De Mazas à Jérusalem/4/De villes en villages

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Chamuel (p. 119-122).
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IV. — Le grand trimard


DE VILLES EN VILLAGES


Sur les quais affairés de Mannheim, au confluent du Neckar et du Rhin, j’abandonnais l’hospitalier chaland qui, son trajet achevé, prenait un chargement de bois et s’en retournait sur son sillon…

Autant il est facile et peu dispendieux de parcourir les grandes voies fluviales, autant les difficultés sont de chaque pas quand, la bourse mal garnie, on voyage par terre. Les difficultés se corsent encore lorsqu’on connaît mal la langue : je me trompai deux fois de chemin sur la route de Heidelberg.

Mais combien payé de sa peine en arrivant dans la très ancienne et grave capitale du Bas Palatinat.

Toutes les rues grimpantes qui vont se perdre au vert sombre de la montagne.

Et le château non-pareil, évocation fantastique, puits, souterrains, salles géantes, cuisines où dans les cheminées ont grillé des bœufs entiers, celliers où des tonneaux monstres — l’un contient trois cent mille litres — ont été remplis maintes fois par la dîme des paysans…

Et ce qu’il reste des donjons, pierres sur pierres, blocs imposants, murs délabrés, où l’on se hisse pour, sur les faîtes, regarder mieux le panorama saisissant, l’abîme fascinant de la vallée.

Les arbres séculaires balancent l’enchevêtrement de leurs panaches dont les plus hauts ondulent si proches, caressant les ruines à vos pieds. Et ce fouillis miroitant des verdures a l’attirance d’un lit moelleux nuancé de velours.

Il semble que se lancer serait doux.

Du reste, le vent qui souffle plus fort et siffle aux lézardes menaçantes ne vous emporterait-il pas si l’on ne se cramponnait ?

De petits frissons passent dans les jambes, rompant le charme du vertige, et l’on redescend aux aspérités des meulières.

Et longtemps encore, au sortir du château, par les sentiers à travers les pins, on garde dans les yeux la vision magique du paysage que baignent les buissonniers méandres du Neckar.

C’est le lointain des terres promises.

De villes en villages on voudrait curieusement jalonner sa route et sans lassitude jamais — vers les villages et les villes.

En avant ! allons voir plus loin.

Triberg, la Forêt Noire où je vécus près d’une semaine, logeant dans la maison basse d’un bûcheron laid comme un gnome.

Le kirsch était bon dans la cambuse.

De grand matin je partais m’imprégner des parfums sauvages à l’air véhément des bois — de ces bois si touffus que le soleil de midi pouvait à peine des éclaircies dans le feuillage. Et quel contraste impressionnant quand, tout à coup, surgissaient les rochers fauves, désespérants, qu’escaladent seuls, comme à l’assaut, quelques arbustes amaigris.

La nature parle.

Je comprenais mieux le sens humain des torrents aux cascades rebondissantes sur la largeur polie des pierres, j’aimais la fougue des eaux rousses plus acharnées à l’obstacle des grands arbres déracinés…

Quel regret de ne pouvoir encore et d’autres semaines et des mois battre à l’aventure cette campagne ! Quel ennui de ne pouvoir à pied, le havre-sac à l’épaule, continuer la belle promenade !

Les dernières pièces tintaient en poche.

À la ville prochaine où le train passe, juste de quoi payer un billet pour Milan. Chez des amis italiens j’espérais le ravitaillement.

J’avoue que j’ai pris le chemin de fer.