De Mazas à Jérusalem/4/En mer

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Chamuel (p. 204-209).
IV. — Le grand trimard


EN MER


Le navire français « La Gironde », des Messageries maritimes, où je me trouvais si peu confortablement installé, se rendait à Marseille, via Port Saïd et Alexandrie.

À mesure que nous avancions au large, le vent s’apaisait.

La journée fut calme, la soirée tiède — une de ces soirées qui réunissent tout le monde sur le pont.

La présence de l’homme enchaîné sur le gaillard d’avant avait été commentée jusqu’à la table des premières. On avait sans doute répété mon nom. Et, après le dîner, un monsieur d’une cinquantaine d’années, très élégant, avec une barbe en fleuve, vint me visiter, fort en colère :

— Je sais qui vous êtes ! s’écria-t-il.

Il s’animait, gesticulait, ameutait les passagers, disant que j’étais une sorte d’anarchiste et que le mieux serait de me jeter par-dessus bord :

— À l’eau, l’anarchiste !

Dans sa comique exaltation de bourgeois féroce, il m’agonissait de sottises et en un si grand renfort d’épithètes cocasses que je ripostais par éclats de rire.

Ce n’était certes pas le moment de développer l’idée qui m’est chère et que le vocable d’anarchie n’explique que par à peu près.

Mon attitude portait à son comble la rage du vieux monsieur. Il fallut que ses amis se décidassent à l’entraîner de force, dans la crainte de quelque coup de sang.

Le lendemain, comme on touchait à Port-Saïd, cet énergumène distingué descendit avec d’autres bagages.

Et le capitaine, ayant appris sa ridicule équipée, s’en montra si peu satisfait qu’il me fit enlever les fers… Il s’étonnait qu’on provoquât l’individu sans défense.

N’est-ce pourtant pas l’éternelle histoire ?

Un naïf, un brave homme, ce capitaine, rude et bon enfant, ayant dix années de sa vie navigué dans les mers de Chine. Il me donna une cabine, m’octroya la permission de me promener à ma guise et s’étant avisé que mon chapeau — lacéré par les janissaires — était plutôt excentrique, il poussa la courtoisie jusqu’à m’offrir un feutre n’ayant pas trop fait campagne.

J’ai conservé ce feutre gris — le chapeau du bon capitaine !

La belle traversée de dix jours sur ce grand lac, sous le ciel bleu. J’oubliais, des heures durant, des lambeaux de nuits étoilées, que je voguais vers les geôles. Alexandrie, jeune toujours, à l’avant-garde des Pyramides, la Crète violâtre à l’horizon, le panorama changeant de la mer, les joies renaissantes des libres courses…

Il allait falloir y renoncer.

Au pied des monts de la Calabre, dans une vision de nature sauvage, je perçus plus âprement l’ironie de ma situation.

Le soir, dans le détroit de Messine où l’Etna s’endort en ronflant, nous longions le littoral italien. Les barques de pêcheurs avoisinaient le navire. On distinguait dans leurs villages les paysans retour des champs. Un désir exaspéré me mordit à sentir si proche la côte, une envie de plonger vers la rive, vers la liberté — et de la reconquérir à la nage.

Mais trop de gens veillaient à bord, penchés sur les bastingages, attentifs au point de vue et la nuit ne se faisait pas sombre.

Avais-je aussi les scrupules du prisonnier sur parole ?

Peut-être.

Tant de préjugés qui n’embarrassent plus notre esprit, paralysent encore nos actions.

On hésite.

Ce qui s’appelait point d’honneur est transposé cas de conscience.

Pour éviter le moindre ennui à l’exceptionnel geôlier qui fut bon homme, on abandonne sans se débattre le seul bien qui vaille d’exister.

Les vaincus ont de la monnaie pour les derniers marchés de dupes.

L’heure passait. Il n’était plus possible de rien tenter.

La côte agreste s’effaçait.

Nous sortions du détroit s’ouvrant sinistre entre les rocs de Charybde et de Scylla.

Bientôt, cependant, la Méditerranée reprenait son aspect d’endormeuse jolie. Jours et nuits dont le charme est berceur. On doubla l’île de Sardaigne. Et, par une matinée claire, devant nous, surgit Marseille.

Lorsque le navire eut mouillé au ras des quais de la Joliette, deux personnages en redingote s’engagèrent sur la passerelle et firent appeler le capitaine qui, sans tarder, me les présenta.

Le premier, agent du ministère de l’intérieur, était chargé de me dire que mon arrestation à Jaffa n’était pas tenue pour légale.

En conséquence, on me relâchait.

L’autre, au service de la justice, ajouta tout simplement :

— Oui, mais puisque vous voilà, j’ai le devoir de vous arrêter.