De Québec à Victoria/Chapitre V

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Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 53-65).

V

LES BOURGEOIS DU NORD-OUEST


L’ère des découvertes. — Les Français et les Anglais dans le Far-West. — Prise de possession sous le règne de Louis XIV. — Varennes de la Vérandrye. — La Compagnie du Nord-Ouest et la Compagnie de la Baie d’Hudson. — Rivalités et luttes. — Les Bourgeois illustres. — Fusion des deux compagnies.


La route des lacs que nous venons de décrire était autrefois la seule suivie, avec cette différence qu’au lieu de remonter le fleuve Saint-Laurent, on avait généralement adopté une ligne plus courte pour atteindre le lac Huron. C’était la ligne que suit aujourd’hui le chemin de fer du Pacifique jusqu’au lac Nipissing — c’est-à-dire, qu’on remontait la rivière des Outaouais jusqu’à Mattawa ; de là on se dirigeait vers le lac Nipissing par les petites rivières et les lacs que j’ai indiqués déjà, et après avoir parcouru le lac Nipissing dans toute sa longueur, on rejoignait le lac Huron par la rivière des Français. De la baie Georgienne jusqu’au fond du lac Supérieur, à Fort-William, la navigation ne rencontrait plus d’autre interruption que le sault Sainte-Marie.

Il va sans dire que ce long trajet de Montréal à Fort-William se faisait en canot d’écorce, et nécessitait de nombreux et difficiles portages. Le voyage durait généralement six semaines.

C’est la route que suivirent pendant plus d’un siècle les découvreurs, les traiteurs de pelleteries, les Bourgeois des Compagnies du Nord-Ouest, et de la Baie d’Hudson, et les missionnaires.

Pour que ce livre soit plus complet, il nous semble nécessaire d’esquisser ici à grands traits les faits historiques les plus importants des origines du Nord-Ouest Canadien.

L’ère des voyages et des découvertes qui remonte au quinzième siècle n’est pas encore, à proprement parler, définitivement close. Mais il ne reste plus guère de terres ni de mers à découvrir, et nous commençons à trouver notre planète trop petite.

Il est curieux de voir comment les peuples se sont successivement engagés dans cette voie ouverte à l’activité humaine, et y ont laissé des traces plus ou moins profondes.

Les Portugais ont été les premiers, et les Espagnols les ont suivis. Au seizième et au dix-septième siècle les Français se sont faits voyageurs et découvreurs, et les Anglais ont marché sur leurs traces. Tous étaient poussés dans la même direction — vers l’Ouest. Tous, depuis Christophe Colomb, cherchaient un passage vers les Indes et la Chine, et tous venaient se heurter aux côtes de l’Amérique, jetée comme une immense barrière d’un pôle à l’autre.

Mais alors il fallait franchir ce vaste continent, dont on ignorait l’étendue, et l’on espérait y parvenir en remontant les fleuves qui venaient se jeter dans l’Atlantique.

La Salle croyait si bien trouver le passage tant cherché en remontant le fleuve Saint-Laurent, que le nom de Lachine a été donné à son point de départ ; et pendant que les Français s’avançaient dans cette direction à travers les terres, les Anglais tentaient de couvrir une issue par le Nord ; et les Hudson, les Davis, les Baffin, les James, les Frobisher faisaient d’importantes découvertes dans l’Océan Glacial.

Mais le Far-West avait des dimensions bien plus étendues qu’on ne le soupçonnait, et l’on avait beau élargir le champ des découvertes, l’on n’arrivait pas à la Chine, ni même à l’Océan Pacifique.

Dans l’Amérique du Nord, la France a précédé l’Angleterre presque partout dans la prise de possession de ces immenses contrées qui s’étendent de la Baie d’Hudson au golfe du Mexique.

C’est par des Français que le Mississipi fut découvert et exploré ; et quand le prince Rupert se fit concéder

aux bords de la Baie d’Hudson le territoire qui porte son nom, il y avait plus d’un demi-siècle que la Compagnie de la Nouvelle-France avait obtenu du roi Louis XIII la concession des mêmes terres.

En 1671, l’Intendant de la Nouvelle-France y envoyait un délégué, M. Daumont de Saint-Lusson, pour prendre solennellement possession des immenses pays du Far-West, et la cérémonie s’y fit au Sault Sainte-Marie avec une grande pompe.

L’éminent auteur des Canadiens de l’Ouest, M. le sénateur Jos. Tassé, en cite le procès-verbal qui est une pièce curieuse. Plus de deux mille sauvages « tous habitants des terres du Nord et proches de la mer » s’y étaient rassemblés pour attester leur allégeance au roi de France. Après avoir planté une croix et arboré les armes de la France, le délégué déclara par trois fois, à haute voix, au nom du très-haut, très-puissant et très redouté monarque Louis XIVème du nom, très chrétien, roy de France et de Navarre, prendre possession de toutes les terres et rivières et des lacs et fleuves de ce pays, qui se borne d’un côté aux mers du Nord et de l’Ouest et de l’autre côté à la mer du Sud, levant à chaque fois un gazon de terre, en criant « Vive le Roy », et le faisant crier à toute l’assemblée tant Française que sauvage.

En 1731, Gauthier Varennes de La Vérandrye allait explorer cette région tourmentée et presque inaccessible qui s’étend au nord du lac Supérieur ; et en quelques années il jetait les fondements de nombreux forts, échelonnés aux bords des lacs et des rivières, depuis les lacs Nepigon et Supérieur jusqu’aux prairies baignées par l’Assiniboine, la Saskatchewan, et les grands lacs Manitoba et Winnipeg.

De son côté, la Compagnie de la Baie d’Hudson avait établi ses comptoirs au fond de la Baie James, et elle prétendait bien accaparer le commerce des pelleteries de l’Ouest.

Les deux puissances marchaient ainsi à la conquête de ce que nous appelons aujourd’hui le Manitoba et les territoires du Nord-Ouest, les Français, par la voie des grands Lacs, et les Anglais par la mer du Nord. Mais la cession du Canada à l’Angleterre vint porter un coup mortel aux agrandissements des fondations françaises dans l’Ouest.

« La conquête, dit M. Masson dans son bel ouvrage « Les Bourgeois de la Compagnie du Nord-Ouest, » devait nécessairement amener de grands changements dans la traite des Pays-d’en-Haut. Les privilèges, les monopoles, incompatibles avec les idées nouvelles, disparurent graduellement ; les postes militaires et de trafic furent abandonnés, et les anciens Bourgeois ou commandants ruinés laissèrent le pays. Les traiteurs anglais, qui voulurent marcher sur leurs traces, ne connaissaient ni le pays, ni les indigènes, qui leur étaient antipathiques ; et ces derniers, ne trouvant plus de débouchés du côté du Canada pour leurs pelleteries, se dirigèrent vers la Baie d’Hudson.

Un grand nombre de coureurs de bois, qui regrettaient la bonhomie et la familiarité de leurs anciens maîtres, et ne pouvaient se faire aux manières plus rudes et aux idées plus sévères et plus pratiques des nouveaux venus, les y suivirent ou se dispersèrent parmi les différentes tribus. Les relations avec le Canada furent interrompues ; et, après quelques années il ne resta plus dans le Nord-Ouest que de rares vestiges de l’influence civilisatrice de l’ancien régime. »

Cependant la traite des pelleteries était un champ trop avantageux pour être abandonné, et bientôt un Anglais, qui est devenu célèbre, M. Henry, s’aventura sur les traces qu’avaient laissées les voyageurs français. Il éprouva d’abord bien des revers et des mésaventures. Mais il forma ensuite avec un Canadien-Français — J. B. Cadotte — une société qui prospéra remarquablement.

Les frères Frobisher et Peter Pond devinrent plus tard leurs associés, et de nouveaux succès couronnèrent leurs efforts.

Ils étendirent leur commerce jusqu’aux postes les plus éloignés que les Français avaient fondés sous l’ancien régime, et atteignirent enfin la fameuse région d’Athabaska, qui fut l’emporium, du Nord-Ouest.

C’est ainsi qu’ils devinrent, en 1784, les organisateurs de la Compagnie du Nord-Ouest, qui a été très puissante, et qui a compté parmi ses membres des hommes remarquables. Puisque nous allons traverser le théâtre de leurs exploits, il convient de rappeler ici leur souvenir.

Un des plus célèbres Bourgeois du Nord-Ouest fut Alexandre MacKenzie. Jeune encore, mais plein de courage, et d’un caractère aventureux, il avait la passion des voyages et des découvertes. Dès son arrivée dans les Pays-d’en-Haut, il avait fait le rêve de découvrir ce fameux passage du Nord que l’on cherchait depuis longtemps et d’atteindre l’Océan Glacial.

C’était un projet des plus audacieux, et dont il était impossible de prévoir toutes les difficultés et les dangers. Les sauvages, qui prétendaient connaître le pays, assuraient que plusieurs hivers passeraient avant, qu’il pût atteindre l’Océan, et qu’à son retour ses cheveux auraient blanchi. Ils ajoutaient qu’aux bords d’une grande rivière qui coulait vers le Nord, il rencontrerait une race d’anthropophages pour lesquels il serait un mets succulent. Le froid, la faim, des navigations pleines de périls, des solitudes immenses, des forêts presque impénétrables, et mille autres dangers étaient à redouter.

Mais rien ne put arrêter le hardi voyageur et ses intrépides compagnons, dont quatre étaient Canadiens-français et un Allemand. Leur expédition ne dura guère plus de trois mois, et fut couronnée d’un plein succès. Ils découvrirent le grand fleuve qui porte aujourd’hui le nom de son découvreur, et le parcoururent jusqu’à l’Océan Glacial. C’était en 1789.

Ce premier succès ne put satisfaire les aspirations de l’ambitieux Bourgeois, et c’est l’Océan Pacifique qu’il voulait maintenant atteindre. La nouvelle entreprise était plus difficile encore et son organisation fut pleine d’embarras, mais l’énergique volonté de Mackenzie triompha de tous les obstacles, et le 9 mai 1793 il s’embarquait sur la rivière à la Paix, en route pour la Mer d’Ivoire. Il avait avec lui six voyageurs Canadiens-français, deux sauvages et un Anglais. Après des périls et des fatigues sans nombre, dans les Montagnes Rocheuses, ils durent abandonner leur canot, et s’aventurer à pied au milieu des rochers et des bois dans la direction du soleil couchant. Enfin le 22 juillet 1793 la Grande Mer de l’Ouest apparaissait à leurs regards, et Alexandre MacKenzie écrivait son nom sur les rochers du rivage.[1]

Les misères qu’il endura dans ce pénible voyage altérèrent considérablement sa santé, jusqu’alors très robuste, et ce ne fut pas sans peine qu’il put faire et publier la relation de ses voyages.

Heureusement, il avait près de lui un ami précieux, qui lui fut toujours fidèle, et qui pouvait l’assister dans un ouvrage de ce genre. C’était M. Roderie Mackenzie, qui avait une instruction brillante, et qui pendant ses longs hivers au fort Chippewean cultivait les Lettres.

Il avait fait de ce fort, perdu dans les lointaines solitudes du Lac des Buttes, une résidence luxueuse ; et il y avait installé une bibliothèque qui l’avait fait surnommer « La petite Athènes des régions hyperboréennes. »

On croit donc que M. Roderie Mackenzie collabora à cette relation des voyages de son ami Alexandre Mackenzie, qui valut à ce dernier le titre et la décoration, de chevalier commandeur de l’ordre de Saint-Michel et Saint-George. Malgré ses succès, Sir Alexander Mackenzie n’était pas à la tête, ni le plus important bourgeois de la grande Compagnie, et des rivalités surgirent entre lui et son chef, Simon MacTavish.

Il en résulta une rupture éclatante, et la formation d’une nouvelle compagnie, dont Sir Alexander devint le chef.

Entre deux hommes aussi bien doués pour la lutte que l’étaient les deux chefs, la guerre ne pouvait manquer d’être ardente, et elle se continua avec une activité et un acharnement terribles jusqu’à la mort de M. MacTavish, arrivée inopinément en juillet 1804.

Ce brillant chef de l’ancienne Compagnie était encore jeune, et avait réalisé une très belle fortune. Quand la mort vint l’arracher à ses admirateurs il se faisait construire un château au Pied de la Montagne, à Montréal, à l’endroit même où Sir Hugh Allan a bâti depuis Ravenscraig.

M. MacTavish disparu, l’ancienne et la nouvelle Compagnie se fusionnèrent, et les Bourgeois purent accroître leur prospérité et leur opulence. Ceux qui demeuraient à Montréal y possédaient des résidences fastueuses, et y exerçaient une hospitalité princière.

Ils y occupaient dans la société une position à peu près analogue à celle dont jouissent aujourd’hui les magnats du Pacifique.

Cependant l’opulente Compagnie avait une rivale puissante dans la Compagnie de la Baie d’Hudson, et la lutte commencée depuis longtemps s’accentua de plus en plus.

La première comptait parmi ses Bourgeois les deux Mackenzie — Simon Fraser, qui chercha une nouvelle route pour atteindre l’Océan Pacifique, et découvrit le beau fleuve qui porte son nom — David Thompson, qui avait fait partie de la Compagnie de la Baie d’Hudson — l’infortuné Benjamin Frobisher, dont nous rappellerons la mort tragique — Duncan Cameron, Peter Grant et John MacDonald.

Ce dernier était né dans les montagnes d’Écosse et descendait de l’ancienne famille dont les ancêtres furent contemporains de Noé, dit-on. Suivant la légende, ils n’auraient pas eu besoin d’entrer dans l’Arche pour être sauvés du déluge ; car ils possédaient un navire du même genre sur le lac Lhomond ; et comme ils n’avaient pas reçu l’ordre d’y renfermer les animaux du globe, ils laissèrent cette tâche désagréable à Noé, et réunirent dans leur navire autant, de beaux hommes et de belles femmes qu’il pouvait en contenir. C’est ainsi que les MacDonald expliquent l’incontestable supériorité de leur noble famille.

Comme on voit, la Compagnie du Nord-Ouest comptait parmi ses membres plusieurs hommes remarquables ; mais celle de la Baie d’Hudson était aussi fortement organisée, et elle rencontra un puissant appui dans Lord Selkirk.

La compétition entre les deux compagnies qui se disputaient le monopole de la traite dans l’extrême Ouest de l’Amérique Britannique du Nord, engendra une véritable guerre. Les hostilités commencèrent par des dénonciations, des poursuites, des arrestations et des saisies, et elles finirent par des expéditions armées et des batailles.

De déplorables excès furent commis de part et d’autre, et le malheureux Frobisher fut victime d’un des attentats que l’on reproche à la Compagnie de la Baie d’Hudson.

M. S. H. Wilcocke, qui paraît avoir été un des plus féconds publicistes de ce temps-là, a fait de cet événement une narration que M. Masson reproduit dans le second volume de son ouvrage. Elle est sans doute un peu chargée, et trahit l’animosité de l’auteur contre la Compagnie de la Baie d’Hudson ; mais les faits principaux en sont vrais, et l’on ne peut imaginer, sans l’avoir lue combien cette histoire est lamentable. Fait prisonnier par M. Williams, alors gouverneur d’Assiniboia, il avait été envoyé à York-Factory, et il y était détenu. Mais il réussit à s’évader, avec deux voyageurs — Turcotte et Lépine — et ils marchèrent pendant deux mois dans la direction d’un poste de la Compagnie du Nord-Ouest.

Après avoir enduré des fatigues et des misères inénarrables, après s’être nourri pendant plusieurs jours de peau d’orignal et de cette mousse qu’on appelle tripe de roche, ils étaient parvenus à deux jours de marche d’un établissement de la Compagnie, au bord du lac Bourbon, ou des Cèdres ; mais Frobisher ne put aller plus loin, et ses deux compagnons l’y abandonnèrent, à sa demande, pour aller chercher du secours au Fort.

Ils le quittèrent le 20 novembre 1819 sans autre nourriture qu’un morceau de peau de buffle desséchée. C’est tout ce qu’ils avaient, et ils n’emportèrent pour se nourrir eux-mêmes pendant le voyage que deux paires de mocassins !

Hélas ! ce ne fut qu’au bout de quatre jours qu’ils atteignirent le Fort, après avoir mangé leurs souliers ; et quand les hommes qu’ils envoyèrent au secours de Frobisher arrivèrent au lac Bourbon, ils ne trouvèrent plus qu’un cadavre, et constatèrent qu’il avait mangé son morceau de peau de buffle, et le talon d’un de ses souliers !

La mort de Frobisher n’était pas de nature à ralentir les hostilités entre les deux Compagnies, et celle du Nord-Ouest aurait fini par triompher de sa rivale de la Baie d’Hudson. Mais pendant qu’elle poursuivait la lutte avec activité et intelligence au Nord-Ouest, ses agents en Angleterre, qui contrôlaient la majorité des actions, s’entendaient avec les adversaires, et signaient un traité d’union qui mettait fin virtuellement à la Compagnie du Nord-Ouest.

Le trafic de l’Ouest convergea de nouveau vers la Baie d’Hudson, et, comme dit M. Masson en terminant son travail, les Bourgeois furent noyés dans la nouvelle organisation devenue anglaise : The Lords of the lakes and forests had passed away !

On était en 1822. Il y avait deux ans que les deux plus brillantes personnifications des deux compagnies avaient quitté la scène de ce monde. Sir Alexander Mackenzie était allé mourir dans ses chères montagnes d’Écosse en mars 1820, et Lord Selkirk s’était éteint quelques semaines après dans le midi de la France.

  1. Dans la préface d’Atala, Chateaubriand raconte qu’il avait projeté de faire les découvertes de ces deux fleuves qu’il appelait le fleuve Bourbon et la rivière de l’Ouest. Mais avant qu’il eût pu organiser son voyage il apprit que Mackenzie l’avait devancé.