords, d’immenses racines, déchaussées par le passage des humains, s’élançaient, le coupant en travers, et ressemblaient à des tronçons de serpents géants dont les nœuds auraient simulé d’étranges verrues, et de qui la tête et la queue seraient restées enfouies dans un sinistre enlacement de ronces, de branches pourries et de feuilles mortes. Parfois un grattement de rat, frémissant dans les rameaux cassés et agitant de petits sautillements ce fouillis morbide et vénéneux avec le bruit d’une tête qui se lève ou d’une queue qui frétille, donnait plus encore à ces masses noueuses l’illusion sinistre de la vie.

Des coudriers et des aulnes, en cet endroit moins touffu, avaient réussi à vivre et formaient un semblant de barrière lâche, à claire-voie, s’allongeant le long du sentier comme une chaîne souple, frêle, flottante, aux maillons par endroits cassés d’une morsure de serpe et que venait heurter, de place en place, l’élan vigoureux et non contenu d’une branche basse de charme ou de hêtre.

Le soleil qui caressait les faîtes, cherchant comme un indiscret ami à s’insinuer dans le mystère familial du haut taillis, décochait d’espace en espace quelques rayons inquisiteurs qui venaient s’aplatir ou ricocher sur la terre après s’être insidieusement faufilés entre les branches moins feuillues d’alentour, mais de temps à autre aussi, comme si les grands vétérans de la forêt, responsables de ses destinées, eussent été soucieux de n’en rien laisser surprendre à un intrus, le vaste essor touffu d’un rameau de chêne, sentinelle avancée dans le ciel, s’étendait en haut comme une main pudique pour cacher cette espèce de nudité partielle à tout regard indiscret.

Attentif aux bruits, égayé d’un rayon de soleil, d’un vol d’oiseau, d’un bourdonnement de mouche, Guerriot s’arrêtait parfois au faîte d’un rameau balancé, saluant l’espace, défiant le vide et repartait de plus belle dans une détente fantastique de muscles, une explosion de nerfs qui le faisaient jaillir plus haut que son but sur lequel il retombait gracieux, en un ploiement élastique des branches, les pattes en avant, la queue droite, les griffes tendues comme des crampons solides et sûrs.

Justement le sentier, silencieux à son départ, s’égayait d’un rappel de merle au pied du gros chêne.

Qu’est-ce que pouvait bien vouloir cet ordonnateur austère, au frac éternellement correct, des concerts printaniers à cette heure du jour ? D’ordinaire c’était à l’aube et au crépuscule que son « tcha-tcha » régulier réclamait les autres oiseaux pour la consigne du jour ou le mot d’ordre de la nuit. Bizarre, ce bruit ! Il faut voir, et Guerriot se précipite, la petite tête enfoncée dans son cou comme un galopin faussement timide, se penchant vivement à droite, à gauche, en avant, de côté, pour découvrir, derrière les multiples rideaux de serge des frondaisons, le siffleur à bottes jaunes appelant ses confrères.

Assez bas perché sur un rameau flexible, il se penchait nerveux, l’œil vif fouillant le vide, étonné de ne rien voir et de ne plus entendre quand un grand chien roux, poussant des abois furieux, reniflant bruyamment, le nez en l’air, arriva sous son arbre et, l’effrayant par son élan et ses coups de gueule, le fit jaillir de côté dans un envol éperdu, en même temps qu’une rude voix humaine se faisait entendre, et qu’une violente détonation étonnait la mer calme des feuilles à peine ondulant sous la brise du matin.

Et aussitôt il sentit glisser tout autour de lui des sifflements aigus comme un vol de frelons irrités que le chien aurait lâchés en l’air à ses trousses et qui passèrent en rafale subitement évanouie.

Les oreilles hérissant leurs pinceaux de poils, la queue en bouclier sur le dos, les dents claquant de colère et de peur, il filait comme un trait, brancheyant à toute allure, s’enroulant autour des arbres, rebondissant plus loin, en haut, en bas, de côté, dans une fuite éperdue, fantastique, pour faire perdre sa trace à l’ennemi aboyant qui l’avait épouvanté de ses cris et menacé de ses sifflements ; — car Guerriot, n’ayant vu que le geste du chien, lui attribuait naturellement, par un sentiment très droit de logique, et le coup de fusil et le cinglement des plombs.

Il regagna par un habile crochet sa boule de mousse où il déposa la faîne qu’il n’avait pas lâchée et fila se cacher au haut d’un arbre voisin, sondant l’espace au-dessous de lui et écoutant au loin les aboiements du chien qui s’en allait et dont le départ calma progressivement sa frayeur coléreuse.

Comment ce lourd animal qui le menaçait de la terre avait-il bien pu faire pour lancer à sa poursuite cette rafale de sifflements qui lui avaient fait dans sa fuite hérisser les poils et plier les reins ! Mais plus rien ne troublait la forêt et Guerriot repartit de nouveau à sa récolte, longeant le sentier accoutumé, où ses bonds brusques et impétueux semblaient casser des vitrages de verdure et favoriser l’espionnage du soleil qui se glissait aussitôt dans les failles ménagées par son complice.

Plusieurs jours se passèrent ainsi dans la quiétude et le joyeux labeur d’une bonne récolte.

Il redescendait son sentier, une noisette aux dents cette fois, pour la porter dans la case de son grenier appropriée à cette provende, quand il fut surpris par un claquement sec, accompagné de sons gutturaux qui le firent subitement grimper tout droit au gros arbre sous lequel il passait.

Arrivé aux premières branches, se sentant hors d’atteinte d’une attaque ordinaire, il fit brusquement halte et regarda à terre. Il y vit un étranger à deux pattes qui le considérait attentivement. Guerriot aussitôt se jeta du côté opposé à l’homme, dissimulant son corps derrière le fut du charme, et regarda à son tour lui aussi cet être bizarre au pelage multicolore, prêt au premier geste de menace à sauter au large et à le semer, ainsi qu’il avait fait pour le braillard des jours précédents.

Mais l’homme ne criait pas comme le chien, il ne faisait pas de gestes menaçants, donc il ne pouvait être dangereux ; un peu drôle seulement, et d’autant plus que bientôt il sembla diminuer de grosseur et s’affaisser sur lui-même.

Il devenait de moins en moins menaçant et avait l’air tout apoltronni de sa rencontre. Très étonné, Guerriot ne le quittait pas des yeux.

Alors l’autre lentement porta à son épaule un long tube sur lequel sa tête, comme morte, sembla tomber inanimée et l’éleva progressivement dans la direction de Guerriot qui, nullement inquiet, le regardait faire sans bouger.

Bientôt le tube s’immobilisa et l’écureuil, face à face avec ce trou noir qui le regardait fixement et l’œil rond de l’homme rivé sur le canon, qui le fixait aussi, sentit comme un malaise pénétrant et profond et un choc étrange en lui.

Il aurait voulu fuir et ne voyait point de danger. Il sentait pourtant quelque chose d’angoissant qu’il ne comprenait pas, qui pourtant le menaçait et le liait à cet assemblage étrange que ses yeux ne pouvaient plus quitter, fascinés qu’ils étaient par ce trou fixe et sans paupière.

Plus avant sa tête anxieuse aux yeux plus fixes se penchait, attirée par le gouffre de ce regard vide et par l’éclat flamboyant de l’œil qui semblait le surplomber.

Ah ! le grenier aux provisions, les belles noisettes jaunes, les faînes bien pleines, les calmes journées de l’hiver bien au chaud dans le logis aérien, tranquille et sûr !

Guerriot sent sa tête qui ne pense plus ! Il faut fuir, fuir ! Brusquement il va secouer ce charme, tenter le geste, esquisser l’élan. Trop tard ! Un immense éclair rouge jaillit de l’œil vide, un saisissement plus grand et plus fou perce le petit crâne bossué et cingle sous le poitrail blanc le cœur chaud de la pauvre bête qui sauta et dégringola sur le sol, encore aux dents la grosse noisette jaune déchaulée, qu’elle serrait plus fort entre ses petites mâchoires raidies par l’étonnement suprême de la mort.