De Mazas à Jérusalem/1/Au secret

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Chamuel (p. 29-34).
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I. — Malfaiteur


AU SECRET


Dans le silence de la cellule close, on sent l’heure couler seconde à seconde — grain à grain comme au sablier.

Voilà trois semaines que cela dure, sans nouvelles de l’extérieur, sans la visite des êtres chers ; famille, amis frappaient en vain aux lourdes portes de Mazas. Je voudrais légalement me défendre, je ne pourrais. Ce qu’on accorde presque aussitôt aux prévenus les plus compromis, on persiste à me le refuser : je n’ai pas droit à un avocat. Je végète retranché du monde. La consigne est formelle, l’intérêt de l’instruction l’exige :

Je suis au secret !

Et la comédie énervante continue. Du reste, en fait d’instruction, il n’y a seulement pas eu tentative d’un second interrogatoire. On ne se donne pas la peine de masquer l’arbitraire de la détention.

Pourquoi se gêner, et pour qui ?

Les jours s’enlaidissent en se recommençant.

Depuis la cloche, à l’aube, qui précipite en bas de la couchette, jusqu’à la nuit si lente à s’appesantir, c’est le va-et-vient piétiné comme dans les cages.

L’habitude se fait tyrannique des quatre pas comptés dans un sens, demi-tour et quatre pas dans l’autre. Des obsessions s’emparent de vous : vos pieds se posent aux mêmes places, vous tournez du même mouvement brusque. Encore, encore et tant de fois…

Nulle envie de s’asseoir devant la table et d’écrire ; une vague incertitude façonne des visions flottantes ; on les suit d’un pas fatidique, de long en large, les bras ballants.

On attend quelque chose, on ne sait pas au juste quoi ; mais du nouveau. Ce ne peut plus tarder. Elle est imminente, la communication quelconque. Est-ce pour tout de suite ?

Un soubresaut et l’on s’arrête.

Et l’œil guette la porte et attentive est l’oreille. Mais rien. Le manège reprend : quatre pas, face au mur, demi-tour…

Un physique besoin d’activité s’use peut-être à ce jeu. Peut-être aussi trompe-t-on le désir d’éperonner les lenteurs des heures en arpentant plus d’espace.

Les instants ne s’infligent pas moins comme de stagnantes époques.

Les journées semblent ne devoir plus finir. Cette sorte de faction fiévreuse, toujours sur le qui-vive, singulièrement aiguise les sens ; l’ouïe acquiert une très spéciale acuité : on distingue l’approche de tels ou tels surveillants, gardien de service ou directeur.

Car le directeur a la coquetterie d’entrer souvent dans les cages. Il arrive l’air doucereux, faussement bonhomme, questionneur.

Il sait que l’isolement, une longue privation de la parole, rendent loquaces les moins causeurs. Il tient d’instinct l’emploi de « mouton ».

C’est son plaisir.

Et, une fois, c’est le mien de lui dire ce que je pense de ce régime cellulaire :

Une belle chose, la réclusion !

Et faite pour sauver, n’est-ce pas ? les malfaisants, ces malades.

Eh bien ! regardons-la, cette médication sociale, cette cure pour les défaillants. Abandonné à l’idée fixe, l’homme saigne sa vie. Il en est qui ne supportent pas les angoisses de la prévention. On en décroche journellement qui se balancent aux barreaux, le cou cravaté de leur chemise en lanière. Parfois ce sont des innocents.

L’isolement ronge l’énergie.

La cellule est pervertisseuse. D’autres hommes s’abîment lentement. Pour échapper au présent, les plus chauds souvenirs s’évoquent. Les tempéraments s’exacerbent, l’esprit se détraque, la rage charnelle l’emporte et flambe dans la solitude… Me direz-vous que vous ignorez les inscriptions qui souillent les murs, ces aveux gravés à coups d’ongle, tous ces aveux révélateurs ?

C’est du propre, l’œuvre pénitentiaire !

Dès les premiers mots, je vis bien que mon interlocuteur, geôlier-chef de 1100 détenus, dissimulait assez mal une sourde irritation ; mais il se ressaisit très vite, reprit son allure pateline et avec un clignement d’œil :

— Compris, fit-il. Avant tout, moi, je suis un humanitaire…

J’eus l’occasion de vérifier ce touchant humanitarisme. Il se manifeste à loisir dans les plus infimes détails. Je m’en aperçus quand, souffrant au point de ne pouvoir me traîner à la salle de visite, on me laissa sans aucun soin, pour éviter au docteur la petite corvée de venir lui-même.

Un infirmier le remplaça — il paraît que c’est habituel — et l’infirmier traita la fièvre en la noyant dans la tisane.

L’Administration paternelle ne connaît qu’une chose : l’eau de réglisse.

Le plus fort, c’est qu’en la circonstance cette panacée me réussit. Donc je n’appuie pas, sentant de reste la hâte d’en venir enfin à ce qui doit, bien autrement, retenir l’attention poignante. Le règlement, odieux en lui-même, est aggravé dans la pratique par de mesquines cruautés.

La répression sent la vengeance.

Si ce n’est pas un mot d’ordre, c’est tout au moins le laisser-faire. On abandonne les détenus à l’inconscience des gardiens qui se croient un devoir de haine.

C’est encore dans cette prison-type, à peu près à la même époque, qu’un jeune détenu toussant trop fort fut guéri radicalement : on le conduisit à la douche et on l’aspergea d’eau glacée.

— C’était, disaient les gardiens, la méthode hydrothérapique !

Elle réussit : l’enfant mourut…

Je n’invente rien, je précise même ; d’autres que moi connaissent le fait.

Il y a une mère qui pleure.

L’assassiné s’appelait Chabard — et il avait dix-sept ans !