De Québec à Victoria/Chapitre VI

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Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 67-74).

VI

LES PREMIERS MISSIONNAIRES


Marche de la civilisation. — Lord Selkirk et les missionnaires. — Mgr Provencher. — Extension des missions. — La Congrégation des Oblats. — Mgr  Taché.


La marche de la civilisation depuis l’avènement du christianisme est presque partout la même. Les découvreurs s’avancent les premiers, et révèlent au monde l’existence de terres et de races jusqu’alors inconnues.

Les missionnaires catholiques s’élancent à leur suite, et ils ouvrent au milieu des solitudes sauvages les routes que suivront plus tard les colons.

Nous avons vu comment les découvreurs français remontant notre grand fleuve et nos grands lacs étaient parvenus jusqu’à la région des prairies, et comment M. de la Vérandrye avait, de 1731 à 1748, établi des forts à différents endroits jusqu’aux rivages de la Saskatchewan.

Nous avons vu comment les Bourgeois, qui étaient aussi des découvreurs, avaient étendu le champ de leurs opérations, et avaient poussé leurs expéditions jusqu’à l’Océan Pacifique.

Le jour des missionnaires était alors venu ; car jusque là les Jésuites n’avaient guère pénétré au delà du Sault-Sainte-Marie.

Mais qui se souciait du prêtre dans ces régions lointaines et sauvages ? Qui allait les y appeler, et leur procurer des moyens de transport pour franchir les immenses distances qui les en séparaient ? Qui allait les protéger et les soutenir dans un pays si éloigné de la civilisation, et qui n’était presque pas habité ?

Tout homme devient un instrument dans les mains de la Providence, quand elle en a besoin pour l’accomplissement de ses desseins, et celui qu’elle choisit alors fut un protestant, Lord Selkirk.

Nous avons raconté en quelques pages les luttes des deux grandes Compagnies du Nord-Ouest et de la Baie d’Hudson. La première, ayant son siège principal à Montréal, était considérée comme canadienne, tandis que la seconde était anglaise, et avait son centre à Londres.

La Compagnie du Nord-Ouest avait d’ailleurs repris les routes ouvertes sous l’ancien régime français, et attirait vers elle les vieux coureurs des bois, et les voyageurs canadiens.

En accaparant cet élément elle s’assurait une influence d’autant plus forte que les sauvages avaient toujours des sympathies pour la race française, et elle aurait fini par triompher infailliblement de sa puissante rivale.

En devenant le principal actionnaire de la Compagnie de la Baie d’Hudson, Thomas Douglas, comte de Selkirk, avait compris que la prépondérance au Nord-Ouest passait à la Compagnie rivale, et il avait résolu d’enrayer ce mouvement.

Pour cela, il ne fallait pas rester isolé sur la rive lointaine de la Baie d’Hudson, et il fonda une colonie sur les bords de la rivière Rouge.

« Au commencement de l’année 1813, dit M. l’abbé Dugas, cette colonie se trouvait composée d’environ cent personnes, et au mois de septembre 1814, elle en comptait à peu près deux cents. »

Les Bourgeois du Nord-Ouest virent dans cet établissement, une menace formidable. Ils contestèrent les titres de concession de Lord Selkirk, et lui déclarèrent une guerre de corsaires.

À deux reprises la colonie fut en grande partie détruite. Mais Lord Selkirk avait une énergie indomptable, et il comprit que ses essais de colonisation trouveraient une aide puissante dans la religion. Pour attirer à lui les voyageurs canadiens et les sauvages, il lui fallait des missionnaires.

Il écrivit donc à Mgr  Plessis, évêque de Québec, en avril 1816, pour lui offrir sa coopération et ses secours, si Sa Grandeur réalisait le dessein qu’elle avait déjà formé d’envoyer des missionnaires à la rivière Rouge.

« Ce serait, disait-il, avec la plus grande satisfaction que je coopérerais de tout mon pouvoir au succès d’une telle œuvre ; et si Votre Grandeur veut choisir un sujet convenable pour l’entreprendre, je n’hésite pas à lui assurer ma considération et à lui offrir tous les secours que Votre Grandeur jugera nécessaires… »

Lady Selkirk et plusieurs employés des plus influents de la Compagnie de la Baie d’Hudson, presque tous protestants, écrivirent dans le même sens.

Monseigneur Plessis délégua donc, à la rivière Rouge M. Tabeau, curé de Boucherville, avec instructions de visiter le pays et de faire rapport sur l’opportunité d’y établir une mission.

Mais M. Tabeau se laissa effrayer par les hostilités qui se poursuivaient entre les deux Compagnies, et il ne se rendit pas même jusqu’à la rivière Rouge. Pour des raisons qu’on ignore, il ne fit rapport de son voyage que dans l’hiver de 1818, et si l’on en juge par la lettre sévère que Mgr  Plessis lui adressa, le 8 mars, ce rapport n’était guère satisfaisant.

Mais le grand évêque n’abandonna pas son projet, et sa lettre au curé de Boucherville se terminait comme suit :

« J’ai la confiance qu’on trouvera, dans le clergé canadien, des hommes assez généreux pour se mettre à la tête de cette entreprise. N’est-ce pas honteux que pour le seul motif d’un gain temporel, des marchands nous aient devancés dans ces pays lointains. »

M. Provencher, curé de Kamouraska, et M. Dumoulin, un des vicaires de Québec, répondirent à l’appel de leur évêque, et partiront pour la rivière Rouge dès les premiers jours de mai 1818.

En même temps, M. Tabeau s’embarquait avec les gens de la Compagnie du Nord-Ouest, pour se rendre jusqu’à Fort-William, le siège principal des affaires de la Compagnie, et pour aller donner des missions dans les postes voisins.

La route que l’on suivait alors était, celle que Champlain lui-même avait parcourue jusqu’au lac Huron, en 1634.

Les voyageurs partaient de Lachine en canot, et remontaient la rivière des Outaouais jusqu’à Mattawa. De là, par la rivière Mattawan et une série de petits lacs et de portages ils atteignaient le lac Nipissing, d’où ils gagnaient le lac Huron par la rivière des Français. Longeant ensuite les bords du lac Huron, et cinglant au milieu des îles innombrables de la Baie Géorgienne, ils arrivaient au Sault-Sainte-Marie, parcouraient le lac Supérieur dans toute sa longueur et abordaient à Fort-William à l’embouchure de la rivière Kaministiquia.

Nous ne suivrons pas les missionnaires dans leur long voyage qui dura près de deux mois. Qu’il nous suffise d’ajouter qu’ils arrivèrent au fort Douglas, bâti au bord de la rivière Rouge, le 16 juillet après-midi.

Le temps était splendide, et la population réunie les attendait au rivage. Il y avait là de vieux coureurs des bois qui n’avaient pas vu de prêtres depuis leur enfance, et des Métis qui n’en avaient jamais vu. C’étaient les premières robes-noires qui venaient les visiter, et elles allaient à l’avenir demeurer au milieu d’eux.

Ce fut un jour mémorable et de grande joie pour la rivière Rouge, et des larmes d’attendrissement coulèrent de bien des yeux.

Le grain de sénevé était jeté en terre ; mais la germination en fut d’abord assez lente.

Revenu au Canada, en 1820, M. Provencher y demeura deux ans. Il y fut sacré évêque de Saint-Boniface, le 12 mai 1822, et quand il reprit la route de ses missions il ne pût décider à le suivre qu’un jeune ecclésiastique, M. Harper, qui fut plus tard ordonné prêtre à la rivière Rouge.

Les premiers prêtres canadiens qui plus tard voulurent bien se dévouer à ces lointaines et difficiles missions furent M. Boucher en 1827, M. Belcourt en 1831, M. Poiré en 1832, M. Jean-Baptiste Thibault en 1833. Puis, vinrent M. Demers en 1837, M. Blanchet et M. Mayrand en 1838, M. Darveau en 1841, MM. Laflèche et Bourassa en 1844. Dans cette dernière année arrivaient aussi à la rivière Rouge les quatre premières religieuses, appartenant à la communauté des Sœurs Grises.

Depuis quelque temps déjà Mgr  Provencher réclamait l’aide d’un ordre religieux pour lui confier plus spécialement l’œuvre de ses missions. Ses vœux furent enfin exaucés, et l’ordre des Oblats de Marie Immaculée entra dans cette carrière immense où il exerce son zèle apostolique, depuis près d’un demi-siècle.

C’est en 1845, que l’on vit arriver à la rivière Rouge, après un voyage de deux mois, le R. P. Aubert, et le Frère Alexandre Taché, qui n’était alors que sous-diacre, et qui, six ans après seulement, devait recevoir la consécration épiscopale.

Désormais, la vigne plantée par Mgr  Provencher, ne pouvait plus périr ; car l’ordre des Oblats était tenu de lui envoyer des ouvriers, et le coadjuteur qu’il fournissait à l’évêque de Saint-Boniface, possédait des qualifications exceptionnelles.

« Je désirais un coadjuteur plus capable que moi, écrivait Mgr  Provencher ; je ne doute pas de l’avoir trouvé en lui. Il possède les langues pour se faire entendre de tout son peuple ; il a l’activité de la jeunesse, et la prudence de plus d’un vieillard. Je crois que l’expédition des affaires ne le gênera pas. Dieu s’en est mêlé, je l’en remercie. »

Aussi le vénérable prélat salua-t-il le retour d’Europe de Mgr  Taché, qui avait été sacré en France, en répétant les paroles du saint vieillard Siméon : Nunc dimittis servum tuum, Domine…

Ce salut était prophétique ; car moins d’un an après, le 7 juin 1853, il s’éteignait doucement à Saint-Boniface, où vit encore le souvenir de ses qualités et de ses vertus.

Nous verrons plus loin ce qu’est devenue l’œuvre des missions au Nord-Ouest sous la direction de son illustre successeur.