De Mazas à Jérusalem/2

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Chamuel (p. 51-65).
II. — Provocation au meurtre


II

PROVOCATION AU MEURTRE



PROVOCATION AU MEURTRE


Les innovations bruyantes de Ravachol ne lézardèrent pas qu’une maison, elles furent cause de multiples fêlures aux crânes peu chevelus de nos maîtres.

Ces derniers — et le mot convient — ces derniers des derniers avaient opéré d’arbitraires arrestations ; dans leur affolement cependant ils ne s’étaient pas illusionnés, sachant fort bien qu’ils devraient finir par remettre en liberté des hommes contre lesquels, somme toute, on ne pouvait articuler aucun fait ; mais ils s’étaient dit ceci :

— Mazas les calmera !

Or, Mazas ne calme rien du tout.

Il faut avoir le genre d’esprit d’un pot-de-vinier malhabile pour croire que la prison est l’argument décisif.

Si un édifiant repentir, le repentir de s’être laissé prendre, se manifeste chez ceux de nos ministres forcés de laisser au greffe des maisons centrales les carnets de chèques cambriolés dans les banques, fortes sommes que, d’ailleurs, l’Administration est trop heureuse de receler aimablement jusqu’à leur sortie — qu’est-ce que cela prouve ?

Il ne s’ensuit pas que de loyaux garçons, jetés dans les geôles sans explications ni motifs, se déclarent satisfaits au bout des mois de prévention, et quittent Mazas en criant : « Vive la magistrature ! »

C’est tout le contraire qui se produit.

Troublés dans leur vie, perturbés dans leurs affaires, perdant souvent leur gagne-pain, ceux qui sont victimes des rafles provocatrices sortent des prisons plus révoltés qu’ils n’y étaient entrés : on n’exagérait pas lorsqu’on désignait comme ennemis-nés les souteneurs du pouvoir.

Les petits ont faim dans la maison, le boulanger refuse crédit, le propriétaire parle de vendre, le patron vous a remplacé.

La rage monte.

Elle déborde : il en est peut-être qui se suicident dans un Acte.

Et, certainement, les moins décidés font un pas en avant.

Les timides s’enhardissent.

Dans la solitude songeuse des cellules, la pensée logique remonte aux causes, déduit les responsabilités.

Les idées se précisent.

L’homme, incarcéré pour le platonique délit d’amour social subversif, apprend la haine.

Autour de lui, des amis, des voisins, des compagnons d’atelier, témoins des sévices injustifiés, comprennent, évoluent et grossissent le nombre des mécontents — irréconciliables demain. Et le voilà, le résultat réel : la fermentation des esprits. L’agitation.

C’est de la bonne propagande réflexe.

La détention n’est jamais vaine.

Aussi bien quand ne sont pas en jeu des ouvriers bénévolement chassés de leur atelier ; aussi bien quand sont frappés ceux-là pour qui la plume est un outil et une arme. C’est aussi net. La répression est un stimulant. Elle chasse les dernières réserves. Elle coupe les ponts derrière soi. Elle met au point le désir des revanches.

Elle jette un défi qu’on relève.

Je retrouvai mon journal vivant et bien vivace. Les poursuites dirigées contre moi, la tentative d’étranglement contre l’Endehors, furent, pour de fières personnalités, l’occasion de se prononcer crânement, et elles le firent à la place même où je bataillais chaque semaine. La sotte inculpation m’avait donc valu des collaborateurs nouveaux et je recueillais les réconfortants témoignages d’une solidarité prometteuse pour les luttes à venir — je n’avais qu’à me féliciter de mon séjour à Mazas.

Car l’œuvre dont j’ai l’orgueil est double : il ne s’agit pas seulement de ces polémiques sociales où je débute à peine — et que demain verra ; mais je voulais créer le faisceau robuste des jeunes qui se doivent compter pour la campagne prochaine. Je voulais donner une feuille libre aux écrivains de ce temps assoiffés comme moi de parler franc, une tribune où l’on pourrait aller jusqu’au bout de sa pensée. Je voulais la première réalisation de ce groupement idéal, sans hiérarchie, sans comparses, dans lequel l’individu, l’artiste s’épanouirait en sa personnalité toute, jalouse même de n’être point étiquetée. C’était l’Endehors.

Et notre brûlot filait, vent debout, narguant l’écueil. Dirai-je les noms de l’équipage ? Ce serait, à peu près complète, l’énumération de la jeune génération de lettres pensante — les hardis ! Sans doute on les retrouvera encore réunis, ces talents passionnés — tous ces Hommes. Et quels éléments de victoire ce serait en un quotidien !..

L’argent ?

On l’aura peut-être.

Si je ne regrettais pas d’avoir connu Mazas, je devais un merci spécial au trio qui m’y avait fait enfermer : Loubet, le pesant ministre, inspiré par Quesnay de Beaurepaire à qui restera l’honneur d’avoir inventé l’association de malfaiteurs, avec Anquetil pour compère.

Mon premier article s’intitula donc : Brelan de valets, et fut dédié à ces messieurs.

Naturellement, l’article contenait certaines considérations prouvant que le régime cellulaire n’avait pas sensiblement modifié mes aperçus.

Le parquet eut la curiosité de savoir jusqu’où je pourrais pousser l’obstination : l’argument nouveau fut une assignation en cour d’assises, sous le prétexte de provocation au meurtre.

Au meurtre de qui ? Du brelan, paraît-il ! Et, c’est un comble, voici la phrase ou plutôt le mot trop facile qui me valut dix-huit mois de prison :

« … Ces gens sont de la même famille. Ils devraient être de la même branche — cette même branche où balanceraient des cordes à nœud-coulant. »

Je cite à titre documentaire, comme le firent du reste les journaux de l’époque et j’ajoute, par surcroît de prudence, que je supplie les populations de résister à leur folle envie si, brusquement, à la suite de cette lecture, elles étaient tentées de se ruer en masse, boulevard du Palais, pour y suspendre à un platane les personnages désignés…

Dix-huit mois de prison !

Et aussi trois mille francs d’amende. Que dis-je, trois mille ? Six mille ! Et pas dix-huit mois ; mais trente-six ! Car non content de me faire si bonne mesure, on frappa des mêmes peines mon brave et désintéressé gérant Matha, qui n’avait pas même lu l’article.

Ce pauvre Matha ! Ne devait-on pas l’accuser, plus tard, d’avoir dévalisé des villas à Ficquefleur et fait sauter des restaurants à Paris ?

Coûte que coûte — et c’est à nous seuls que ça coûtait, on voulait se débarrasser de l’Endehors.

On pensait disperser un groupe suspect, refroidir le zèle, imposer silence, éteindre un foyer.

Ce fut une brise légère sur le feu.

D’ailleurs, intelligemment, je n’avais plus rien à ménager, cyniquement décidé que j’étais à me dérober aux sollicitudes policières. Pour cela, une bonne raison se posait, à part mon amour de liberté : la vie même de mon journal.

Et puis le charme de toute licence et de parler sans atténuation.

Au sortir de l’audience, encore sous l’impression de la comédie judiciaire, je lançai la flèche du Parthe. Les feuillets que j’écrivis alors me valurent accessoirement de nouvelles poursuites ; mais d’abord l’intense plaisir de formuler sans réticence et de préciser à mon gré certain remède au fer rouge.

Ce second article avait pour titre : Lhérot de Beaurepaire, deux noms qui s’accouplent bien en ignominieuse harmonie, en synthèse de cette époque, sale d’arrogance et de délation. Et tandis que la censure des magistrats méticuleux soulignait aux crayons de couleurs les passages incriminés, si nombreux que la page devait avoir l’air d’un étendard bariolé, moi, je bouclais ma valise — tenacement séduit par la perspective de continuer, hors des geôles, le tir de fléchettes aiguës.

Avec les camarades, tout était entendu.

Émile Henry, dont le constant souci fut de travailler pour une idée, se chargeait, sans nul profit, de l’ennuyeuse corvée de l’administration, de la correspondance avec les dépositaires, de l’expédition de l’Endehors.

Si modeste que fût la besogne, si effacée, il tenait à collaborer à l’œuvre commune. Il le faisait, bien que certaines divergences existassent entre nous : mais l’anarchie n’était-elle pas d’une parenté proche de ma conception individualiste affirmant la fierté d’être — hors les règles étroites, hors le rivet des lois ?

Je l’entends encore, presque un enfant, mais déjà grave. Concentré, sectaire même comme forcément le deviennent ceux dont nul doute ne trouble plus la foi, ceux qui voient — hypnotisés, puis-je dire — le but et, alors, raisonnent, jugent et tranchent avec une mathématique implacabilité. Fermement il croyait à l’avènement d’une société future, logiquement construite, harmonieusement belle.

Ce qu’il me reprochait, c’était de ne pas assez compter sur la régénération humaine, de ne pas rapporter tout à l’idéale anarchie. D’apparentes contradictions choquaient sa logique. Il s’étonnait qu’ayant compris la bassesse d’une époque on pût encore y trouver quelque joie.

La volonté de vivre ! Moi, j’ajoutais : tout de suite ! La personnelle émancipation. Et la lutte pour le plaisir de la lutte et de l’irrespect. Contagieux exemple, fécond peut-être. En tout cas : vivre ! réfractaire, et pas dupe — même de l’avenir. En dehors des espoirs lointains…

N’est-ce pas pour ces espoirs-là qu’il préféra mourir ?…

Un autre dévoué, Étienne Decrept, prit le secrétariat de la rédaction. Et ce dévouement et sa vaillance furent sans doute les causes qui, lors des dernières rafles, le firent rechercher.

Car l’acharnement des gens de justice n’a pas encore fait trêve. Nous devions y passer tous ; du moins le plus possible. Et est-ce fini ? On sait l’expulsion d’Alexandre Cohen. Se rappelle-t-on le mot du ministre, interrogé par Émile Zola sur les motifs qui faisaient chasser de France un travailleur et un lettré :

— On a saisi chez Cohen la collection de l’Endehors.

Il y avait collaboré — un conte traduit du malais !

Cette infâme collection de l’Endehors, ne l’a-t-on pas fait figurer partout, jusque dans les pièces à conviction du procès Vaillant ? Et pourtant nous avait-il lu, et bien compris, ce désespéré qui, voulant frapper et mourir — ne frappa qu’à demi ?

Le crime de Félix Fénéon fut plus grave : à part les colorées notes d’art qu’il osa signer chez nous, il voulut bien, moi partant, causer quelquefois du journal avec d’audacieux malfaiteurs tels que Lucien Descaves, Pierre Quillard, Hérold, Bernard Lazare, Barrucand ou Mirbeau qui nous donnaient des articles. S’imagine-t-on l’inconscience de cet employé au ministère de la guerre qui non seulement se permettait d’être un critique d’art subtil, mais encore de rester l’ami fidèle des mauvais jours ?

Les rôles que, libre de mon temps, je cumulais plus ou moins assidûment, étaient distribués. Il ne me resterait plus qu’à envoyer de bonne copie : je n’y manquerais pas.

Les policiers me filaient.

J’allais m’entendre intimer l’ordre de me constituer prisonnier. Le commissaire aux délégations, Clément, à propos de nouvelles poursuites, me mandait à son officine.

Je préférai Londres.

Aussi bien les papiers timbrés de Clément m’arriveraient par la poste :

Faire suivre en cas d’absence.