De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/19

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DE PÉKIN À PARIS[1],

LA CORÉE — L’AMOUR ET LA SIBÉRIE,
PAR M. CHARLES VAPEREAU.


XIX

De Tchita à Irkoutsk.



Il est 3 heures, le yemchtchik monte sur le siège, fouette ses bêtes et… nous ne bougeons pas. Le cheval de droite refuse d’avancer et rue sur place, tandis que les autres tirent. On nous crie de descendre, qu’il va nous arriver un malheur, qu’il faut envoyer chercher une autre troïka. Alors le yemchtchik, qui sent son honneur engagé, dételle le cheval du milieu et met le récalcitrant à sa place. On lui dit que le cheval qui doit trotter va prendre le galop, que celui qui doit galoper va prendre le trot : il répond l’éternel nitchévo, « cela ne fait rien », et au milieu des exclamations, des cris des assistants, il tape à tour de bras sur ses bêtes, qui finissent par partir ventre à terre. Au bout de la rue nous tournons à angle droit, puis nous traversons le pont sur la Tchita, sans accroc, Dieu sait comment ! Enfin nous passons les dernières maisons, nous avons l’espace devant nous : nitchévo !

La route commence immédiatement à monter ; elle domine la ville, qui paraît maintenant à son avantage.

La Tchita et l’Ingoda, dont le confluent est sous nos yeux, et que nous voyons disparaître dans le sud-est, sont les derniers cours d’eau, non seulement du bassin de l’Amour, mais du versant de l’océan Pacifique.

À 8 heures, nous sommes à 1 200 mètres au-dessus du niveau de la mer, au sommet de la chaîne des monts Yablonovoï ou des Pommiers, et nous entrons dans le bassin de l’océan Glacial arctique : nous n’en sortirons que de l’autre côté des monts Ourals.

M. Chichmareff n’a pas de tarantass à lui. Dans toutes les maisons de poste il y a des voitures à capotes fixes, d’aspect misérable, construites sur le modèle réduit du tarantass, que le smotritiel, maître de la station, est tenu de mettre à la disposition des voyageurs. On ne paye que pour les chevaux. Le périclodnoï, tel est le nom de ce véhicule peu agréable, a un grand inconvénient : il faut en changer à chaque station. C’est au moyen des périclodnoïs que se fait le service des dépêches. M. Chichmareff a pris avec lui Hane, qui peut donc se reposer et dormir ; nous, nous faisons l’économie du prix d’un cheval. Que l’on soit seul ou deux dans une voiture, il faut payer pour deux chevaux, mais pour deux chevaux seulement, quel que soit le nombre de ceux qui vous traînent. Jamais nous n’en avons eu moins de trois, mais nous en avons eu jusqu’à cinq. C’est au smotritiel à juger de ce qui est nécessaire d’après l’état des routes et la vigueur de ses bêtes. Si l’on est trois, on paye pour trois chevaux.

Quand les chevaux de poste arrivent à la station, ils retournent aussitôt à vide à leur point de départ : s’il a un périclodnoï, le yemchtchik s’y couche et s’endort, sinon il dort à cheval. Les animaux, qui connaissent fort bien la route, s’en vont au petit pas et mettent six où huit heures à refaire la distance qu’ils viennent de franchir en deux. Arrivés à l’écurie, on leur donne à manger. Mais on ne peut obliger le smotritiel à les atteler que trois heures au moins après leur retour. Sur un registre spécial que chacun peut consulter sont indiqués, avec la plus scrupuleuse exactitude, le nombre de chevaux dont dispose la station, et les heures de départ et de rentrée de chacun d’eux.

Scellé à la cire rouge, sur une able, dans un coin de la salle commune, est le cahier de réclamations, qu’un inspecteur vient de temps en temps examiner. Sur un registre à double souche on inscrit : un numéro d’ordre, le nom et la profession du voyageur, l’heure de $on départ, le nombre des chevaux qu’on lui donne, le prix payé, et le nom du yemchtchik qui le conduit. Ce dernier, de même que le voyageur, reçoit de ce document une copie détachée de la souche, qu’il doit remettre au smotritiel de la station suivante. C’est pour le fisc un moyen de contrôle, et pour la police celui de surveiller les voyageurs et les cochers.

M. Chichmareff s’est chargé de tous les détails. Habitués déjà au mouvement de la voiture, nous nous endormons d’un sommeil profond, et nous passons plusieurs stations sans nous en apercevoir. Réveillé à un moment, je n’entends aucun bruit et je regarde dehors. Il n’y a pas de lune, mais la nuit est claire. Nous sommes arrêtés au sommet d’une montagne, au milieu des bois. Le cocher fait reposer ses chevaux. Mes yeux se faisant peu à peu à l’obscurité, je distingue devant nous comme une large caverne qui s’enfonce dans les profondeurs de la terre : c’est la route, bordée d’arbres élevés, dont les cimes semblent se rejoindre ; la pente paraît effroyable. Le yemchtchik remonte sur son siège, et nous nous enfonçons au galop dans le trou béant. Marie dort inconsciente ; ce que j’ai de mieux à faire, c’est de limiter. J’avoue qu’il me fut impossible de reprendre mon sommeil interrompu, jusqu’au moment où une allure moins échevelée m’apprit que cette longue descente avait pris fin.

Vingt-quatre heures après notre départ de Tchita, nous avions fait près de 300 verstes. Nous ne nous sommes arrêtés que trois fois, pour le thé. Marie, pour qui c’est un régal, a pris, pendant que nous changions de chevaux, quelques tasses d’un lait qu’elle a déclaré délicieux. C’est du reste le seul genre de provision qu’il soit possible de trouver sur la route. Nous avons maintenant des yemchtchiks bouriates. Quelques-uns se montrent aussi habiles cochers que les Cosaques. Ils sont plus démonstratifs, crient, gesticulent et se servent davantage du fouet.

Le pays est très beau, très accidenté. Nous traversons de superbes forêts de pins, les plus belles de tout notre voyage. Dans beaucoup d’endroits le feu en a détruit d’énormes surfaces, ne laissant que des troncs noirs aux formes fantastiques, qui émergent au milieu des fleurs.

Les fleurs ! Comment donner une idée de leur profusion qui ne cesse de nous émerveiller ? J’ai parlé des lis, des pivoines, des muguets sur l’Amour. En Transbaïkalie ce sont de nouvelles espèces. Ici les prairies semblent disparaître sous la neige : les pâquerettes, la reine-des-prés causent cette illusion ; là des spirées aux couleurs éclatantes, hautes de plus d’un mètre ; plus loin, de véritables champs d’aconit.

Vers 5 heures du soir, après un galop échevelé, nous nous arrêtons pour laisser souffler les chevaux. Passant derrière la voilure, je m’aperçois que le boulon en fer qui, à l’arrière, fixe la pièce de bois dans laquelle passe la cheville ouvrière, est à moitié cassé. L’accident s’est probablement produit lorsque nous avons versé. Si le boulon se casse tout à fait, les roues de devant partiront avec les chevaux, laissant le train de derrière sur la route. Nous consolidons la chose de notre mieux avec des cordes. On changera le boulon à Verkné-Oudinsk, où nous devons nous arrêter quelques heures chez Mme Goldobine, veuve d’un des plus grands marchands de Sibérie, à qui le gouverneur de Tchita a télégraphié pour annoncer notre arrivée.

Nous marchons bien jusqu’au matin. Mais la pluie s’étant mise à tomber, nos roues enfoncent dans le sol détrempé et nous n’avançons plus qu’avec peine. Pour comble de malheur, à la dernière station nous tombons sur de mauvais chevaux, un mauvais yemchtchik bouriate, et cela avec 34 verstes à faire par de mauvais chemins ; cette étape nous prend cinq heures.

Il est 3 heures quand nous arrivons chez Mme Goldobine. On nous conduit dans la chambre qui a abrité le Tsarévitch. Après un bout de toilette, nous passons dans la salle à manger, où une zakouska a été servie pour attendre le dîner. Mme Goldobine est aux eaux pour sa santé, à plusieurs centaines de verstes d’ici. Elle a télégraphié à son représentant de nous recevoir selon les règles de l’hospitalité sibérienne.

Sur une immense table, dans la salle à manger, nous voyons, disposé sur deux rangs, tout ce qu’il est possible de servir comme hors-d’œuvre : caviar frais et salé, harengs et sardines de plusieurs espèces, saucissons, viandes froides, cèpes au sel, etc., et enfin un poisson délicieux, l’omoule, charnu et gras, qui ne se trouve que dans le Tac Baïkal et les rivières qui communiquent avec lui. Derrière toutes ces victuailles appétissantes est une rangée de treize bouteilles, toutes pleines et toutes débouchées, afin de bien indiquer qu’elles ne sont pas là pour la montre. Les étiquettes portent les noms les plus estimés des gourmets. Les vins, venant de France et d’Espagne, sont de première qualité. Ils sont si chers en Sibérie qu’il serait ridicule de payer de gros prix pour des produits inférieurs.

M. Galoutsine, chef de la police, est présent au dîner. Il avait reçu l’ordre de renvoyer M. Chichmareff à Tchita s’il pouvait le remplacer auprès de nous par un autre officier parlant le français. Il y en a bien un, mais c’est un Russe des provinces baltiques, un Russe allemand, nous dit-on, et, par une extrême délicatesse, on décide que M. Chichmareff nous accompagnera jusqu’au Baïkal. Nous aurons été désolés qu’il en fût autrement.

RUE DE VERKNÉ-OUDINSK[2].

Verkné-Oudinsk, fondé en 1668, doit sa prospérité aux mines d’or découvertes dans ses environs, et à sa situation au confluent de la rivière Ouda avec la Sélenga, qui se jette dans le lac Baïkal. Toute cette partie de la Transbaïkalie est très peuplée, surtout au sud. C’est ici, de l’autre côté de la Sélenga, que vient s’embrancher la grande roule qui, passant par Kiakhta, traverse le grand désert de Gobi, la Mongolie et conduit à Pékin. L’établissement du commerce par caravane, entre la Russie et la Chine, par cette route, remonte à l’année 1698 : Kiakhta ne fut fondé qu’en 1728. Verkné-Oudinsk est à 600 mètres d’altitude.

C’est dans les mines d’or que M. Goldobine a fait son énorme fortune. Il s’est occupé également d’industrie. Il avait établi dans les environs une verrerie, dont les produits furent immédiatement très demandés, et qui ne tarda pas à être une source de gros bénéfices, malgré la modicité des prix, les objets en verre étant fort rares et chers dans la contrée, par suite de la difficulté des transports. On nous montre des verres à boire à dix kopeks, des carafes, des vases qui suffisent amplement aux habitants de ce pays.

Ici, comme à Nertchinsk, chez Mme Boutine, nous trouvons des journaux français, entre autres l’Illustration. La censure russe en a noirci, à l’encre d’imprimerie, des paragraphes entiers.

On a remplacé le boulon cassé du tarantass et redressé le marchepied faussé : total, huit roubles ! Il est midi et nous parlons. À la sortie de la ville, on passe sur la rive gauche de la Sélenga, dans un bac formé de deux bateaux attelés côte à côte. La route traverse d’abord une plaine cultivée sans grand intérêt, puis elle devient plus pittoresque ; à gauche est la montagne dont nous suivons le pied, et à droite, la Sélenga, que nous perdrons bien rarement de vue pendant une centaine de verstes. Vers 2 heures, nous arrivons à la jolie station de Polovinnaya.

Trois ou quatre maisons au plus avec leurs dépendances, écuries, étables, composent tout le hameau. Elles sont adossées à la montagne, qui est ici presque à pic et couverte d’arbres jusqu’au sommet ; devant sont des taillis épais. La route passe entre la montagne et les taillis, puis, faisant un coude brusque, vient regagner les bords de la Sélenga. Pendant qu’on change les chevaux, je ne puis résister au désir de prendre une vue de ce joli endroit, et je choisis le moment où notre tarantass descend au galop la pente légère qui conduit hors du hameau. Deux vaches paissent tranquillement sur le chemin, sous la surveillance d’un chien que nos mouvements paraissent étonner.

POLOVINNAYA. — DESSIN DE G. VUILLIER, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

La route n’est pas bonne. Souvent taillée dans le roc, trop étroite pour livrer passage à deux voitures, elle domine de dix ou quinze mètres le fleuve qui coule avec rapidité au pied de la falaise sur laquelle nous passons au galop, protégés contre une chute dont il vaut mieux ne pas entrevoir la possibilité, par un simple parapet en bois. Chevaux et yemchtchik sont excellents, nous volons plutôt que nous ne courons, et quand nous arrivons à la station, une roue du périclodnoï de M. Chichmareff est en feu. On l’arrose copieusement. Cet accident n’est d’aucune importance pour nous, puisque M. Chichmareff change de voiture à chaque étape. Un généreux pourboire donné au précédent yemchtchik a stimulé son successeur, qui marche d’un train désordonné. Parus de Polovinnaya à 2 heures 15, nous arrivons à Tara-Kanovskaya à 5 heures 50, après nous être arrêtés 15 minutes à moitié chemin pour changer de chevaux. Nous avons fait 51 verstes, c’est-à-dire 54 672 mètres, en 3 heures 20 minutes. Soit une moyenne de 16 kilomètres et demi par heure.

À Kabanskaya, on nous apporte des fraises. On nous dit encore une fois que ce sont les premières de l’année : elles sont à peine mûres.

Comme le bateau le Platon, qui doit nous emporter de l’autre côté du Baïkal, ne quittera qu’après-demain Moïssovaya, dont nous ne sommes plus qu’à 78 verstes, rien ne nous presse, et nous décidons de passer la nuit à Kabanskaya. Au moment du dîner, Hane exhibe une foule de provisions que nos aimables hôtes de Verkné-Oudinsk lui avaient remises à notre insu.

La route devient très accidentée ; ce ne sont que montées et descentes, courtes, mais escarpées. Au bas d’une rampe fort raide, terminée par un pont, le périclodnoï de M. Chichmareff, lancé à fond de train, rase de trop près le parapet, long d’une centaine de mètres, qui borde la route. Le cheval de gauche, affolé, franchit ce parapet d’un bond et continue dans le fossé sa course folle. Comment le yemchtchik parvint-il à arrêter ses bêtes, sans verser, sans accrocher, sans rien casser ? C’est ce que ni M. Chichmareff ni Hane n’ont jamais pu comprendre.

À 6 verstes de Boïarskaya, nous nous arrêtons à quelques mètres du lac Baïkal. Nous éprouvons la même impression qu’au bord du lac Michigan. C’est une véritable mer. De petites vagues viennent l’une après l’autre couvrir les galets du rivage. À l’ouest, les côtes se dessinent vaguement ; au nord, on ne voit que de l’eau et toujours de l’eau. Des pêcheurs sont à 100 mètres de nous, ils tirent un filet.

Est-ce dû à l’altitude à laquelle il se trouve (534 m.) ou à l’absence de senteurs salines, ou simplement à la sensation étrange de me voir dans ces pays éloignés, j’éprouve sur les bords du lac Baïkal une impression bizarre, différente de celle que me produit la mer, et que je ne puis définir. Nous cueillons sur la rive de magnifiques myosotis : ne m’oubliez pas ! Comment oublierions-nous ce lac majestueux ?

Au moment où nous passons devant la prison de Boïarskaya, un convoi de galériens en sort ; il va dans la même direction que nous. Ce sont, paraît-il, des forçats qui ont fini leur temps en Sibérie orientale et qui seront internés à Irkoutsk ou à Krasnoyarsk.

Boïarskaya était autrefois le port d’embarquement et de débarquement. Maintenant les bateaux à vapeur s’arrêtent à 30 verstes d’ici, à Moïssovaya, qui a une rade plus profonde ; nous y arrivons à 2 heures. Cette dernière étape est la plus belle depuis Polovinnaya.

En somme, dans la Transbaïkalie, nous avons, depuis Stretinsk, fait 1037 verstes, changé 41 fois de chevaux sans éprouver une seule minute de retard. Nous n’avons eu qu’à nous louer de la politesse et de l’empressement des smotritiels, de l’habileté des yemchtchiks et de la rapidité des chevaux. Il s’est trouvé un cocher ivre, mais c’était en dehors de la route de poste.

Le Baïkal est le plus grand lac d’eau douce de la Sibérie. Il a 660 kilomètres de longueur sur une largeur qui varie de 40 à 100 kilomètres. Sa plus grande profondeur est de 1 200 mètres, mais les Sibériens prétendent qu’on n’a jamais pu en trouver le fond. Il ne possède qu’une île importante, l’île Olehone, qui a 54 verstes de longueur. On y pêche des poissons qui, tels que l’omoule, lui sont particuliers. Il y a également des phoques. Un certain nombre de rivières lui apportent le tribut de leurs eaux ; quelques-unes ont un assez gros volume. La plus importante est la Sélenga, qui prend sa source au nord de la Mongolie, à plus de 1 200 kilomètres de son embouchure.

Des vapeurs transportent les voyageurs, trois fois par semaine, de Moïssovaya à Listvinitchnaya, sur la côte ouest. C’est une distance de 75 verstes, que l’on met par beau temps 6 heures à franchir ; mais sur le Baïkal s’élèvent quelquefois des tempêtes terribles. L’hiver on passe en traîneau sur la glace. Comme les mêmes chevaux ne pourraient faire un aussi long trajet, on installe une station à moitié chemin. Au moment où le lac commence à geler, ainsi qu’au moment où la glace devient trop faible pour supporter le poids des voitures, il arrive souvent des accidents. L’établissement de la navigation à vapeur sur le lac Baïkal remonte à l’année 1844.

Il n’est pas indispensable de traverser le lac Baïkal pour aller à Irkoutsk. On peut en contourner l’extrémité sud. La route existe, mais elle-est peu fréquentée et par conséquent peu sûre. Dans les stations, les chevaux sont à paître dans la montagne, il faut aller les prendre : il y a donc perte de temps. Un jour, sur la Zéa, Poutiatitski, assis à table à côté de roi, me vantait les beautés de cette route : « Vous la connaissez donc ? lui dis-je. — Si je la connais, mais c’est moi qui l’ai faite ! J’y ai travaillé pendant mes premières années de bagne. » On a beau savoir que le pays est rempli de déportés, on n’en éprouve pas moins une impression bizarre, en entendant son voisin de table parler à brûle-pourpoint du temps où il était forçat. J’appris que Poutiatitski avait pris part à l’insurrection de la Pologne : il avait alors dix-sept ans, et qu’il appartenait à une famille fort riche. Il fut envoyé en Sibérie, les fers aux pieds, et resta au bagne pendant onze années.

20 juillet. — Le Platon, retardé par une tempête, n’arrive que le soir à 7 heures. À peine est-il possible de sauter à terre que tous les passagers se précipitent vers la maison de poste ; le premier arrivé partira le premier et aura partout les premiers chevaux. La même chose se passera lorsque nous serons de l’autre côté du lac. Mais je ne ferai pas la course. Car, ou le gouverneur d’Irkoutsk, sur les recommandations du comte Cassini qui lui a écrit, et du général Hahochkine qui lui a télégraphié, m’aura fait préparer des chevaux, comme l’assure M. Chichmareff, et alors inutile de me presser, ou il n’aura rien fait préparer du tout, et je m’exprime trop mal en russe pour pouvoir lutter avec les Russes.

Nous disons adieu à cet excellent Chichmareff, qui depuis Tchita ne nous a pas quittés d’une semelle, sanglé dans son uniforme, sabre au côté et revolver à la ceinture, et nous montons à bord.

Le Baïkal, large et profond comme une mer, en a toutes les allures. Le vent est tombé, mais il reste de la houle, et le Platon est un peu secoué. Heureusement il y a à bord un assez bon cuisinier et nous faisons un dîner passable. Parmi les passagers se trouve une jeune fille en costume de bicycliste. Elle parle très bien français. Elle est avec son père, riche marchand de Tomsk, propriétaire de mines d’or, qu’il vient de visiter, en Transbaïkalie.

Il n’y a pas ici de cabines, mais le salon des dames est très convenable. Chacun s’étend comme il lui plaît sur les banquettes. Hane va dormir dans le tarantass.

21 juillet. — Il est cinq heures quand nous abordons enfin à Listvinitchnaya. La population est tout en émoi. Le feu s’est déclaré pendant la nuit dans une maison située au centre même du village : en un clin d’œil ce n’a été qu’un immense brasier. Le calme de l’air a empêché le sinistre de s’étendre ; le moindre souffle aurait suffi pour ne laisser ici que des ruines.

Il n’est arrivé aucun ordre pour nous. Le service des dépêches a pris tous les chevaux de poste ; les autres voyageurs sont partis avec des chevaux appartenant à des particuliers : nous aurons à faire de même, mais rien ne nous presse encore : nous ne sommes qu’à 61 verstes d’Irkoutsk. Allons à la station et tâchons d’y trouver quelque chose à nous mettre sous la dent. Le smotritiel me dit d’abord que je n’aurai pas de chevaux avant 9 heures du soir. Je lui montre ma liste blanche du gouverneur de Tchita, il me dit avec mépris qu’elle n’a aucune valeur dans le gouvernement d’Irkoutsk, que je n’ai qu’à attendre jusqu’à ce soir, et il me tourne le dos.

Un jeune garçon est à côté de nous : il ne demanderait pas mieux que de gagner une petite pièce blanche. Je le prie de me trouver des œufs et du lait pour Marie, avec du pain blanc ou noir. Il revient au bout d’une demi-heure, me rapportant mon argent. À Listvinitchnaya, point de départ des bateaux, village qui a une verste de longueur, on ne trouve à acheter ni un œuf, ni un pain, ni une tasse de lait. Nous demandons le samovar et trempons ce qui nous reste de biscuits dans de nombreuses tasses de thé. Puis nous allons faire nos ablutions dans le lac. L’eau est à 11° centigrades. J’ignore si M. Pasteur y découvrirait des microbes, mais rien ne peut donner une idée de sa limpidité, et c’est avec délices que, penchés au-dessus de l’immense cuvette, nous procédons en plein air à notre toilette du matin.

L’idée me vient de demander au bureau du télégraphe s’il n’y a rien pour moi. L’employé, auquel je montre la liste blanche, est surpris du peu d’empressement du maître de poste. Il va lui représenter que des gens porteurs de pareils papiers ne sont certainement pas des voyageurs ordinaires, et au bout de quelques instants le smotritiel vient annoncer que dans un quart d’heure nous partirons.

Listvinitchnaya est un long village, composé d’une seule rangée de maisons adossées à la montagne et séparées du lac par la route. Au bout d’une verste au plus, les maisons cessent ; on se trouve à l’entrée de l’Angara, large d’un millier de mètres, l’unique déversoir du Baïkal, dans lequel les eaux se précipitent avec furie, pour aller, après un parcours de 1528 kilomètres, grossir celles du Iénisséi. Les Sibériens prétendent que l’Angara est le prolongement de la Sélenga.

BORDS OUEST DU LAC BAÏKAL : LISTVINITCHNAYA[3].

Nous partons enfin, et à 200 mètres du village nous trouvons la route barrée dans toute sa longueur par une énorme poutre placée à trois pieds de terre, et auprès de laquelle se tiennent deux soldats. Nous sommes devant la douane. On va réveiller le directeur qui dormait et à qui je montre passeport, liste blanche, enfin tout ce que je possède en fait de papiers. Il me demande si ma femme a des robes, je réponds que oui ; si elles sont neuves, je réponds que non ; si nous avons du thé, combien nous en avons. Il demande à le voir, le flaire, le déclare exquis, s’encquiert si nous n’en possédons pas davantage, pousse un soupir à ma réponse négative, et donne l’ordre de nous laisser passer. La poutre, munie d’un contrepoids à une extrémité, se soulève et nous partons au galop.

La route s’écarte peu des bords de l’Angara, traversant d’abord des forêts assez belles, puis de vastes plaines fort bien cultivées dans lesquelles une moisson qui s’annonce comme devant être très riche indique l’extrême fertilité du sol.

Ici, parmi les fleurs sauvages, ce sont les roses qui dominent. On en voit partout d’énormes buissons. Les prairies sont couvertes de reines-des-prés. À mesure que l’on approche de la ville, la route est mieux entretenue. Des tas de cailloux attestent que l’on pense à combler les ornières. Enfin, nous apercevons les clochers qui dominent les maisons d’Irkoutsk, et à 5 heures nous descendons de voiture dans la cour de l’hôtel Déko. Est-ce une gracieuseté des autorités ? à toutes les stations les chevaux étaient tout harnachés : nous n’avons donc éprouvé de ce fait aucun retard.

  1. Suite. — Voyez t. LXVII, p. 177, 193, 209, 225, 241 et 257 ; t. LXVIII, p. 193..
  2. Dessin de Boudier, d’après une photographie.
  3. Dessin de Boudier, d’après une photographie.