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De Québec à Victoria/Chapitre XI

La bibliothèque libre.
Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 119-129).

XI

À PRINCE-ALBERT.


Paysage. — La ville et la rivière. — La messe au Couvent. — Le dîner. — Discours de Mgr Pascal et de Mgr Taché. — Bénédiction de la pierre angulaire de la cathédrale. — Sermon du Rév. P. McGruckin.


C’est dimanche, 22 mai 1892 ; et c’est le soleil entrant à pleine fenêtre dans ma chambre qui m’a réveillé. Oh ! me suis-je dit, en ouvrant les yeux, le soleil est matinal dans ces contrées du Nord ! Il reprend le temps perdu pendant l’hiver ! Je n’ai pas entendu le moindre bruit dans mon château mobile… Tout le monde dort sans doute, et le soleil a beau se hâter, il n’avance pas les affaires.

Je me lève, j’ouvre la porte de mon state-room : la maison est vide ! Tout le monde est déjà sorti. Comme ces prêtres sont matineux, comparés aux hommes du monde !

En réalité, il est à peine 7½ heures A. M. ; mais tous ces dignes évêques, religieux et prêtres ont des prières et des messes à dire avant de déjeuner, et pour peu que je me hâte, moi profane, j’ai quelque chance de les trouver à table.

Tout en faisant ma toilette, je jette un coup d’œil au dehors : le paysage a changé d’aspect. Ce n’est plus la prairie déroulant à perte de vue les plis onduleux de son écharpe verte. D’un côté c’est une colline que des arbres ombragent, et que de jolies villas couronnent, cachant à demi leurs toits rouges dans la verdure printanière des feuilles qui s’ouvrent. De l’autre côté, c’est la ville avec son joli couvent, ses grands magasins, ses hôtels, ses constructions de tous genres ; et au-delà c’est la Saskatchewan du nord, roulant ses flots jaunâtres, baignant à droite la grande rue de Prince-Albert et à gauche les grandes forêts qui s’échelonnent en amphithéâtre et vont se confondre avec les nuages du ciel.

Toute cette nature rit gaîment au soleil, qui l’a tant négligée depuis quelques mois, mais qui lui revient enfin et qui va la féconder de ses caresses. Tout renait, tout embaume, tout s’épanouit sous ses rayons. L’âme de la terre s’émeut au retour du printemps et se remet à chanter son hymne éternel au Créateur. Benedicat terra Dominum ; laudet et super exaltet eum in secula !

Une rue spacieuse me conduit de la gare au bord de la rivière. La falaise, haute de quinze à vingt pieds, forme une longue ligne droite et un large boulevard bordé d’un trottoir. C’est la grande artère commerciale de Prince-Albert, et toutes les boutiques, dont plusieurs fort élégantes, font face à la rivière. C’est vraiment un joli coup d’œil, et une promenade que bien des grandes villes auraient raison d’envier.

Ce qui en relève encore la beauté c’est l’épais rideau de verdure qui couvre toute la rive nord de la Saskatwan, et dont les plis avancés se prolongent de colline en colline jusqu’à l’extrémité de l’horizon.

La rivière est profonde et ses flots sont rapides. Elle a encore une course si longue à faire qu’elle n’a pas de temps à perdre ; et elle se hâte, comme si les 700 à 800 milles qu’elle vient de parcourir ne l’avaient pas fatiguée.

La maison des missionnaires, qui, depuis un an, est devenue un évêché, est loin d’avoir l’aspect d’un palais. Mais Mgr Pascal a le cœur beaucoup plus grand que son logement, et il nous reçoit avec une affabilité onctueuse et distinguée. Ajoutons que sa chapelle qui est sa seule église, prend la moitié de sa maison.

C’est au couvent que la table est mise pour nous, dans un réfectoire aussi large que bien garni. Il est sous la direction des Religieuses qui se nomment les Fidèles Compagnes de Jésus, Faithful Companions of Jésus ; et comme leur costume est horrible quelques malins les appellent frighful companions.

Franchement, je dois avouer que les dignes femmes ont un costume qui ne leur aide pas à plaire, et qu’en homme du monde un peu léger peut-être j’en ai éprouvé tout d’abord une espèce de prévention.

Mais quelques instants de conversation ont suffi pour me faire apprécier les hautes qualités qui les distinguent. Une de celles que j’ai vues venait de France, et les autres sont venues d’Angleterre. Elles sont fort instruites, bien élevées, distinguées, pleines de zèle et de dévouement.

Elles ont donné aux visiteurs l’hospitalité la plus large et la plus aimable ; et nous avons tous admiré leur couvent, qui est une belle construction en briques blanches et qui commande une vue pittoresque de la ville, de la rivière et des forêts du nord.

Dans leur chapelle qui est spacieuse fut d’abord célébrée une messe pontificale avec une grande solennité, et nous entendîmes un éloquent sermon de Mgr l’évêque des Trois-Rivières.

Un peu après midi, les Dames Religieuses nous firent servir un excellent diner ; et, quand vint le dessert, Mgr Pascal qui présidait se leva, et lut à ses hôtes avec une modestie touchante une suave adresse de bienvenue que nous allons résumer :

« La visite de si hauts dignitaires de l’Église et de tant de prêtres vénérés est pour nous à la fois un grand honneur et une grande joie. Elle sera une date mémorable et une belle page dans les annales de l’église naissante de la Saskatchewan.

« Mais je ne puis vous dissimuler ma confusion et ma peine de recevoir tant de grandeurs dans ma pauvreté, et je suis tenté de vous demander, comme le Divin Maitre à ceux qui étaient allés saluer le saint Précurseur au Désert : Quid existis videre ? Qu’êtes-vous donc venus voir ici ?

« Évêque sans église, et prince sans palais, je ne puis vous offrir que la modeste chapelle de l’apôtre et l’humble toit du missionnaire. Mais pourquoi rougirais-je de la pauvreté de mon épouse, quand la sainte pauvreté fut le vêtement de gloire de notre Rédempteur, l’héritage des apôtres, et le levier puissant de l’évangélisation apostolique ?

« D’ailleurs, il est un sentiment qui absorbe tous les autres en un jour comme celui-ci. C’est le bonheur de vous voir au milieu de nous, vénérés seigneurs, et vous surtout bien-aimé métropolitain, dont le nom est si populaire parmi les peuplades de ces immenses contrées.

« C’est bien vous, Monseigneur, qui, avec le vénérable évêque des Trois-Rivières, avez eu au printemps de votre carrière apostolique l’honneur et le mérite de répandre la semence de la foi dans les diverses missions de ce vicariat de Prince-Albert. En vous rendant ici traînés par la vapeur, vous reconnaissez après quarante ans la rivière et le sentier que votre pirogue et vos raquettes sillonnèrent au prix de fatigues, de privations et de peines dont Dieu seul connaît le nombre.

« À vous tous donc, et à chacun de vous, Vénérés Prélats, dignes prêtres et Religieux, à vous vieil apôtre du Nord-Ouest et organisateur de ce grand pèlerinage, à vous tous bienvenue et reconnaissance !

« L’empreinte de vos pieds restera sur les rivages de la Saskatchewan, et votre pieux souvenir demeurera gravé dans nos cœurs… »

Monseigneur Taché fit à cette adresse une réponse que nous regrettons vivement de ne pouvoir reproduire.

Ce fut l’improvisation la plus émue, la plus pathétique, la plus vibrante que nous ayons jamais entendue. Elle ne dura pas plus de trois minutes, et j’aie été absolument incapable, quand j’ai voulu la noter quelques heures après, d’écrire exactement ce qu’elle contenait. Ce dont je suis sûr, c’est qu’elle était admirable et qu’elle est sortie de son cœur comme un jet de flamme avec des larmes dans la voix, et des mots que lui-même j’en suis convaincu n’aurait pu retrouver une heure après.

Tout ce que j’ai pu me rappeler c’est que cette improvisation brûlante était un commentaire tout spontané de la réponse de Jésus-Christ à la question que lui-même avait posée à ses disciples : qu’êtes-vous donc allés voir au désert ? Quid existis videre ?

— « Un prophète ? répondait Mgr Taché ; oui, je vous le dis, et plus qu’un prophète ; car c’est un apôtre que nous sommes venus voir et un précurseur du règne de Jésus-Christ dans cette solitude ignorée du monde. C’est un fils né de la femme, comme Jean-Baptiste, mais qui a tout sacrifié, tout abandonné comme lui, et qui pour patrie a choisi le désert et pour famille les sauvages enfants des prairies et des bois.

« Ah ! nous comprenons votre joie en ce jour, Monseigneur ; mais elle est une bien faible compensation aux amertumes de l’exil, aux tristesses de l’isolement, aux douleurs et aux fatigues de l’apostolat.

« Tout missionnaire dans ces contrées peut dire comme l’apôtre des nations : une carrière immense est ouverte devant moi et c’est au prix de tous les dévoûments qu’il achète les joies spirituelles que la Providence lui répartit de temps en temps.

« Réjouissez-vous, Monseigneur ; car les semences que vous jetez en terre sont en pleine germination. Que dis-je ? Il en est déjà qui portent leurs fruits, et le jour viendra où vous pourrez dire comme Saint-Paul : « J’ai sujet de me glorifier près de Dieu dans le Christ Jésus… »

Le dîner s’acheva au milieu des rires et des gais propos des convives, parmi lesquels se trouvaient plusieurs des hommes les plus marquants de Prince-Albert, et notamment l’Hon. M. McGuire, l’un des juges de la Cour Suprême au Nord-Ouest, le maire de la ville et le député à l’Assemblée Législative des Territoires.

Vers les 3 heures P. M., une foule considérable était réunie autour d’une estrade, élevée à quelques arpents du couvent, sur le site choisi pour la cathédrale dont la première pierre devait alors être posée et bénie.

Trois adresses furent d’abord présentées aux évêques qui avaient pris place sur l’estrade, et Mgr l’archevêque de Saint-Boniface répondit en anglais et en français avec un à propos et une chaleur qui nous captivent toujours.

Cette fois, ce fut la note gaie qui domina dans ses improvisations, et il raconta des épisodes de ses premiers voyages à Prince Albert qui faisaient bien ressortir les contrastes avec le spectacle que nous avions sous les yeux.

Des psaumes et des hymnes furent ensuite chantés, suivant le rituel de l’Église, et le Rév. P. McGuckin, recteur de l’Université d’Ottawa fit le sermon de circonstance.

Il est bien rare, je crois, qu’une réunion de touristes aussi peu nombreuse compte autant d’orateurs éminents.

Mgr Taché et Mgr Laflêche sont connus. J’ai parlé précédemment de Mgr Duhamel. Mgr Brondel, évêque d’Helena, dont j’aurai à vous parler plus tard, est fort éloquent et parle également bien le français, l’anglais et le chinook.

À Prince-Albert, un autre orateur se révéla parmi nous, et fit un remarquable sermon. Il fallut lui faire violence ; car sa modestie le tenait toujours à l’écart. Mais il dut obéir à son Supérieur hiérarchique, et cet acte d’obéissance lui valut un succès oratoire.

Domus mea domus orationis, ma maison est une maison de prière. Tel est le texte que le R. P. McGuckin paraphrasa, avec une élégance sobre et une chaleur communicative.

Notons seulement quelques unes de ses idées que nous avons retenues :

« Cette parole divine, que j’ai prise pour texte, ne s’appliquait, quand elle fut prononcée, qu’au temple de Salomon à Jérusalem. C’était alors le seul temple du vrai Dieu dans l’univers.

« Mais aujourd’hui les temps prédits par le prophète Malachie sont depuis longtemps en voie d’accomplissement, et les maisons de Dieu se multiplient presque à l’infini du Levant au Couchant.

« Sans sortir de ce vaste et beau pays que vous habitez, quels changements se sont opérés depuis quelques années ! Avec quelle rapidité le culte du vrai Dieu s’y est étendu et propagé !

« Ce n’est qu’après trois siècles de luttes que le Christianisme est sorti des Catacombes. Mais dans ces immenses territoires, où naguère encore le nom du Christ était inconnu, il a suffi de quelques années pour que ce nom soit partout adoré, au bord des lacs et des rivières à travers les prairies et les montagnes.

« Partout où se groupent des chrétiens autour d’un prêtre s’élèvent des temples où le vrai Dieu est adoré. Et vous aussi, chrétiens de Prince-Albert, vous voulez que le Christ ait sa maison au milieu des vôtres ; et c’est ici que vous viendrez désormais lui adresser vos prières et lui offrir des sacrifices.

« Les premiers sacrifices que vous lui offrirez seront vos généreuses souscriptions ; car il faut de l’or pour construire ce temple, et si vous voulez que Dieu se plaise à habiter parmi vous faites lui une demeure digne de lui.

« Il saura bien vous indemniser de vos sacrifices, et c’est ici que vous viendrez chercher des consolations. C’est à ce lieu que se rattacheront tous les meilleurs souvenirs de votre vie. C’est ici que vous ferez baptiser vos enfants, que vous marierez vos filles. C’est ici que vous goûterez les vraies joies : Beati qui habitant in domo tud, Domine ! … »

Après la bénédiction, plusieurs de nos amis firent une course en voiture le long de la rivière, dans les rues de la ville, et sur la belle colline où s’élèvent les casernes de la Police montée, le Palais de Justice et quelques jolies résidences.

Après le souper, vêpres solennelles chantées par Mgr Hamel, et très beau sermon par Mgr l’archevêque d’Ottawa.

Vers les 10 heures, nous avions presque tous regagné notre domicile, je veux dire notre Canton, enchantés de tout ce que nous avions vu et entendu.