De Mazas à Jérusalem/4/La dernière hôtellerie

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Chamuel (p. 216-226).
IV. — Le grand trimard


LA DERNIÈRE HÔTELLERIE


Après un mois passé dans la prison marseillaise, deux argousins nouveau-modèle, bottines vernies, chapeaux haut de forme, m’escortèrent jusqu’à Paris.

C’était pour eux une aubaine. L’occasion de passer un jour ou deux sur nos boulevards — petites Cannebières !

Le plaisir qu’ils comptaient prendre les rendait d’humeur joviale.

Ils m’avaient presque de la reconnaissance : si je les avais écoutés, au buffet de Lyon, j’aurais dîné avec eux.

On se sépara au Dépôt.

Et trois jours après j’entrais à Sainte-Pélagie.

Une dizaine de détenus politiques vivaient, en assez mauvaise intelligence d’ailleurs, au Pavillon des Princes.

Je fus le onzième.

Pour avertir qu’une lettre était arrivée ou qu’un visiteur se présentait, le timbre qui sonnait une fois quand c’était pour notre doyen, résonnait pour moi onze fois !

Mais bientôt, quelques-uns finissant leur temps, on ne donna plus que dix coups, plus que neuf. Il y eut des grâces et un même jour tout un lot de libérations conditionnelles. Deux coups désignèrent mon grade. Puis le doyen me céda sa place et sa chambre aux plus grandes fenêtres, je fus l’ancien — le coup unique ! — et pour longtemps.

Que j’en ai vu partir, hélas ! de détenus.

Ceux même que j’avais vus arriver, tôt placés, courtes peines — plaisanteries ! L’une macabre cependant et sinistre : le jeu de balles que l’on joua avec ce pauvre Gardrat dont l’agonie fut trimbalée de Pélagie à la Santé et de la Santé à Pélagie.

Trente ans, licencié ès-lettres, Gardrat avait accepté de crânerie une gérance à l’heure où les gérants se faisaient rares, au moment même des initiales poursuites qui nous inculpèrent d’association de malfaiteurs.

La condamnation ne tarda point.

Réfugié à Londres, il en était revenu chassé par la misère, qui lui valut ses premières quintes de toux aux froides nuits sur les bancs d’Hyde-Park.

Arrêté à Paris, l’humidité des cellules de la Conciergerie continua l’œuvre. Et ce fut l’administration pénitentiaire qui l’acheva.

À Sainte-Pélagie, le malheureux garçon faisait peine à voir : il se traînait si désespérément chétif dans ce grand escalier sévère de l’ancien couvent ; il descendait cherchant à respirer, luttant, secoué par des crises qui l’arrêtaient aux paliers, le col tendu, la bouche ouverte grande ; c’était de l’air, de l’air qu’il appelait, vaguement espérant reprendre haleine tout à l’heure dans la triste cour sans soleil…

Combien de fois l’avons-nous remonté, dans nos bras, ce pauvre corps, oh ! si douloureusement léger.

Le médecin de la prison, las de ses visites quotidiennes, fit transporter Gardrat à l’infirmerie de la Santé où le régime disciplinaire est tel qu’on l’empêcha plusieurs jours de me faire parvenir de ses nouvelles. Ses réclamations du reste causèrent son renvoi à Sainte-Pélagie.

Il y revint crachant sa vie.

On était en juin. Le. 14 juillet l’administration voulut bien se souvenir de Gardrat.

En ce jour de fête nationale, de nouveau on l’expédia à la Santé !

Un fait poignant se passa.

On profita pour l’enlever d’une heure matinale où nous étions encore couchés : ce fut dans le panier-à-salade, je ne dis pas qu’il monta — il ne le pouvait plus — mais qu’on le hissa moribond.

Un peu plus tard nous apprenions qu’on avait déchiqueté son corps, son pitoyable corps de martyr, sur une table d’autopsie.

Voilà ce qui est, et la mort guetteuse de jeunes hommes.

Par deux fois, en moins d’un an, elle fut l’hôte de la prison.

Un autre détenu, Jean Lécuyer, dont l’odyssée fut à peu près la même que celle de Gardrat, vécut ses avant-derniers jours au « Grand Tombeau », la cellule sombre.

Quand la fin fut tout à fait proche, on rendit à Lécuyer une ironique liberté : celle d’aller mourir à l’hôpital. Ainsi que le disait au malade même et de sa voix la plus engageante l’un des médecins administratifs :

— Vous ne sauriez croire combien un décès ici crée d’ennuis. Ça n’en finit plus : constatations, paperasses, commentaires désobligeants. À l’hôpital, au contraire, ça va tout seul…

Ça va même très vite ! Jean Lécuyer ne passa pas la quinzaine.

Nous paraissons loin des temps légendaires où l’on riait à Pélagie.

Même quand rien de tragique n’advient, c’est l’enlisement morne de batailleurs peu préparés pour le cloître. Tous ces prisonniers dont le délit coutumier est de trop aimer la liberté piaffent d’impatience dans l’inaction forcée de la prison hybride où pénètrent, excitants, les échos du dehors.

L’instinct de lutte comprimé, rapetissé, aiguise les aspérités de caractère, fait les querelles vaines et les puériles malveillances.

Non, Sainte-Pélagie n’est pas l’académie fraternelle d’une frondeuse philosophie, quelque chose comme la villa Médicis des mécontents. Je me la rappelle, à Rome, la Villa où j’ai passé de fréquentes heures en l’atelier de bons amis :

— C’est notre Sainte-Pélagie, à nous, disaient-ils.

Ils se trompaient. Ici plus encore que là-bas on perd le bel entrain au travail. L’analogie n’existe peut-être que par les côtés les moins séduisants :

Sainte-Pélagie c’est la maison potinière de Pot-bouille !

Je ne détaillerai pas le terre à terre d’une existence banale où parfois, pour ne pas causer, on joue au rams tout un jour… les heures du parloir avec un gardien dans le coin de la salle, et, le soir, quand neuf heures sonnent, l’arrivée du porte-clefs qui fait grincer le verrou monumental de nos chambres.

Et que dire des lettres soumises au visa et du paraphe directorial, sanguine en zigzag dont les journaux sont honorés après examen — le Temps lui-même !

En cachette quelques paroles échangées avec les détenus de droit commun, les « auxiliaires » qui balaient nos escaliers.

J’apprends de laides histoires et comment les gardiens, plutôt polis avec nous, sont de l’autre côté cruels.

Tous les jours des vingtaines d’hommes au pain sec ; l’hiver, il n’y a pas de calorifère et les cachots humides sévissent.

On en sort perclus, rhumatisant, poitrinaire.

Dans les ateliers c’est un trafic éhonté : depuis cinq heures et demie du matin jusqu’à sept heures et demie du soir, pas d’arrêt ! si ce n’est une heure comprenant les deux repas, les bouillons maigres.

Et que gagnent-ils, les plus habiles ?

Soixante centimes — dont trente pour l’administration.

Beaucoup d’autres n’arrivent qu’à deux ou trois sous.

Il est vrai que les bourses par exemple — on leur apprend à faire des porte-monnaies ! — ces bourses d’acier qui coûtent couramment 1 franc 45 sont payées au détenu douze centimes !

Et les dettiers !

Car si Clichy n’existe plus, c’est pire. La moindre amende entraîne la contrainte par corps, de sorte que des gens qui n’ont pas même été condamnés à la prison sont livrés au régime des maisons centrales.

Ce sont les dettiers dont à certaines heures on entend les pas, sabots de bois résonnant en cadence sur le pavé de la cour. On appelle ça « le cervelas ». Ils marchent en file, au commandement : gauche, droite, gauche !

Telle est la moderne façon d’expier le crime de pauvreté…

Comment s’étendre sur les petites vexations que nous subissons nous-même dans cette prison qui n’est en somme pour nous qu’une sorte d’hôtellerie mal tenue par un patron grincheux, alors que des annexes monte la plainte étouffée, douloureuse.

C’est cette plainte qu’il faut faire entendre.

Il faut qu’on voie la moralité du régime à l’évidence des faits. Un détenu (S., no 986) vient de faire un an de prison.

En un an il a eu quatre jours de cachot pour avoir causé à l’atelier.

Un mois avant sa libération, il demande au directeur l’autorisation de laisser pousser sa barbe pour ne pas porter en sortant la glabre dénonciation de son séjour en prison.

Refus parce qu’il a été puni.

Ces refus sont journaliers.

Des hommes sont ainsi matériellement empêchés de revenir au travail. Ils s’en vont comme avec la marque. Ils n’osent pas se présenter ou sont mal reçus. Et alors ?…

Un autre détenu ayant eu un jour de pain sec en six mois (première condamnation) n’est pas autorisé lui non plus. On méditera la réponse que lui fit le Ramollot de la prison :

— Une autre fois, quand vous reviendrez, vous tâcherez d’avoir une meilleure conduite.

Triste époque où plus rien n’émeut, où la masse est inerte, où les écrivains n’osent pas.

L’acceptation résignée ternit Paris.

De la « Grande Sibérie », la dernière cellule en haut d’où la vue s’étend sur la ville, je songe, la tête contre les barreaux, et les maisons dans le demi-deuil de leurs façades grises sont mornes. L’avachissement qui remplace l’indiscipline superbe d’un peuple me fait voir comme une cité en léthargie :

Qui sonnera le réveil ?

Paris semble une nécropole. Ou, plus implacablement, une géôle. Et dans le mirage lucide d’un regard, à l’horizon, toutes les fenêtres ont les barreaux de ma fenêtre…

Et là-bas, par dessus l’hôpital de la Pitié, au delà de Mazas, à droite et en arrière de la Colonne de Juillet où le génie de la Liberté semble éternellement enchaîné à l’énorme boulet — dans le lointain, une colline de verdure sombre : le Père Lachaise.

Le monument du fusilleur Thiers jette une note crue comme un appel près de la concession de Casimir Périer.

Puis, c’est au sommet de la butte la cheminée du four crématoire. Ce matin, sous le vent qui fait rage, voici que tournoie une fumée légère. À cette heure, c’est notre codétenu Lécuyer dont le corps brûle.

La petite fumée blanche tournoie, s’élève et se dissipe…