De Mazas à Jérusalem/4/Pour les assassins

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Chamuel (p. 199-203).
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IV. — Le grand trimard


POUR LES ASSASSINS


On m’avait jeté au fond de la barque.

Ligoté au point d’en respirer mal, les drogmans m’avaient encore attaché à la banquette. Un cavas, assis à l’arrière, maintenait le pavillon du consulat qui s’insurgeait au vent. Les vagues courtes, brusques, rétives, se bousculaient, se terrassaient en blancheur sur les récifs roux. Nous avancions, ballottés entre les brisants de la passe.

Je peux garantir qu’en tel cas on distingue sans plaisir l’écueil, on a de sottes appréhensions à se sentir ainsi ficelé.

Du reste, cette façon de voyager, entouré d’un peloton de cordes, a mille et un inconvénients dont le moindre est de faire… sur les autres, une détestable impression. Aussi, lorsqu’on me déposa comme un paquet peu fragile à bord du paquebot français, l’équipage me regarda de travers.

L’officier de quart me prit en consigne.

Avec une belle humeur toute militaire il me fit aussitôt délier, rendit à leurs propriétaires légitimes les liens qui m’entortillaient et me désignant à ses matelots, il se contenta d’un ordre :

— Fichez-moi donc ça aux fers.

L’appareil est gentiment simple : une barre munie de deux anneaux mobiles servant de bracelets aux pieds. La plus aimable position quand on porte de pareils bijoux est l’horizontale ; il est bon de s’étendre sur le dos, en évitant les mouvements qui vous écorchent à la cheville. Par le tangage et le roulis ce ne doit pas être commode.

Peut-être s’y habitue-t-on ?

C’était sur le pont, à l’avant, que je faisais mon apprentissage.

Cet antique tourment de la barre se trouvait agrémenté d’un autre genre de supplice singulièrement modernisé. Les passagers et les marins s’en venaient curieusement processionner autour de moi.

Ils me traitaient comme une bête au piège.

Ils m’inspectaient, me détaillaient. J’étais livré en pâture à leur perverse malice. C’était au moins le pilori.

Je plains les misérables assassins pincés aux cités d’outre-mer et pour qui ces tortures panachées sont de règle. Quel désespéré retour. Comme ils doivent être longs les jours sous les regards badauds, implacablement inquisiteurs. Combien lancinantes ces heures où l’on n’a pas la pitié de les laisser seuls un instant — seuls à leur accablement. Oh ! que ne les relègue-t-on à fond de cale, les malheureux ! Un cachot sombre, ce qu’on voudra ; mais pas l’angoisse des fers sur le pont. Pourquoi, pourquoi sauvagement aggraver le calvaire de la guillotine ?

Naturellement la mésaventure ne se grossissait pas tant pour moi : je ne revenais pas pour Deibler. Elle me touchait en cela surtout qu’elle m’apprenait des barbaries de plus en usage et contre lesquelles les voués-au-bourreau qui les subissent n’ont pas le loisir de réclamer. Peut-être n’est-il pas mauvais que, de temps en temps, ces barbaries frappent accidentellement quelqu’un les pouvant dénoncer.

J’ai gagné le droit de protester en faveur du bétail humain qu’on ramène, en le suppliciant, vers l’abattoir national.

Sans doute aussi faut-il se dire que les plus cruels incidents fournissent des sensations rares qu’il n’est pas fâcheux de goûter.

Chaque revers a sa médaille.

Et, d’ailleurs, ce que supportent de simples malfaiteurs, n’importe qui doit, à l’occasion, savoir le vivre.

Tout cela n’était au demeurant qu’une assez lourde plaisanterie.

Je m’étais redressé, assis sur le pont humide et glissant, et je tenais tête aux voyeurs.

Les mousses loustics n’étaient pas les plus acharnés.

Il y avait les touristes qui rôdaient, parlant bas entre eux, affectant le mépris et le dégoût. Un Anglais s’approcha coiffé du casque blanc à voile vert ; il donnait le bras à une milady qui souriait de ses dents longues à cette distraction pas — annoncée dans le programme.

— Scélérat, qu’avez-vous fait ? interrogea le gentleman.

Alors je scandai d’une voix grave :

— J’ai coupé une vieille femme en treize morceaux. Et ça m’a donné la migraine.