De Mazas à Jérusalem/4/Le chaland

La bibliothèque libre.
Chamuel (p. 114-118).
IV. — Le grand trimard


LE CHALAND


Dans les cabarets bruyants des villes maritimes où les mécaniciens et les matelots reviennent trinquer entre deux courses, on rencontre de braves marins qui vous offrent, en buvant un verre, le moyen de voyager pour peu.

La plupart des bateaux marchands acceptent à l’occasion le passager non payant, soit que celui-ci s’utilise à bord, soit qu’un homme de l’équipage l’amène comme un vieil ami. C’est ainsi que je fus présenté par un débonnaire marinier au capitaine d’un chaland en partance pour Mannheim.

Cela me coûta trois genièvres.

Le chaland remontait en douze jours toute la partie navigable du Rhin, allégeant à diverses escales sa cargaison de sucre et d’aniline. En avançant aussi lentement contre le courant, en s’arrêtant au passage dans des villes, Cologne, Bonn, Ober Lahntein ou Mayence, on recueille très à loisir une impression du pays.

La vie à bord était simple, j’avais emporté de frugales provisions de bouche, cigares hollandais compris, et longuement je restais adossé à quelque paquet de cordages, où, tout en fumant, j’assistais à l’ininterrompu défilé :

Dordrecht, gracieuse en la quiétude de ses rives boisées. Et le calme des plaines : Tiel. Lobit, la frontière allemande qu’indique seul un pacifique poste de douane. Emmerich aux clochers gothiques. Duisburg avec l’usine Krupp, des manufactures ; une ville minière sombre et rude, si près et si loin pourtant de ces délicieuses rives hollandaises : ce n’est plus la vie, c’est la lutte pour elle. On s’enfonce en Allemagne ; l’accès des moindres villages est agressivement protégé par les glacis fleuris de canons. On sent un peuple qui fourbit des armes.

C’est — à d’autres préparatifs — comme une rime de bronze…

Dusseldorf, bientôt Cologne ; les deux tours de la cathédrale s’accusent fâcheusement attenantes au point que, malgré le travail si finement ajouré de la pierre, elles forment une seule masse d’obsédante lourdeur. Une après-midi passée à excursionner un peu au hasard par la ville. Au musée, Albert Durer et Caron le Vieux, délicats et naïfs, font un tort irréparable à l’étalage des Rubens. L’activité commerciale, le mouvement des quartiers du port. Et le soir on repart pour Bonn, l’Université légendaire où des étudiants romantiques ont encore l’orgueil des balafres.

Ensuite Coblenz et, sur l’escarpement du roc, la forteresse d’Ehrenbreitstein.

De là se déroulent jusqu’à Mayence les phases les plus pittoresques du fleuve : Ober Lahntein. Les falaises abruptes aux châteaux démantelés, ceux de St-Goar, la Souris vis-à-vis du Chat, avec des arbres poussant dans les crevasses des tourelles.

La vigne entre les rochers.

Les bourgs altiers sur des collines que couronne la demeure féodale, au bout d’un sentier sinueux. Le burg d’un gris fumée, parfois d’un ton clair et chaud de ruines romaines. Les terrains rouges de fougère, le cimetière blanc, les toits pointus du village, la vieille église mince et fière. Tout le moyen âge gothique ; une harmonie téméraire adéquate à la nature accidentée, parmi le frissonnement hautain des peupliers.

Et le Rhin plus rapide au ras des écueils.

À Mayence, sans cesse des troupes en corvée, des militaires en promenade.

Un bruit de sabres par les rues.

La vision de nature superbe éclose en deçà des forts de Coblenz vient s’éteindre à des rives plates près de Mayence, la ville à soldats.

Et ne dirait-on pas le signe distinctif :

Une intensité de poésie encadrée de militarisme.