De Mazas à Jérusalem/3/Une Babel socialiste

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Chamuel (p. 75-81).
III. — Villégiature anglaise


UNE BABEL SOCIALISTE


Il y a trop peu de temps que j’habite Londres pour, galamment, en dire déjà tout le pénible que j’en pense. On vit d’impressions ; et peut-être en est-il qu’il vaut mieux taire. Mais aussi n’est-ce pas une malechance de tomber juste au beau milieu d’un congrès de socialistes ?

Certes, ce n’est pas exprès. Je me promenais par la ville, sans aucune mauvaise intention, lorsqu’un camarade rencontré m’entraîna dans le hall de Westminster où les délégués des mineurs donnaient une série de représentations. Il y avait là non seulement des Anglais, mais des Allemands, des Français, des Belges. C’était la réunion internationale des contre-maîtres.

Un seul portait, sans pose — mais sans faiblesse, la blouse du travailleur… et c’était Thivrier !

Coup d’œil superbe.

Les Allemands étaient sévères, les Belges étaient bons enfants, les Anglais très distingués et les Français rigolos.

Spectacle imposant ! et qui restera éternellement gravé dans le souvenir de ceux auxquels il a été donné de suivre les débats du haut des trois grandes tribunes publiques — nous étions bien treize.

Le nombre du reste signifie peu : Vaillant, le député, était parmi nous et également Mme Aveling Marx, qui surveillait, pendant les entr’actes, la distribution de prospectus-réclames pour les œuvres du défunt Karl.

On ne s’est pas ennuyé un instant. On a parlé vaguement des huit heures et de la grève générale ; on a nommé des « officiers » et l’on a pris l’énergique décision de se réunir de nouveau, l’année prochaine, pour discuter les questions urgentes.

Je n’exagère pas.

Il n’a été rien arrêté, rien, rien : le dernier jour on ne s’entendait pas encore sur la façon dont on devait voter.

Au moment de se séparer, les 62 Anglais prétendaient toujours que le vote avait lieu par délégué, cependant que les 8 Belges, les 4 Allemands et les 4 Français affirmaient de plus belle qu’on votait par pays.

C’était la Babel socialiste.

Il n’y avait pas simplement la confusion des langues, c’était la confusion des intelligences.

Une chinoiserie parlementaire créa seule un factice terrain d’entente.

L’intérêt général des mineurs aurait dû faire prendre, à l’unanimité, des résolutions de combat ; on a préféré les mesquines coteries nationales jetant le désaccord et faisant les frères ennemis.

Cette sempiternelle discussion sur le mode de votation menaçait même parfois de rendre les débats un peu ternes ; et c’est alors qu’on pouvait apprécier tous les avantages de la furia française : le député Lamendaim, délégué par le Pas-de-Calais, poussait un petit cri ; son collègue Calvignac, de Marseille, tapait de son poing sur la table et faisait mine de se mettre en colère. C’était irrésistible. Toute la salle se tordait.

Oui, certes, il faut le reconnaître, il y a eu de la bonne humeur et de l’entrain, on a beaucoup ri dans la grande salle de Westminster. On rit beaucoup dans ces parlotes, tandis que là-bas, au fond des puits sinistres, dans les galeries noires, le grisou s’éveille sous l’incessant coup de pic des gueux de la mine.

Les joyeux empiriques du congrès ont eu pourtant une géniale pensée : ces hommes dont l’humble idéal consiste à réclamer huit heures de travail, huit d’indépendance et huit de sommeil, ces chevaliers casqués des 3 — 8 ont compris que les députés pouvaient à leur tour porter la question devant les Chambres.

Ces braves congressistes se sont dit :

— Puisque c’est l’instant de la lutte, on pourrait bien discuter.

Les délégués professionnels ont une tendance marquée pour les moyens honnêtes. Cette fois-ci, ils ont exprimé l’espoir d’atteindre le but « par les moyens parlementaires ».

Au fond c’est toute une perspective de congrès — voyages payés.

Et lorsqu’ils n’expriment pas des espoirs, ces bonnes gens pratiques formulent des vœux ou délivrent bruyamment les platoniques témoignages de leur sympathie.

L’ostentation toujours.

— Nous savons bien, dit Lamendaim, que la somme de trois cents francs que nous offrons aux milliers de grévistes anglais de Durham constitue une obole dérisoire ; mais elle prouve notre solidarité. Et ça suffit.

Les Belges emboîtent le pas :

— Nous nous étions abstenus, déclare un Flamand, n’osant pas présenter si minime offrande. Trois cents francs, ce n’est pas grand’chose ; mais, décidément, j’annonce que nous les envoyons. Tous nos frères le sauront.

Après les Belges, les Allemands. Chacun sa part. Le congrès va finir ; ils prouveront aussi leur sympathie :

Ils invitent tout le monde à dîner.

Quant à la grève générale elle semble devoir rester dans les brumes. On veut en parler, non la faire. La solution serait trop énergique. Et ce serait la fin des amusettes.

li s’agit de parlementer, non d’agir.

L’épée de Damoclès des socialistes-autoritaires demeurera longtemps suspendue.

Quoique parlant d’habitude fort péniblement, ces Messieurs sont surtout des orateurs — des orateurs fin-de-banquet.

Que les exploiteurs des mines, que les capitalistes sommeillent encore tranquilles — quelque temps. Ce n’est pas de ce côté-là que viendra l’assaut. Les vrais révoltés sont des hommes d’action. Ils se révèlent quand ils frappent.

Lorsque les esclaves sombres, courbés dans les galeries souterraines, redresseront leur taille… et voudront, ils ne prendront pas conseil des petits Lamendaims.

Ils surgiront spontanés et farouches — leurs haches et leurs pics luisant au grand soleil.

Laissez donc passer les congressistes, les bons congressistes. Ce sont les entretenus qu’épouvante la bagarre. La vie facile les embourgeoise. Ce sont de simples amateurs qui parcourent l’Europe en touristes pontifiants : l’année dernière c’était Paris, aujourd’hui c’est Londres, l’année prochaine ce sera Bruxelles…

La blouse de Thivrier c’est un cache-poussière !