De Mazas à Jérusalem/1/Intermède

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Chamuel (p. 24-28).
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I. — Malfaiteur


INTERMÈDE


On serait trop à plaindre, je crois, si l’on avait la romanesque tendance de dramatiser les choses. La réalité suffit. On est victime, cela ne fait pas de doute. L’existence cellulaire est ignoble, c’est entendu. Mais enfin, on garde, je l’avoue, une heureuse tournure d’esprit qui permet d’entendre quand même parfois tinter la note gaie. Ainsi au moment de la fouille il y eut un incident qui me paraît un intermède. J’avais déjà retiré mes effets, les gardiens accroupis retournaient mes poches. Tout à coup l’un d’eux, en lâchant mon veston, pousse un cri :

— Quelque chose a bougé, là-dedans !

— Allons donc !

— Je vous dis que quelque chose a bougé !

Ce fut une panique : bombe, explosion, marmite à renversement ! Un silence où planait de l’effroi — on eût entendu brûler une mèche.

Cependant le plus déterminé des gardiens, tel un héros esclave du devoir, s’avance et, avec mille et une précautions, reprend ma veste. Chacun de ses mouvements est mesuré, compté, décomposé, subtil, moelleux si j’ose dire.

Il palpe d’un geste lent, scrutant les doublures.

Il glisse sa main dans une poche et en retire, à demi détournant la tête, un corps qui semble en effet s’agiter — humblement dissimulé dans des feuilles de salade… C’est une modeste tortue.

— Ah ! celle-là est roide.

— Il faut en rendre compte au brigadier.

Mais voici bien une autre histoire. Le brigadier ne veut pas assumer la responsabilité d’une décision. Pensez donc ! Que doit-on faire — le cas n’a pas été prévu — que doit-on faire de l’animal ?

Problème ardu.

La scène se prolonge et tourne au plus intense grotesque : au milieu de la double rangée des cellules, le groupe d’hommes en uniforme gesticule, autour de la petite tortue.

Le gardien-chef est accouru ; il examine, pèse et juge :

— Où est la bête ?

— Là, là, indiquent tous les doigts tendus.

— Fourrez cette vermine au vestiaire.

Pellisson eut moins de chance encore avec sa célèbre amie. Je m’amuse à certains détails ; mais les petits côtés qu’ils évoquent ne sont pas pour faire simplement sourire. Le très sommaire mobilier dans lequel je me prélasse aujourd’hui, qui sait si ce ne sera pas demain l’installation rudimentaire du plus sceptique des lecteurs ? L’hospitalité cellulaire est, à Mazas, éclectique : tout le monde est à la merci des caprices d’un magistrat. Ces minuscules incidents, contés comme ils se présentent, offrent, à n’en pas douter, une saveur spéciale d’avant-goût !

Pauvre tortue ! Jolie d’ailleurs sous sa carapace d’ocre chaud décorée d’hexagones frangés de noir. En l’emportant j’avais pu croire que, dans ma prison, elle romprait la monotone immobilité des choses. Espoir déçu. Quelques jours après, le brigadier des gardiens, un vieux à moustaches grises, pénètre chez moi, l’air courroucé :

— Votre bête fait un train du diable au vestiaire !

Le même jour, un monsieur au képi triplement galonné, mais de figure paterne cependant, passe en tournée d’inspection.

Ce monsieur est le directeur.

Il aime les animaux, m’explique-t-il : la tortue sera donnée à n’importe qui du dehors.

— Pourquoi ne la laisserait-on pas dans ma cellule ?

— Elle y mourrait…

— Hein ?…

— Oui, le manque d’air.