De Mazas à Jérusalem/1/Le « compagnon » municipal

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Chamuel (p. 35-41).
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I. — Malfaiteur


LE « COMPAGNON » MUNICIPAL


Un matin, on me prévient de me tenir prêt pour aller au service anthropométrique.

Les malfaiteurs doivent être mensurés !

Je ne fais pas de difficultés, voulant voir de près l’officine du réputé docteur Bertillon. À neuf heures la voiture cellulaire me conduit à la préfecture. Dans un vestibule, un brigadier clame des noms. Les détenus qui, tour à tour, répondent, n’ont rien de l’aspect qu’on prête d’ordinaire aux habitués des maisons centrales : ils vont fiers, le pas léger, silencieux et comme méprisants. Mais je ne me trompe pas, la plupart de ces prisonniers sont de simples révolutionnaires. Ce sont des propagandistes qui, sûrement, ne se sont pas fait prendre une pince-monseigneur dans la main.

Vite on échange quelques mots. Les derniers incarcérés donnent des nouvelles ; les trois journaux qui constituent, à Paris, la petite presse irréductible, ont été également visés.

Même procédé que pour l’Endehors.

Le rédacteur de la Révolte et celui du Père Peinard sont arrêtés.

Arrêtés aussi : les orateurs des groupes, les hommes d’action ; arrêtés, à tort et à travers : une soixantaine d’individus qualifiés dangereux par les rapports de police.

Tous n’ont pas le même idéal, ni les mêmes raisons déterminantes, ni la même foi dans l’avenir ; cependant ils ont une tendance commune, désintéressée, vers le mieux. La voilà bien, l’association !

Je ne connais pas tous mes complices ; mais je les aime.

On est heureux, après les journées soumises au contact unique des gardiens, d’enfin se retrouver entre hommes.

Que veut-on faire de nous ?

Certains envisagent déjà l’hypothèse d’être transportés en masse vers la Guyane ou la Nouvelle. Le gouvernement, qui nous assimile aux escarpes professionnels, peut tout commettre. Du moins nous lui refuserons la satisfaction de plaisanter notre attitude. Ensemble, maintenant, on se sent les coudes, on défie le sort.

C’est de l’entrain communicatif.

Le brigadier n’obtient plus le silence qu’il réclame ; il veut nous faire aligner et finalement il y renonce. Il crie, tempête inutilement. La gravité des circonstances, la solennité du lieu ne nous émeuvent pas, décidément.

Et l’appel continue dans un réjouissant brouhaha…

Une invasion de municipaux, autant de gardes que nous sommes d’hommes. On nous passe prestement le cabriolet et nul ne se récrie ; on accepte les choses gaiement :

— Au revoir, à plus tard.

Nous nous engageons, en file indienne, assez espacés toutefois, dans les interminables couloirs du Palais aux plafonds en voûte — un aspect de catacombes. La procession s’allonge, nullement lugubre.

À un détour, le garde qui me précède lâche son prisonnier, revient sur ses pas et dit à son collègue :

— Laisse-moi celui-là. Changeons.

Le collègue accepte, et m’abandonne au nouveau venu. Que me veut donc cet homme d’armes ? A-t-il l’intention de me faire sentir plus près la chaînette des menottes ? C’est un garçon d’une trentaine d’années, très brun, la figure franche :

— J’ai voulu vous dire, fait-il à voix basse, Véry, le cabaret Véry — sauté lundi soir !

Et le municipal se met à me donner des poignées de main avec une effusion rare :

— Oui, dit-il, je suis un compagnon !

Mais nous avons rejoint la tête de colonne. À dix on nous fait entrer dans un primitif vestiaire : bancs et porte-manteaux. Un seul garde nous suit. Ce n’est pas le mien.

Le novateur Bertillon paraît, entouré de ses aides.

— Déshabillez-vous ; pieds nus. Conservez seulement la chemise et le pantalon.

On pénètre dans la chambre ardente.

Que ne m’a-t-on pas mesuré ? Des appareils et des compas permettent à ces spécialistes de toiser les gens à leur valeur. La largeur de ma boîte crânienne est connue à un millimètre près. On sait ma hauteur debout, ma hauteur assis, la petitesse de mon oreille droite et la longueur de mon pied gauche. Et bien autre chose encore. Tout en m’évaluant l’index, un employé daigne m’instruire : C’est la société qui se défend !

L’unique lacune peut-être est de ne pas noter la valeur du haussement d’épaules.

— Pas de tatouage ?

Les détails s’inscrivent sur une fiche. La fiche va dans un casier ; avec la photographie, tout à l’heure, ce sera complet. Les récidivistes ne peuvent plus, une fois qu’ils ont passé ici, nier leur identité. Voilà l’avantage apparent. Il y en a d’autres :

M. Bertillon fait des affaires.

Ce Monsieur qui cède aux journaux, pour quelques lignes de réclame, les portraits d’assassins célèbres, laisse vendre ces mêmes portraits fort cher à des amateurs.

Aujourd’hui, si c’est le tour de modestes personnalités qui ne seront pas très demandées, si l’on nous impose à nous l’avilissante inquisition, M. Bertillon, le métromane, corsera du moins sa collection.

À un étage supérieur, devant l’atelier de photographie où se confectionne le petit musée, nous prenons rang pour la pose. Je perçois de naïves coquetteries : des mains se passent ondulantes dans les crinières les plus hirsutes.

L’atelier communique à la salle des mensurations par un étroit escalier. Nous demeurons sans surveillance et l’on se remet à causer.

Je conte l’explosion du boulevard Magenta.

Alors c’est comme un soulagement de conscience — un cri de triomphe. Nul ici pourtant ne semble assoiffé de sang. Mais la délation divinisée a l’apothéose qu’elle appelait. Cette riposte d’une audace inouïe, annoncée d’avance et éclatant à son heure, malgré toutes les surveillances, malgré toutes les arrestations, révèle une puissance latente et d’implacables volontés. Des hommes s’émeuvent jusqu’à l’enthousiasme.

Au milieu de cette effervescence, je dis comment moi-même j’ai su le fait : le garde municipal m’avouant :

— Je suis un compagnon — le compagnon des révoltés.

Ainsi se trouvent des camarades jusqu’en l’armée de la répression. Voudra-t-on parler de complot ? Il y a mieux. Il y a une idée qui marche — et elle fait son chemin partout.