De Mazas à Jérusalem/4/Brebis galeuse

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Chamuel (p. 210-215).
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IV. — Le grand trimard


BREBIS GALEUSE


Dans la grande cour où l’on me conduisit, il y avait une quarantaine d’hommes marchant de long en large ou accroupis par petits groupes en des places que favorisait le soleil.

Un gardien, l’œil inquisiteur, égrenait le chapelet bruyant d’un trousseau de clefs.

Ma venue fit une certaine sensation : on entoura le nouveau. Ce fut une avalanche de questions. Combien de temps à tirer ? Qu’avez-vous fait ? Escroquerie ou chantage ? Un petit travail au surin ?

On parle de viol aussi.

Les détenus exigeaient mes titres. Étais-je de la pègre ou bien opérais-je à la dure ? Et je répondis :

— Ça dépend…

Cette sage réplique me valut l’approbation d’un vieux cheval de retour qui se constitua mon copain. Il m’entraîna loin des autres et me dit :

— Mon vieux, méfie-toi !

— Comment ?

— Oui, si tu as quelque chose dans tes poches : ton pain, ou bien du tabac ? on te le chopera. Tu ferais mieux de me le confier. Entre hommes du monde on se comprend. J’étais notaire il y a douze ans…

— Ah !

— Et puis je vois bien, ajouta-t-il en changeant de ton, mon cher Monsieur, mon très cher Monsieur, je vois bien que nous nous entendrons. Ces gens ne sont pas de notre société. Ce sont des vauriens. Moi, je vous raconterai mon affaire. Je suis innocent.

Et le bonhomme entreprit de me détailler ses malheurs.

C’était un petit vieillard à l’œil malin, à la parole sautillante, au geste de dévaliseur, un curieux type de professionnel.

Il devait avoir eu des aventures peu banales. C’était un artiste en son genre et j’aimais à me l’imaginer dans de pittoresques « estampages. »

Mais lui ne songeait qu’à se disculper. À l’entendre, c’était un honnête petit bourgeois contre lequel de méchants ennemis s’acharnaient. Il avait toujours respecté la loi :

— Ça c’est sacré, mon cher Monsieur.

À plaisir il gâtait son allure, reniait sa vie. Le vieux flibustier devenait un voleur honteux.

Je commençais à le mépriser.

Une sorte d’athlète à mine farouche nous rejoignit :

— Celui-là, c’est un ami, fit mon compagnon, le pauvre n’a pas de chance non plus.

— Oh ! Monsieur, si vous saviez, proféra-t-il, c’est inique ! Mon patron s’est jeté sur le couteau — un couteau que j’avais par hasard — il s’est fait mal ; est-ce ma faute ? Eh bien ! ils m’ont condamné. Six mois. C’est inique ! Mais j’ai mon honneur quand même. Je ne suis pas avec la fripouille. Je n’attaque pas les patrons, moi, Monsieur.

D’autres détenus vinrent à nous ; nous marchions lentement autour du préau, un peu serrés les uns aux autres et c’était une promenade qui m’énervait de toutes façons. La plupart de ces hommes se posaient en victimes sans rancune.

D’instinct ils s’inclinaient devant l’Autorité, la Propriété, la Loi.

Tous ces parias baissaient la tête.

Ceux mêmes qui avouaient un vol — le vol d’une paire de chaussures ou d’un gigot à l’étalage, alors qu’ils étaient l’estomac vide et les pieds nus — ceux-là même cherchaient des excuses.

On disait presque du bien de la police. Et comme seul un gavroche arrêté, je crois, pour vagabondage, s’écriait : « Ah ! non, soupé des roussins ! » ce fut un honnête pickpocket qui, à l’approbation de tous, répliqua péremptoirement :

— Mais enfin, il en faut, des gendarmes !

Alors, devant ces poses humiliées, laides, je ne cachai plus mon dégoût : était-ce parce qu’ils me prenaient pour un « Monsieur », peut-être un faiseur en faillite louche, pour un homme à principes cependant, était-ce pour ça qu’ils jouaient les saintes nitouches ?

Eh bien, là, vrai, c’était raté.

Et je leur expliquai très vite que l’honnêteté c’est seulement d’être en franchise avec soi-même, qu’il faut revendiquer ses actes. Que si l’on sent qu’on n’a pas agi en imbécile ou en fou, mais consciemment, on doit fièrement proclamer :

— J’ai fait ceci pour cette raison et pour cette raison encore, parce que j’avais besoin et que nul ne me tendait la main, parce que j’étais exploité et que mon exploiteur me narguait.

J’ai fait ceci et j’ai bien fait.

Voilà l’honneur.

Le gardien s’était rapproché et déjà m’apostrophait :

— Eh là ! le grand qui pérorez, n’excitez pas vos camarades. Voulez-vous vous taire ?.. Qu’est-ce que vous avez à me toiser ?.. Venez avec moi chez le directeur.

Je le suivis chez le gardien-chef et l’affaire fut lestement réglée.

— Comment, dit le chef sévèrement, il y a là des malheureux qui ont eu des torts sans doute — un mauvais coup est si vite fait ; mais ils ne sont pas tous gangrenés, les gaillards. Il y a de la ressource avec eux… et vous me les pervertissez… Allez ! en cellule !

Et voilà comme le criminel écrivain que je suis fut séparé des « droit commun ».