De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/18

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XVIII

De Stretinsk à Tchita.


Quelque prévenu que l’on puisse être de l’allure à laquelle vont les cochers sibériens, il est impossible de ne pas ressentir un peu d’émotion pendant la première heure que l’on passe en tarantass, surtout dans la Transbaïkalie. D’abord, pas de frein pour ce lourd véhicule. Il y a bien le sabot, mais on s’en sert rarement : si l’on voulait le mettre et l’enlever toutes les fois qu’il serait prudent de le faire, le voyage serait alors deux fois plus long.

Ce ne sont que montées et descentes, que ravins dans lesquels on s’enfonce pour en ressortir immédiatement. La route suit toutes les ondulations du sol, bien rarement atténuées, et il faut que les pentes soient véritablement infranchissables pour que l’on condescende à faire un léger détour.

Au rebours de ce que nous faisons en Europe, où l’on serre les freins et où l’on modère l’allure à la descente, dès que la moindre inclinaison vient en aide aux chevaux la vitesse s’accentue, le galop commence et devient souvent quelque chose de fantastique.

Debout sur son siège, joignant l’action à la parole, le yemchtchik crie et fouaille à tour de bras, et l’on arrive au bas de la côte avec une vitesse de train express. Ce n’est quelquefois, lorsque la route devient plate, qu’un ou deux kilomètres plus loin qu’il est possible d’arrêter les chevaux emportés. Mais si, comme c’est le plus souvent le cas, une nouvelle côte se présente, la vitesse acquise en fait remonter une bonne parte, puis On va au pas.

Souvent au fond d’un ravin ou entre deux collines se trouve un torrent, une rivière qu’un pont en bois traverse, auquel on n’arrive presque jamais que par une courbe, je ne sais trop pourquoi. C’est toujours avec la rapidité de la foudre qu’on le franchit.

Nous avons remarqué bien des fois que plus la route était accidentée, plus nous faisions de verstes à l’heure.

Notre yemchichik n’a garde de manquer aux traditions sibériennes, et souvent aux descentes, emportés dans un galop frénétique, nous éprouvons les mêmes sensations que lorsque, étant enfants, dans une balançoire arrivée au haut de sa course, nous nous sentions précipités dans le vide avec une vitesse toujours croissante : seulement les mouvements n’ont pas la même mollesse.

Il est de règle, pour tout yemchtchik qui se respecte, de partir d’une station ou d’y arriver ventre à terre, à moins qu’il ne faille traverser une rivière à peu de distance de la maison de poste. Les chevaux, qui sont habitués à la manœuvre, une fois attelés ont l’air inquiets ; ils dressent les oreilles, tournent la tête ; cherchant à saisir le moment précis où le fouet va s’abattre sur eux. Deux et quelquefois trois hommes les maintiennent par la bride. Cependant le yemchtchik, sans se presser, fait une dernière fois le tour du tarantass, met tranquillement ses gants, s’il en a, puis, rassemblant dans la main gauche les cordes épaisses qui lui servent de rênes (il y en a quatre pour une troïka), il s’élance d’un bond sur son siège, brandissant son fouet à manche court. Les hommes qui sont à la tête des chevaux n’ont que le temps de s’écarter pour laisser passer l’ouragan qu’aucune force humaine ne pourrait arrêter pendant les premières minutes.

UNE STATION DE POSTE EN SIBÉRIE[1].

Dans tout attelage russe est une pièce de bois semi-circulaire, placée au-dessus du collier du cheval qui est dans les brancards. Cette pièce de bois est très importante. Elle sert d’abord à maintenir l’écartement des brancards. En outre, à sa partie supérieure est fixé un bridon qui met l’animal dans l’impossibilité de baisser la tête et de prendre le mors aux dents. Le yemchtchik à donc toujours un cheval bien en mains. Tout en haut sont attachées trois sonnettes dont le tintement doit annoncer de loin l’arrivée de l’équipage et indiquer au maître de poste qu’il faut préparer au plus vite des chevaux. Mais cela, c’est de pure théorie quand il ne s’agit pas du service des dépêches ou de voyageurs annoncés par les autorités. Ce dernier cas est le nôtre, et quand nos chevaux ruisselants de sueur s’arrêtent devant la station, nous en trouvons trois autres tout harnachés, attachés à des piquets. Trois palefreniers se précipitent sur notre attelage, en deux minutes notre troïka est changée, j’ai payé le tarif fixé pour les trente verstes de la nouvelle étape, et nous dévorons de nouveau l’espace.

Même cérémonie aux stations suivantes. Nous nous mettons dès le premier jour au régime des voyageurs sibériens, c’est-à-dire que nous ne perdons pas notre temps à manger dans les stations. Le pays n’a rien de bien remarquable, et n’offre aux regards que des collines presque entièrement dénudées. La nuit est particulièrement froide, et les flaques d’eau sont recouvertes d’une mince couche de glace. Il fait presque aussi clair qu’avant le coucher du soleil, la lune est splendide, et ces premières cent verstes en tarantass nous ravissent d’aise. Il faut dire que notre mince bagage a été très bien arrimé ; nos petits matelas amortissent suffisamment les chocs, et nos oreillers sont une bonne protection pour la tête. La position semi-horizontale est évidemment la seule qui convienne pour les longs voyages en voiture, car nous ne ressentons pas la moindre fatigue. Nous augurons donc bien sous ce rapport des milliers de kilomètres qu’il nous reste à parcourir, et c’est avec une sorte de satisfaction triomphale que nous entrons dans Nertchinsk.

Nous suivons d’abord une rue ressemblant à toutes les rues de toutes les villes sibériennes, bordée des mêmes maisons en bois, avec les mêmes fenêtres encadrées de blanc ; puis, tout à coup, nous débouchons sur une grande place et nous croyons rêver.

En face de nous se dresse un immense palais dont les murailles d’un blanc de lait éclairées par une lune resplendissante se découpent dans l’azur du ciel. L’architecture en est bizarre, tous les styles s’y rencontrent. C’est un splendide décor de féerie.

Qui se serait jamais attendu à trouver au fond de la Sibérie un édifice aussi imposant, et quel peut être cet édifice ? Tout d’un coup l’idée me vint que nous avions devant nous la célèbre maison de M. Boutine, le grand marchand sibérien, chez lequel on nous avait prévenus qu’une chambre nous était préparée, et le yemchtchik se mit à chercher la porte d’entrée.

En nous approchant, nous remarquons que tout semble abandonné : aucun bruit, aucune lumière dans l’intérieur, pas de rideaux aux fenêtres. Nous allons de porte en porte sans parvenir à nous faire entendre. C’est le palais de la Belle au bois dormant.

De guerre lasse nous allons à l’hôtel ou gastinitsa, où l’on nous donne deux chambres très propres, presque élégantes, convenablement meublées et ornées de belles plantes vertes des tropiques. Je me souviens surtout d’un superbe caoutchouc qui atteignait le plafond. Toutes les fenêtres sont condamnées : les plantes s’en trouvent, paraît-il, fort bien, mais un peu plus d’air serait désirable pour les humains.

9 juillet. — À mon réveil, je trouve dans la cour un agent de police en uniforme qui m’explique en allemand qu’il est originaire des provinces baltiques et qu’il a reçu l’ordre de se mettre à ma disposition pendant tout mon séjour à Nertchinsk.

M. X… arrive vers 9 heures, et nous accompagne dans la ville. Nous allons d’abord visiter le musée : le directeur nous en fait les honneurs et met beaucoup d’empressement à me donner tous les renseignements que je lui demande sur le pays ; il m’offre, sur l’histoire de la Sibérie, un tableau résumé des principaux épisodes de la conquête. Le musée est très riche en échantillons minéralogiques, et surtout en échantillons aurifères. On nous montre un morceau de granit contenant des pépites du précieux métal, ce qui est, paraît-il, d’une extrême rareté.

À la suite de la visite de Son Altesse Impériale le Tsarévitch, il y a un an, le directeur a eu l’idée de prier les visiteurs de mettre leur signature sur un livre d’or préparé à cet effet. Il regrette que la première signature ne soit pas celle du futur Empereur de toutes Les Russies, et se console en pensant que ce sera la mienne. Je ne puis que partager ses regrets de ne pas voir mon nom à la suite de celui d’un si auguste personnage, et me décide à noircir le premier la première page du registre.

Quelques minutes après, nous sommes dans la maison hospitalière de M. Boutine, le frère de celui qui à construit le magnifique palais dont j’ai parlé plus haut, dans un immense salon, situé au premier étage, rempli de plantes tropicales, et où 150 personnes pourraient danser à l’aise. À l’une des extrémités du salon se trouve une estrade pour l’orchestre. Après le déjeuner nous allons visiter la chambre dans laquelle le Tsarévitch a couché. Rien n’y a été changé : on a simplement mis des housses sur Les fauteuils.

Tout respire ici le plus grand luxe : les serres, les jardins sont à l’avenant.

UN SALON SIBÉRIEN[2].

Nous demandons cependant à visiter le palais, et nous l’obtenons avec quelque peine, car il est sous scellés. La maison Boutine a été mise en faillite, contre toute espèce de justice, nous ont affirmé dans la suite des gens bien informés. Le procès de liquidation est loin d’être terminé, et tout porte, à croire qu’il le sera en faveur du malheureux négociant.

La photographie de l’extérieur donne une idée de l’intérieur de cette immense maison de commerce : escaliers, chambres, salons, salles de fêtes, etc., rappellent par leurs dimensions ceux de certains palais princiers. On y voit des meubles de grand prix, des tableaux de maîtres, un grand portrait de Mme Boutine en costume russe, par Markovski, des porcelaines de Sèvres, une énorme glace de Saint-Gobain qui a figuré à l’Exposition de 1867, et dont le prix de transport a triplé ou quadruplé le prix d’achat, etc. On se demande en parcourant ces immenses salles pour qui elles ont été faites. A-t-on jamais pu trouver dans la ville de Nertchinsk, même au temps de sa plus grande splendeur, assez de gens à inviter pour qu’elles ne paraissent pas vides ?

PALAIS BOUTINE À NERTCHINSK[3].

Les comptoirs, les bureaux, sont dans les mêmes proportions. Ils égalent en dimensions, je ne dirai pas ceux des plus grands, mais ceux des grands magasins de Paris. C’est que la maison Boulne tenait entre ses mains tout le commerce de la province, toutes les affaires de banque, et possédait de nombreuses mines d’or.

Nertchinsk, fondée en 1654, est la plus ancienne ville de la Sibérie orientale. C’est là que fut conclu en 1689, avec la Chine, le traité qui excluait les Russes du bassin de l’Amour et d’Albasine dont ils s’étaient emparés en 1648. La découverte de mines d’or dans tous ses environs lui donna presque aussitôt une importance énorme qui ne fit qu’augmenter par suite de son choix comme lieu de déportation.

Nertchinsk nous a un peu rappelé Nikolaïevsk : c’est une ville qui se meurt. La faillite Boutine est-elle la cause ou le résultat de cette décadence ? La population varie suivant les saisons, comme celle de toutes les villes dans le voisinage desquelles sont des mines d’or. L’hiver, les mines sont abandonnées et les mineurs vont dans les grands centres.

10 juillet. — À 5 heures du matin nous quittons Nertchinsk. Au bout d’un quai d’heure de galop, à travers une large plaine unie, nous arrivons au bord de la Nertcha, que nous passons en bac. Les papiers dont je suis porteur me donnent la franchise sur les ponts et les bacs, et comme les rivières sont très nombreuses en Sibérie cette franchise n’a pas laissé de me faire économiser un nombre respectable de roubles pendant le voyage. La Nertcha n’a pas plus de 100 mètres de large, et nous perdons cependant un grand quart d’heure à la traverser. À 7 heures nous arrivons à la première station, Mirsanova : nous avons fait 30 verstes.

Des chevaux nous attendent. Pendant qu’on les attelle, un des nombreux curieux qui nous entourent vient causer avec Hane, en chinois. J’apprends que cet homme, que nous avions pris d’abord pour un Cosaque, n’est autre chose qu’un Coréen établi dans le pays depuis quelques années. Son étonnement n’est pas petit de m’entendre, après avoir causé avec lui en chinois, lui adresser la parole dans sa langue maternelle. Il me dit que maintenant il est Russe, et fixé pour toujours à Mirsanova.

La route est plate, ou plutôt il n’y a pas de route. On va droit devant soi au milieu d’immenses plaines. Un tarantass venant dans l’autre sens passe à plus de 100 mètres de nous. Bientôt nous ne sommes plus qu’à ou 6 verstes de Kazanova, la prochaine station. Tout à coup nous voyons arriver sur notre gauche, à une cinquantaine de mètres, la voiture de M. X… qui cherche à nous dépasser. Notre yemchtchik se dresse sur son siège, et alors commence entre nos deux attelages une lutte de vitesse difficile à décrire. Les chevaux deviennent aussi fous que les cochers, l’épuisement seul aura raison des uns et des autres, si toutefois aucun accident ne vient mettre un terme à celle course. Des chevaux paissent non loin de là : entraînés par noire exemple, ils se mettent de la parue et galopent autour de nos voitures, ce qui affole encore davantage nos bêtes. Mais tout a une limite, même la force des chevaux sibériens : les nôtres s’arrêtent d’eux-mêmes devant la station de poste, plus qu’à moitié fourbus.

Nous sommes en plein pays aurifère. Nous résolvons de faire un détour pour aller visiter les mines, bien qu’il soit dangereux d’abandonner la route de poste et de s’enfoncer dans les montagnes.

Nous partons après un déjeuner sommaire. Le chemin suit une étroite vallée, au milieu de laquelle coule un torrent. C’est à peine si nos quatre chevaux, attelés de front comme d’habitude, ont, en certains endroits, assez de place pour passer. Un faux pas, et nous serions précipités dans l’eau. Ils galopent cependant avec ardeur, conduits habilement par un excellent yemchtchik qui ne ralentit même pas leur allure quand il faut passer d’un bord à l’autre du torrent, sur des ponts étroits, sans parapets, composés de troncs de sapins placés côte à côte sur deux ou trois plus gros qui servent de solives, et nous arrivons, après avoir franchi 19 verstes en 70 minutes, devant le placer ou prise de M. Jan Bujwid. Nos chevaux, fatigués, ont peine à gravir la pente au haut de laquelle se trouve la maison. À 10 mètres du sommet ils s’arrêtent et sont entraînés en arrière par le poids de notre lourd véhicule. C’est ici que la fourche aurait pu nous servir. Le yemchtchik, Hane et moi sommes à terre en un clin d’œil, des gens accourent, on pousse aux roues, et M. Bujwid aide Marie à descendre.

Nous n’avons pas de chance. C’est aujourd’hui la fête des saints Pierre et Paul et l’on ne travaille pas. Notre hôte nous montre des échantillons d’or et m’offre un morceau de granit contenant des pépites, cette rareté du musée de Nertchinsk. Sa maison est petite, mais très propre. M. Bujwid est un homme jeune, instruit, à la figure énergique et distinguée. Grand chasseur, il possède des chiens de race et des armes de prix, nécessaires également pour sa défense contre les bandits dont le pays pullule. À 3 heures cet demie, nous prenons congé de lui, conduits par un yemchtchik superbe, dans sa livrée de drap noir, grand, carré d’épaules, barbu, tout le physique de l’emploi.

Les chemins sont abominables, étroits, pierreux, remplis d’ornières. Notre cocher n’en a cure. Nous cherchons à modérer son allure, il l’accélère. Marie lui dit d’aller doucement, il lui répond : « Ici, il faut aller vite ». Un peut pont se présente, jeté sur un fossé heureusement peu profond, nous le passons au galop, deux roues sur le pont, deux roues dans le fossé ; la vitesse nous empêche de verser. Plus de doute, notre automédon se nomme ou Pierre ou Paul et a trop fêté son saint. Il commence en effet à s’agiter sur son siège en se balançant le corps, et se retournant continuellement pour voir si la seconde voiture nous suit. Car dans ces pays sauvages il est prudent de marcher de conserve, Bientôt il accroche un arbre ; je lui dis d’arrêter, il presse le pas, passe sur une énorme pierre qu’il ne voulait pas se donner la peine d’éviter, et patatras ! notre voilure verse et nous nous trouvons ensevelis sous nos bagages, qui heureusement sont mous. Me relever et administrer une correction à notre automédon fut J’affaire d’un instant. Pendant la correction il montrait le poing à la pierre en lui adressant toutes les injures que le vocabulaire russe pouvait lui fournir, tout en faisant signes de croix sur signes de croix. Il nous fallut près d’une heure pour relever notre tarantass et nous remettre en roule. À peu près dégrisé par l’incident, notre yemchtchik se montra plus maniable.

Enfin, après avoir franchi deux montagnes assez élevées, traversé plusieurs rivières et torrents, nous arrivons en vue de la prise ou placer Andrewski, but de notre excursion. Nous côtoyons une ligne de huttes de travailleurs : elles sont faites en écorce d’arbres. Des gens nous crient de nous arrêter, que nous sommes dans un mauvais chemin. Notre cocher, qui, malgré la nuit, aperçoit au loin les lumières du village, continue sa route. Nous nous arrêtons au bord d’un précipice et revenons dans le bon chemin à travers champs. C’est le dernier incident. Dix minutes après, nous arrivons devant la porte du propriétaire de la mine, qui nous invite gracieusement à entrer. Nous sommes chez des israélites.

HUTTES DE MINEURS[4].

Ici encore, l’allemand m’est d’un grand secours, et c’est en cette langue que notre hôte, M. Kaplounof, m’adressera toujours la parole. Bientôt tous nos paquets sont transportés dans la maison et le dîner est servi. Tout est propre et bon. Quand vient le moment de fumer, on ne veut pas que je me serve de mes cigarettes. Tout ce qui est ici est à ma disposition : me servir de mes affaires serait faire offense à l’hospitalité juive, M. et Mme Kaplounof ont abandonné leur propre chambre pour nous l’offrir. Nous avons des lits et des draps ! Je remarque que les couvertures sont un peu légères et je vais chercher Les nôtres. On me les prend des mains et l’on en apporte de nouvelles, toujours d’après le même principe d’hospitalité. Nos objets de toilette obtiennent cependant droit de cité.

11 juillet. — Dans le milieu de la vallée, près de deux cents hommes et femmes, armés de pelles et de pioches, sont occupés à charger une cinquantaine de tombereaux avec tout ce qui compose le sol, terre, sable, pierres, depuis la surface jusqu’à une profondeur qui ici dépasse rarement deux mètres. Cette profondeur, de même que la largeur du terrain à enlever, est indiquée par des laveurs au plat qui accompagnent les travailleurs. Voici en quoi consiste leur occupation : ils prennent dans la partie à essayer une pelletée de terre qu’ils mettent dans un grand plat creux en bois, au bord du ruisseau qui traverse l’exploitation. Avec une sorte de griffe en fer, ils délayent cette terre en plongeant une partie du plat dans l’eau courante. Il se forme d’abord une bouillie qui peu à peu s’éclaircit, la terre étant emportée par le courant. Il ne reste plus au fond du plat que les matières lourdes, c’est-à-dire les cailloux et l’or. Le précieux métal, ayant une densité beaucoup plus grande que la pierre, se trouve au-dessous. Il suffit alors d’incliner le plat en l’agitant légèrement pour en faire tomber les cailloux. Bientôt il ne reste plus que les pépites, dont le nombre indique la richesse du terrain que l’on veut essayer.

Le principe du lavage au plat, basé sur la densité de l’or, est appliqué au lavage en grand. Il est tout d’abord nécessaire d’avoir une chute d’eau d’au moins six mètres, et, pour l’obtenir, on est généralement obligé de détourner le cours d’un ruisseau que l’on amène par un aqueduc en bois, long quelquefois d’un ou deux kilomètres, jusqu’au point où l’on veut établir cette chute, en plan incliné d’une vingtaine de mètres de longueur. Ce plan incliné est muni d’un bout à l’autre d’un plancher en fer parfaitement uni, sur lequel viennent s’appliquer des grilles en fer à raies carrées, destinées à arrêter les pépites et les cailloux. Au-dessus est une plaque en tôle percée d’innombrables gros trous permettant aux pépites de passer, mais faisant glisser les gros cailloux dans les tombereaux placés en bas, qui les emportent au loin.

AUX MINES D’OR[5].

D’autres tombereaux apportent la terre aurifère au sommet du plan incliné. Cette terre est emportée par les eaux, et l’or est retenu danses grilles dans lesquelles son poids l’a entraîné. Un simple lavage à la main deux fois par jour permet de le séparer des sables qui l’ont accompagné. Un Cosaque représentant l’autorité est toujours présent à l’opération. L’or est immédiatement desséché au feu sous ses yeux et il en insert scrupuleusement le poids.

La mine Andrewski doit en recueillir au moins 700 grammes par jour pour couvrir tous ses frais, qui sont considérables. M. Kaplounof eut l’amabilité d’offrir à Marie quelques pépites récoltées sous nos yeux, en souvenir de notre visite.

L’établissement d’une mine est entouré de formalités sans nombre et ne se fait pas sans une première mise de fonds qui ne laisse pas d’être relativement considérable.

Le premier venu ne peut errer dans les montagnes à la recherche de placers. Il faut, tout d’abord, obtenir du gouverneur général de la province une autorisation spéciale pour soi-même et pour les ouvriers que l’on emploie, dont on est responsable et dont il faut présenter les papiers aux autorités ; on doit désigner les districts que l’on a l’intention d’explorer, afin d’être toujours sous la surveillance de la police.

Si l’on a le bonheur de découvrir un terrain riche en or, il faut demander l’autorisation de l’exploiter, en dresser un plan détaillé, avec indications précises de l’endroit où il se trouve, faire des fouilles dont le nombre est fixé par la loi, en donner les résultats, planter des poteaux pour marquer les limites de la mine, remettre tous les documents au bureau de police le plus voisin et attendre.

Ce n’est qu’au bout de deux ou trois ans que l’on est déclaré propriétaire du placer. Un géomètre du gouvernement vient en dresser le plan, puis fait son rapport au bureau des Mines, qui, au bout d’un certain temps, délivre un plan exact et officiel des terrains que l’on a le droit d’exploiter. Il reste alors à établir l’aqueduc, le plan incliné de lavages, à acheter les chevaux, les voitures, etc.

AUX MINES D’OR. — DESSIN D’A. PARIS, GRAVÉ PAR RUFFE, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Le gouvernement prélève sur la production un droit qui va de 5 à 10 pour 100. Toute pépite doit être pesée et inscrite sur un livre de contrôle. La moindre infraction peut être punie d’une forte amende et même de deux ou trois ans de prison. La totalité de l’or extrait doit être envoyée à la fonderie impériale à Irkoutsk, mais ce n’est qu’au bout de six mois qu’on le rend, monnayé, en pièces de cinq roubles.

La prise Andrewski paraît prospère, si l’on en juge par le nombre des travailleurs et par l’aspect du village qui entoure la maison de M. Kaplounof. Je remarque beaucoup de cultures maraîchères.

Cependant il faut songer au départ. J’offre à nos hôtes une boîte d’un thé parfumé qu’ils ont paru trouver exquis. Ils ne veulent l’accepter que si je consens moi-même à emporter un peu d’excellent tabac qui vient de Moscou. L’échange se fait, et prenant enfin congé de ces aimables gens, nous partons, sous la conduite de leur fils qui nous accompagne à cheval.

La forêt commence à la sortie du village et c’est à peine si un chemin y est tracé. Mais nos conducteurs se reconnaissent très bien au milieu des arbres, car c’est par ici qu’ils vont trois ou quatre fois par mois à la station de poste porter leur or. Les chevaux sont bons et nous marchons vite. Tout à coup Hane se rappelle qu’il a oublié de graisser les essieux. C’est une grave faute et nous sommes obligés de nous arrêter pour le faire. N’ayant aucun levier pour soulever le tarantass pendant l’opération, nous ne retirons les roues qu’à moitié. C’est un graissage insuffisant, mais espérons que nous arriverons au relais prochain sans que nos roues prennent feu.

La forêt est superbe, les arbres beaux et vigoureux. La moindre clairière est un parterre de fleurs. Nous passons devant d’anciennes prises abandonnées. Dans un ravin absolument désert, nous rencontrons deux hommes suspects, mais nous sommes en nombre et n’avons par conséquent rien à redouter d’eux. Une rivière se présente et nous ne parvenons pas à trouver le gué. Le passage se fait au petit bonheur et est assez émouvant ; nous arrivons cependant sans encombre de l’autre côté.

Nous sommes devant une assez haute montagne qu’il faut franchir. Des ornières indiquent un chemin, mais ce chemin fait, paraît-il, un long détour. Un des yemchtchiks propose de couper à travers bois. Après un court conciliabule où nous n’avons naturellement pas voix au chapitre, l’escalade commence, Nous serpentons au milieu des arbres, dans une herbe très haute émaillée de fleurs, qui malheureusement couvre un terrain assez peu uni. Il faut toute la vigueur des excellentes bêles qui nous traînent pour sortir à notre honneur de cette aventure. Nous nous attendons à chaque minute à verser, à casser un trait, un essieu, une roue, que sais-je ? et ce n’est pas sans étonnement que nous arrivons intacts au sommet, Où nous retrouvons le chemin tracé, qui maintenant est excellent. Après quelques minutes d’un repos bien gagné, nous réparions à l’allure habituelle, c’est-à-dire au galop, et bientôt après nous sommes au pied de la montagne dans un village où l’on nous donne des chevaux frais.

La route de poste n’est plus qu’à 40 verstes, M. Kaplounof fils nous dit adieu et nous descendons rapidement la petite pente au haut de laquelle se trouve le hameau, Un de nos chevaux de côté cependant est récalcitrant, il cherche à se dérober. Notre yemchtchik n’est pas à la hauteur ; au lieu de le fouailler d’importance, il cherche à le maintenir avec la bride. L’animal tire de plus en plus de côté, le yemchtchik perd un peu la tête et notre tarantass finit par s’arrêter tout à coup, moitié sur une sorte de mur écroulé et moitié sur la route. Je me demande encore comment nous n’avons pas versé. On accourt, on nous aide à sortir de ce mauvais pas, et nous continuons notre route. Mais noire automédon ne nous inspire aucune confiance. Nous mettons quatre heures à faire les quarante verstes, et c’est avec un profond soupir de soulagement que Marie se retrouve sur la route de poste.

Notre arrivée à la station de Galkina est un événement. On était, paraît-il, fort inquiet à notre sujet. On avait été informé de notre départ de Nertchinsk ; nous aurions dû arriver ici hier au soir, nos chevaux étaient préparés, et tout à coup on apprit que nous avions disparu après la station de Kazanova. Il est tout particulièrement recommandé de nous donner de bons chevaux et un bon cocher, et depuis hier on garde à la station le yemchtchik qui a eu l’honneur de conduire le Tsarévitch. C’est un vieux Cosaque barbu, à la figure sérieuse, aux mouvements lents. Il monte sur son siège avec majesté et nous partons à une allure modérée.

Dans chaque maison de poste est un tableau indiquant la route et tous ses accidents. « De… à…, tant de verstes. À la Xme verste, une rivière que l’on passe en… Aux Xme, Xme, Xme verstes, une montagne où il est nécessaire de mettre le sabot. Terrain de telle et telle nature », etc.

Le tableau indiquait pour les 30 verstes que nous avons à faire quatre montagnes où il fallait mettre le sabot ; la première presque au départ. Arrivé au sommet, le yemchtchik descend tranquillement de son siège, entrave la roue et repart à un pas de tortue. Même manœuvre à la seconde. Ni l’une ni l’autre ne nécessitaient pareille précaution, et le regard de notre Cosaque indiquait une commisération dédaigneuse. À la troisième, il se prépare à remettre le sabot. Je lui crie : « Pas besoin de sabot ! » Il me regarde surpris et me montre la descente qui serpente pendant 2 verstes sur le flanc de la montagne. « Nitchévo, cela ne fait rien », lui dis-je. Son regard brille. Il remonte sur son siège et part bon train. De temps en temps il tourne la tête pour nous examiner, et à chaque fois, nous trouvant parfaitement calmes, il presse l’allure de ses chevaux. Nous remontons évidemment dans son estime, et lui dans la nôtre.

La dernière montagne est la plus élevée. Du sommet on à une vue splendide sur toutes celles qui nous environnent et qui sont couvertes de forêts, sur la plaine remplie de pâturages dans laquelle il nous faut descendre par une rampe de plus de 4 verstes, sinueuse et assez dénudée. Notre yemchtchik, après avoir accordé à ses chevaux un repos bien mérité de quelques minutes, remonte sur son siège, et la descente commence. C’est ce que nous avons vu de plus fantastique dans tout notre voyage, comme course folle sur une rampe bordée de précipices avec des coudes brusques franchis à bride abattue. Le yemchtchik sait que nous n’avons pas peur ; nous lui sommes particulièrement recommandés, il tient à montrer comment on conduit quatre chevaux en Sibérie.

DIVINITÉ RELIGIEUSE BOURIATE[6].

À 1 verste de la station nous passons sur la route devant un hameau bouriate composé de quatre tentes.

Les Bouriates sont soumis aux Russes depuis 1644. On évalue leur nombre à 300 000. Grands éleveurs de bétail et surtout de chevaux, ils habitent la Transbaïkalie. Le gouvernement russe n’intervient pas dans leur administration, C’est le type pur de la race mongole : ils en parlent les divers idiomes.

Ils sont presque tous bouddhistes et leurs pratiques sont les mêmes que celles des Mongols de Chine. Ils ont des lamas, des processions, des fêtes musicales.

PRÊTRES-MUSICIENS BOURIATES. — GRAVURE DE BERG, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. NINAUD.

À la station je donne un bon pourboire à notre yemchtchik, et M. X… l’entend dire à celui qui doit lui succéder : « Ils n’ont pas peur, vas-y carrément ».

Nous avons en somme toujours été très vite dans notre voyage, et cela tient au pourboire. Il y a économie à se montrer généreux. Plus vous donnez au yemchtchik qui vous quitte, plus celui que vous prenez vous mènera rondement. Quelques personnes ne donnent que 5 ou 10 kopeks : c’est trop peu pour marcher rapidement. De 20 à 40 vous assurent la bonne volonté du prochain cocher.

Les yemchtchiks ne doivent en aucun cas vous demander de gratification, et ils ne le font jamais. Ils ne s’approchent même pas de vous d’un air significatif. Il y a, à ce sujet, des règlements très sévères qu’ils n’osent enfreindre. Il faut aller à eux ou les appeler pour leur remettre leur pourboire.

La route est toujours pittoresque, même quand on traverse les plaines et les pâturages, car les montagnes ne sont pas éloignées. Souvent, le matin et le soir, au fond des vallées, on a l’illusion de la mer. On aperçoit comme un grand navire, dont toutes les voiles seraient déployées. C’est l’église de quelque village : peinte en blanc, elle se découpe seule sur les teintes sombres de l’horizon.

Après Tourino Povorotnoï, nous côtoyons l’Ingoda, ayant à notre droite la montagne dans laquelle la route a été percée. Dans les endroits dangereux on a placé un parapet, protection insuffisante en cas de choc : il a surtout pour objet d’indiquer la route aux chevaux. De temps en temps une croix solitaire vient vous rappeler qu’il est nécessaire de ne pas trop s’endormir, car cette croix est toujours un signe qu’un assassinat a été commis à l’endroit où elle est élevée.

BORDS DE L’INGODA. — DESSIN DE RIOU, GRAVÉ PAR RUFFE, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

À Oust Gloubokaya, la dernière station avant Tchita, nous trouvons le maître de poste tout atterré. Il nous attendait depuis hier, et il y a deux heures un officier lui ayant affirmé que nous n’arriverions que demain, il lui a donné nos chevaux. Pour le moment il n’a plus que ceux nécessaires pour la poste, qui doit arriver dans une heure. Il ordonne, après quelques hésitations, de les préparer à mon intention. Son employé lui fait remarquer qu’il sera puni s’il n’a pas de chevaux pour le service des dépêches. Il lui répond qu’il ne le serait pas moins s’il n’en avait pas conservé pour moi, mais que je consentirai peut-être à intercéder en sa faveur auprès des autorités de Tchita. 10 minutes après, nous partions. Nous n’avions pas fait deux kilomètres que nous croisions les voitures de la poste. Il était temps !

Au bout de 2 ou 3 verstes d’une ascension difficile, nous suivons la crête d’une montagne élevée, d’où nous dominons toutes celles qui nous entourent. La route est splendide, percée au milieu de forêts superbes où les beaux arbres sont nombreux. C’est entre deux futaies de sapins séculaires que s’opère la descente par une route unie. Mais tout à coup, à deux ou trois reprises, on se trouve en présence d’une sorte d’escalier des plus dangereux qu’on ne peut franchir qu’au galop, car les chevaux ne pourraient retenir le tarantass. On frissonne, des cahots secs et brefs se succèdent pendant une minute ; on est passé. Il faudrait pourtant bien peu de travail pour supprimer ces passages où se jouent la vie des animaux et celle des voyageurs.

Le jour baisse. Au moment d’entrer dans la ville, notre cocher allache le battant des sonnettes pour les empêcher de tinter : les voitures qui portent la poste ont seules droit dans les villes à ce gai carillon, qui annonce aux habitants l’arrivée du courrier.

Nous n’avons pas à chercher un hôtel, une chambre nous ayant été gracieusement offerte. Il est 8 heures et demie quand nous arrivons. Un dîner est bien vite improvisé ; nous avons des conserves, c’est le cas de nous en servir. Puis, comme nous sommes un peu fatigués, nous étendons nos matelas par terre dans une chambre, à côté de la salle à manger, et nous nous couchons.

Hélas ! il faut bien l’avouer, jamais, même sous la tente chez les Mongols, nous n’avons passé plus mauvaise nuit. Jamais nous n’avons eu à nous défendre en si peu de temps contre une pareille nuée de plats ennemis. Nous avons beau dans l’obscurité faire des hécatombes faciles, des troupes fraîches remplacent immédiatement les bataillons anéantis. Nous devons céder devant le nombre, c’est-à-dire allumer une bougie pour attendre le jour, et nous cherchons un prétexte honnête pour éviter par la fuite, sans offenser nos hôtes, que cette nuit ait une seconde édition.

CAMPEMENT BOURIATE[7].

14 juillet. — Tchita, située au confluent de la rivière de ce nom avec l’Ingoda, est à 767 mètres au-dessus du niveau de la mer. Fondée en 1851 seulement, elle est la capitale de la Transbaïkalie. La température, très élevée en été, y est très basse en hiver. Les habitants se plaignent beaucoup de la sécheresse de la saison froide. Il ne neige presque jamais. Le traînage y est donc impossible et le climat fort énervant, quoique sain.

Le général Hahochkine, gouverneur général, ne comprend pas le français, me dit-on, mais le général Koubé, gouverneur civil, le parle aussi bien que le russe. C’est donc pour ce dernier que sera ma première visite, Il me reçoit de la façon la plus aimable, et m’offre immédiatement de m’accompagner chez Son Excellence le gouverneur général.

Le général Hahochkine s’informe gracieusement de la façon dont s’est effectuée la première partie de notre voyage, et me gronde doucement d’avoir abandonné la route de poste. Il me dit qu’il a déjà donné des ordres pour que je ne manque pas de chevaux jusqu’au Baïkal. « Je ne veux pas, ajoute-t-il, que vous puissiez conserver le plus léger mauvais souvenir de mon gouvernement de la Transbaïkalie, je vais vous trouver un officier parlant le français, qui vous escortera jusqu’au lac Baïkal ; je regrette de ne pouvoir l’envoyer plus loin, mais je vais télégraphier au gouverneur général d’Irkoutsk pour lui annoncer votre arrivée. »

Comment ne pas être sensible à tant de marques de bienveillance ? Je me confonds en remerciements et je prends congé du général, qui, peu de temps après, vient, accompagné de sa fille comme interprète, rendre visite à Marie. Il lui dit que, Mme Hahochkine étant malheureusement malade, il ne peut nous offrir l’hospitalité, mais que sa voiture est à notre disposition, et que nous n’avons qu’à formuler un désir pour qu’il s’empresse de le satisfaire.

Non certes, je ne dirai pas de mal de la Transbaïkalie, car c’est en Transbaïkalie que nous avons trouvé, outre le plus gracieux accueil et la bienveillance des autorités grandes et petites, les stations de poste les mieux tenues, les chevaux les plus vifs, les cochers les plus habiles, les routes les mieux entretenues et les paysages les plus beaux de notre longue pérégrination en tarantass.

À l’hôtel, qui est fort propre, et où l’on nous donne une chambre suffisamment meublée, le premier soin de Hane est de battre soigneusement toutes nos affaires.

À peine étions-nous installés qu’un officier vient nous annoncer qu’il est chargé de nous accompagner jusqu’au lac Baïkal et qu’il se tient à notre disposition. Nous sommes enchantés du choix fait par le gouverneur général, car notre aide de camp a l’air tout à fait charmant ; de plus je connais son père, M. Chichmareff, consul général de Russie à Ourga. Nous devons déjeuner demain chez le général Koubé, nous partirons immédiatement après notre retour de chez lui. M. Chichmareff nous promet que les chevaux seront attelés à 8 heures.

À l’hôtel se trouve un certain M. Arnold. Arrivé à Tchita comme architecte, il commençait à faire de brillantes affaires, quand à la suite d’un accident il dut subir l’amputation d’une jambe. Obligé de renoncer à son métier, il se fit avocat. Il me raconte qu’il doit plaider demain devant le conseil de guerre. Il est chargé de la défense de quatorze Cosaques qui ont — comment dirai-je ? — brutalisé une femme : c’est la déportation. Mais il espère qu’en insistant sur la moralité douteuse de la victime et en rejetant la responsabilité du crime sur les fumées de la vodka, il apitoiera les juges sur le sort de ses intéressants clients. Il se met à ma disposition, non comme avocat, mais comme interprète. Je le remercie, car pour le moment nous n’avons qu’à commander notre dîner et à nous faire rôtir un gros filet de bœuf pour emporter demain, et pour cela notre connaissance du russe est amplement suffisante.

Aujourd’hui la France entière est en fête, c’est le 14 juillet. Nous n’avons garde de l’oublier et nous buvons à la prospérité de la patrie.

Cependant nos yeux se ferment, mais nous n’osons nous étendre sur nos matelas : les assauts de la nuit dernière nous ont rendus craintifs. Hane jure ses grands dieux qu’il n’a rien vu de suspect dans la chambre, et que nous pouvons dormir sans inquiétude. Il nous quitte, et nous prenons notre courage à deux mains : je souffle la bougie.

15 juillet. — Rien n’est venu troubler notre sommeil.


Charles Vapereau.


(La suite à la prochaine livraison.)

  1. Gravure de Th. Weber, gravé par Privat.
  2. Dessin de Gotorbe, d’après une photographie.
  3. Dessin de Taylor, gravé par Marynard.
  4. Dessin de Marius Perret, gravé par Rousseau.
  5. Dessin de Slom, gravé par Ruffe, d’après une photographie.
  6. Gravure de Bazin, d’après une photographie.
  7. Dessin de Boudier, d’après une photographie.