De Québec à Victoria/Chapitre X

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Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 109-118).

X

DE WINNIPEG À PRINCE ALBERT


Portage-la-Prairie — Carbery — Brandon — Regina — En route pour Prince-Albert. — Histoire du vieux Pasquaw. — Saskatoon. — Duck Lake. — Batoche.


En sortant de Winnipeg nous avons sous les yeux, se déroulant jusqu’à la limite de l’horizon, l’immense panorama des prairies. Mais jusqu’à un endroit appelé Poplar Point, à 40 milles Ouest de Winnipeg, la culture fait défaut — les terres appartenant à des spéculateurs, qui attendent sans doute pour vendre que la hausse extrême se produise.

Après Poplar Point s’étendent de chaque côté de la voie des fermes immenses. Des maisons assez rares, des granges plus rares encore, mais des champs de blé et d’avoine à perte de vue, dans lesquels les grains ne font que sortir de terre.

Nous sommes au 20 mai, et la température est très belle. Du côté sud, au loin, l’œil se repose sur une ligne de bois verts qui indique les bords de la rivière Assiniboine, et qui tantôt se rapproche et tantôt s’éloigne du chemin de fer.

Au Portage-la-Prairie la voie ferrée et la rivière se rapprochent, et un autre chemin de fer, le Manitoba et Northwestern, se dirige d’ici vers Prince-Albert, avec des embranchements qui atteindront Rapid City et Shell River. Il y a ici de grands moulins à farine, des élévateurs et plusieurs manufactures.

Portage-la-Prairie est déjà une ville relativement importante et deviendra certainement une des plus florissantes du Manitoba, parce qu’elle est au centre d’une des régions agricoles les plus fertiles du monde.

Lors de mon passage ici l’année dernière (1891), la récolte commençait, et c’était merveilleux de voir onduler sous nos regards une mer sans limites de blonds épis. Qu’elle était belle la prairie drapée dans ce riche manteau d’or, qui ruisselait au soleil et ondulait sous la brise !

Quelques semaines après, je lisais dans un journal que le mouvement des grains était commencé dans les vastes greniers de Portage-la-Prairie ; que ses nombreux élévateurs y recevraient 12,000 à 15,000 minots de bled par jour ; de long files de waggons, chargés de ce fruit précieux de notre sol, s’alignaient aux alentours des élévateurs, et l’on annonçait qu’en un seul jour les trains du Pacifique avaient amené à Portage-la-Prairie 92 chars remplis de froment. Les prix variaient de 75 à 78 centins par minot.

On dira peut-être que ce prix est bien peu de chose. Mais c’est relatif ; et pour connaître les profits réalisés, il faut tenir compte de la quantité et du coût de la production. Si la production est de 40 à 50 minots par acre, et si le prix de revient est de 25 à 30 centins par minot, les profits sont magnifiques, n’est-ce pas ? Or, ce sont précisément les chiffres moyens qu’on me donne ici.

À 50 milles ouest de Portage-la-Prairie s’élève une autre ville au milieu d’immenses champs de blé : c’est Carberry. On y voit déjà trois églises, cinq élévateurs, des écoles, un journal, des magasins, des manufactures, trois hôtels, deux bouchers, deux boulangers, trois médecins, deux libraires, et la ville est éclairée à la lumière électrique.

La quantité de grains entassée dans les élévateurs de Carberry l’année dernière (1891) a atteint le chiffre d’un million de minots. Les terres de 160 acres s’y vendent $1, 000 à $4, 000, suivant leur location et leurs améliorations.

À partir de la station suivante il se produit une dépression assez sensible dans la prairie, et nous descendons la pente de la vallée où coule l’Assiniboine. Bientôt nous traversons cette rivière sur un pont en fer, et de nombreux élévateurs qui bordent la voie ferrée nous annoncent le voisinage d’une ville importante. C’est Brandon, agréablement située sur une colline, et très bien bâtie.

Cette ville a un grand avenir. Le commerce de grains et de bestiaux y prend de vastes développements, et il s’étendra encore à mesure que s’allongeront les chemins de fer dont Brandon est le centre.

Un de ces chemins court vers le Nord-Ouest ; un autre va relier Brandon à Morris, au Sud ; un troisième atteint les mines de charbon de Souris, au Sud-Ouest.

Une dizaine d’élévateurs domine la ville, et plus de deux millions de minots de blé y ont été apportés en 1891.

Il s’y fait en même temps un grand commerce de billots d’épinette qui viennent des forêts du Nord par l’Assiniboine et qui sont sciés et vendus par les grandes scieries de M. Christie, à une petite distance de la gare.

Je ne puis que mentionner en courant ces villes florissantes, et je passe sous silence bien des stations qui seraient dignes de mention.

Je ne décris d’ailleurs que les endroits que nous traversons. Mais que d’autres centres de population sont échelonnés le long de l’Assiniboine et des lignes de chemin de fer au Sud et au Nord de la voie principale !

Quand nous quittons Brandon il fait nuit, et quoique nous retardions encore nos montres d’une heure nous n’y voyons plus.

Mais, au retour, nous avons pu voir plusieurs des petites villes qui grandissent à l’ouest de Brandon, et nous avons surtout remarqué Oak Lake, Virden, Elkhorn et Moosomin. Ce sont autant de centres agricoles pleins de promesses pour l’avenir. Moosomin est la première ville importante de l’Assiniboia.

Quand nous avons traversé Broadview, Grenfell, Wolseley et Qu’Appelle, il y avait longtemps que nous dormions profondément.

C’est le calme et le silence qui nous réveillèrent. Notre palais roulant était seul sur une voie d’évitement, et le train régulier avait continué sa route sur ses rails interminables. Nous étions à Regina, capitale des Territoires du Nord-Ouest.

On nous y attendait, et nous trouvâmes un solide déjeuner dans un des hôtels voisins de la gare. Puis, nous nous réinstallons dans notre cher Canton, qu’une locomotive vient d’accrocher, et tournant le dos à Regina nous filons vers le nord.

Bientôt nous nous enfonçons dans une étroite vallée, arrosée par une branche ou un affluent de la rivière Qu’Appelle. Quelques fermes et de rares troupeaux nous apparaissent de distance en distance.

À une vingtaine de milles la voie se bifurque. La ligne de droite court directement vers le Grand Lac, qui a 60 milles de long, 2 à 4 milles de large, et sur lequel navigue un bateau.

Ce serait la voie la plus courte pour se rendre à Prince-Albert ; mais au-delà du Grand Lac la terre est peu favorable à la culture, dit-on ; et l’on a calculé qu’il serait plus avantageux de décrire un grand arc à l’ouest pour atteindre la Saskatchewan du Sud, la traverser, et courir ensuite vers Prince-Albert entre les deux rivières Saskatchewan.

La prairie n’est guère plus accidentée à mesure que nous avançons vers le Nord, et les spectacles qu’elle offre à nos regards sont toujours les mêmes.

En étudiant la carte du pays, j’aperçois un carré rose, indiquant une réserve sauvage, et qui se nomme Pasquaw Band. J’interroge Mgr Taché — qui voyage avec nous depuis Winnipeg — et il me raconte l’histoire suivante.

Pasquaw est le nom d’un chef sauvage qui vivait ici il y a quelques années. Le R. P. Hugonard avait entretenu avec lui des relations plus ou moins fréquentes, et le vieux chef, qui était resté païen, lui avait dit : si tu apprends jamais que je suis malade viens me voir.

Un jour, le vieux Pasquaw se sentit mourir, et il fit avertir le zélé missionnaire qui se hâta d’accourir.

Mais il trouva auprès du malade ses trois femmes, et quelques-uns de ses guerriers, qui se montrèrent fort irrités de voir arriver le prêtre. Les femmes surtout ne voulaient pas lui permettre d’approcher du malade, et lui répétaient sur tous les tons « va-t’en », avec des regards et des grimaces qui manquaient complètement d’attrait. Les guerriers le regardaient aussi d’un fort mauvais œil.

Mais le missionnaire laissait passer les injures, s’humiliait devant les menaces, et attendait patiemment que le vieux chef pût imposer son autorité, et le faire respecter par son entourage. De temps en temps le moribond paraissait se ranimer, et en entendant les imprécations et les paroles menaçantes de ses femmes, il faisait signe au missionnaire de ne pas s’en aller.

Le courageux missionnaire passa ainsi deux jours et deux nuits, priant en silence, et souffrant du froid et de la faim, attendant l’heure de Dieu.

Est-ce que Dieu pouvait abandonner cette âme qui l’avait appelé ? Est-ce qu’il n’entend pas des profondeurs de l’infini l’humble soupir que l’enfant des bois pousse vers lui du fond de son wigwam ?

L’heure de Dieu vint enfin. Le troisième jour (c’est le troisième jour que le Christ ressuscita !) le malade fit un effort, s’assit sur sa couverte et dit à l’homme de la prière qu’il voulait être baptisé.

Les femmes se précipitèrent sur lui, le recouchèrent et voulurent éloigner le prêtre. Mais alors un des guerriers s’interposa et interrogea le moribond.

Quand ses réponses fermes et nettes l’eurent convaincu que le vieux chef voulait résolûment recevoir le baptême, il éloigna les femmes et dit au missionnaire de faire ce que Pasquaw demandait.

Le prêtre adressa alors la parole au vieillard. Il lui rappela les principales vérités de notre religion, et les merveilleux effets du sacrement qu’il allait recevoir. Tout en l’exhortant ainsi, le missionnaire réchauffait dans ses mains une fiole qu’il avait apportée, et dans laquelle l’eau s’était congelée.

À mesure que la glace fondait, l’âme de Pasquaw s’attendrissait. Son vieux cœur, que les glaces de l’âge et les affres de la mort avaient envahi, s’embrasait à l’approche du vrai Dieu ; et quand l’eau sainte du baptême arrosa son front, de douces larmes coulèrent de ses yeux.

Quand la cérémonie fut terminée le P. Hugonard voulut se retirer. Mais alors les femmes s’y opposèrent. — « Puisqu’il est maintenant à ton Dieu, lui dirent-elles, reste avec lui jusqu’à la fin pour lui ouvrir la porte de l’autre monde et le présenter au Grand Maître de la Vie. »

Le missionnaire se rendit à leur demande, et quand le malade paraissait le désirer il lui parlait de son Dieu. Le lendemain, le vieux Pasquaw, après avoir bien des fois baisé le crucifix rendit son âme au Créateur.

Son corps repose dans le cimetière de Qu’Appelle ; et celle de ses femmes qui avait fait le plus d’opposition à son baptême va souvent visiter sa tombe. Elle s’y accroupit dans l’herbe, et l’on dirait qu’elle prie. Que se passe-t-il alors entre l’âme du mort et celle de la malheureuse restée fidèle à son souvenir ? Dieu seul le sait, comme seul il connait les voies par lesquelles ces deux âmes se rejoindront sans doute dans un monde meilleur.

Nous avons troublé la paix d’une antilope qui paissait tranquillement dans un petit vallon où l’herbe était plus verte. Le sifflement de la locomotive l’a rendue folle de terreur, et elle a fait avec notre train une course échevelée, suivant une ligne parallèle à quelques centaines de pieds de la voie. Nous avons eu quelque peine à la dépasser, tant elle s’enfuyait avec agilité.

De temps en temps nous nous arrêtons à une gare isolée ; mais aucune ville ni village ne s’élève encore sur cette voie nouvellement ouverte, jusqu’à ce que nous arrivions à Saskatoun. Ici, nos regards un peu fatigués de la prairie peuvent se reposer enfin sur de grands arbres dont les feuilles vert tendre ne font que s’ouvrir et sur une jolie rivière bordée de collines boisées.

C’est la Saskatchewan[1] du sud, qui se nommait autrefois la Fourche des Gros-Ventres, parce qu’une tribu de ce nom habitait les bords de la partie supérieure. Elle est le grand déversoir des eaux du territoire d’Alberta et d’une partie de l’Assiniboia. C’est elle que le chemin du Pacifique traverse à Medecine Hat, à 150 milles au sud-ouest de Saskatoon, et qui, à peu près à la même distance du côté nord-est, va rejoindre la Sascatchewan du Nord pour aller se déverser dans le grand lac Winnipeg.

Trois heures de plus de chemin de fer, et nous arrivons à Duck Lake, le fameux Lac au Canard, où commencèrent les hostilités dans la Rébellion de 1885. Un petit village est groupé auprès de la station, à quelques arpents du lac voilé d’un bouquet d’arbres au feuillage naissant.

Nous y stationnons une demie heure, et nous causons avec les gens de l’endroit venus à la gare pour saluer les évêques.

Je les interroge sur divers incidents de la Rébellion et spécialement sur Batoche qui est à 8 ou 10 milles d’ici. Les récits qu’ils me font sont tristes et je crois qu’il vaut mieux ne pas les reproduire ; car s’ils sont véridiques le soleil de Batoche n’a pas été aussi brillant que celui d’Austerlitz.

Quand nous arrivons à Prince-Albert il fait nuit. Le quai de la gare est encombré de curieux ; mais nous ne sortons pas de notre hôtel Canton, et chacun se retire dans ses appartements avec un besoin de sommeil très prononcé.

  1. Le vrai nom sauvage de cette rivière paraît être Kisisktchiwan (courant rapide) ; et celui de la station devrait être Misaskwotonin (petite poire). Du premier mot les Anglais ont fait Saskatchewan, et du second Saskatoon.