De Québec à Victoria/Chapitre XXVIII

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Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 329-345).

XXVIII

LES TROIS REINES DE L’OUEST


New-Westminster et ses pêcheries. — Vancouver et son parc. — Victoria et ses fleurs. — Les réceptions.


À moins d’un mille de la Mission, le chemin de fer se bifurque, et la ligue de gauche traverse le fleuve Fraser et court à travers le territoire de Washington vers Seattle et les autres villes américaines du littoral.

La ligne de droite continue de longer la rive nord du fleuve ; mais, à quelques milles plus loin, elle se divise en deux branches dont l’une conduit à Vancouver, et l’autre à New-Westminster.

Celle-ci est l’aînée des deux villes sœurs, et de beaucoup ; car elle a près d’un demi-siècle d’existence, tandis que Vancouver n’a guère que six années d’âge. C’est pourquoi New-Westminster a été pendant plusieurs années la capitale de la province, jusqu’à ce que Victoria lui ait enlevé cet honneur.

Si l’on me disait que Vancouver rêve à son tour de porter la couronne, je n’en serais nullement surpris ; et Victoria fera bien de ne pas s’endormir sur ses lauriers, si elle ne veut pas être éclipsée par son ambitieuse voisine.

Vancouver paraît être un de ces enfants terribles, chez lesquels

« La valeur n’attend pas le nombre des années ! »

En attendant que les péripéties de la fortune aient décidé la lutte de suprématie entre les trois villes, je les proclame les reines de l’Ouest canadien, et des reines charmantes à visiter.


New Westminster


Pendant près de trente ans cette ville est restée stationnaire. Aucune augmentation dans la population, aucun essor dans le commerce, nulle amélioration dans la construction, aucun progrès enfin ne faisait prévoir pour elle le développement rapide et continu qui a suivi la construction du chemin de fer. Jusque-là tout semblait plongé dans une sorte de torpeur, et les années s’écoulaient dans une vaine attente de réveil qui épuisait la patience et les ressources des pionniers. — Puis, tout à coup un grand changement s’opère, une voie de commerce s’établit, la ville grandit, prospère ; et en dix ans (de 81 à 91) sa population augmente de trois cents pour cent. Ceux qui voyaient s’ouvrir cette ère de progrès et croyaient à sa durée, achetèrent des terrains dont la valeur doubla et tripla rapidement, et réalisèrent ainsi de petites fortunes en très peu de temps. Aujourd’hui la vente des propriétés est quelque peu stationnaire ; mais les valeurs n’ont nullement baissé, et la ville est assez prospère pour se permettre d’espérer un mouvement d’extension normale plus ou moins rapide.

New Westminster n’a rien à envier à Vancouver pour le site. Bâtie à l’embouchure du Fraser, elle s’élève en amphithéâtre sur la pente d’une véritable montagne, étalant jusqu’au sommet ses rues droites, avec ses ravissantes villas, ses squares, ses parterres, ses parcs. C’est une suite de jardins suspendus d’où s’élancent des clochers, des cheminées et des tourelles qui se détachent sur le clair du ciel.

New Westminster compte aujourd’hui 8000 habitants dont un dixième est catholique. Elle possède huit églises protestantes de différentes dénominations, et deux églises catholiques desservies par les Oblats, ayant à leur tête Mgr Durieu. On y admire plusieurs beaux édifices, dont les plus remarquables sont le palais de justice, les banques, l’opéra, la salle de concert, et quelques villas très élégantes. Plusieurs journaux s’impriment et circulent chaque jour dans la ville et dans toute la Colombie.

Les plus grandes facilités sont offertes à l’éducation, et le nombre des écoles publiques ou privées est considérable pour la population.

Les catholiques y ont bâti un hôpital tenu par les sœurs de la Providence, un collège dirigé par les Oblats, et un couvent pour l’éducation des jeunes filles.

L’ancienne capitale a les plus faciles communications avec les villes environnantes. Un service direct de paquebots la relie à Victoria et Nanaïmo, tandis que des tramways électriques transportent ses habitants ou ses visiteurs jusqu’à Vancouver et autres endroits.

Dans ce pays d’où le soleil ne disparaît guère qu’à l’hiver (c’est ainsi que l’on appelle quelques mois de pluie tiède), le climat en général est doux et sain. Les déplacements sont faciles, les industries prospères, la ville claire, bien bâtie, adossée à la forêt vierge. En un mot c’est un séjour fort enviable et un excellent endroit pour les placements sérieux.

La ville Royale a fait aux visiteurs l’accueil le plus sympathique, et Son Honneur M. le maire Townsend est venu leur souhaiter la bienvenue. Les catholiques, ayant à leur tête MM. W. H. Keary, George A. Kelly et Arthur Shepherd leur ont présenté une adresse, remplie des meilleurs sentiments, à laquelle Mgr  Brondel a très bien répondu. Il y eut ensuite réception au couvent, suivie d’un lunch et d’une promenade en voiture à travers la ville.

La grande importance de New-Westminster lui vient surtout des pêcheries du Fraser et des côtes.

Il n’est en Colombie aucune industrie, aucun commerce qui offre un plus grand champ d’exploitation. L’archipel de Vancouver et les nombreuses rivières qui viennent s’y jeter regorgent de myriades de poissons faciles à prendre et dont la valeur commerciale est énorme. Il ne manque ici que des pêcheurs. À peine y a-t-il quelques émigrés Grecs, Italiens, Écossais, qui, sans beaucoup d’enthousiasme y viennent demander à la mer le travail et la vie, quand toute une population de pêcheurs pourrait vivre prospère dans ce pays où nulle classe de labeur n’offre une rémunération plus sûre et plus constante.

Il est certain qu’on transporte moins facilement que toute autre une colonie de pêcheurs. L’homme de la mer l’aime sans doute partout, mais il l’aime surtout chez lui ; il aime son rivage et ses côtes qu’il connaît jusqu’au dernier rocher ; il est habitué à naviguer dans certaines eaux locales où il peut presque reconnaître les flots de la veille et prévoir ceux du lendemain. Du reste, endurci comme il l’est à la vie rude, aux travaux qui brisent, il sera le dernier à céder aux circonstances les plus adverses, et les préférera peut-être, avec son expérience, à l’incertain d’une vie nouvelle dans un pays nouveau.

Seule, l’exploitation du saumon n’est pas négligée, et forme une industrie qui est toute une réclame pour la province colombienne.

À certaines époques les rivières pullulent d’innombrables saumons que l’on peut voir luttant contre tous les obstacles possibles et nageant avec une rapidité folle à travers la masse liquide.

On compte trois migrations principales de ce remarquable poisson. L’hiver et le printemps apportent le « saumon du printemps » (tyhee) dont le poids varie de deux à quatre-vingts livres, et qui égale en saveur les plus fins poissons d’Ecosse. Il s’ébat dans toutes les grandes rivières depuis novembre jusqu’à mars. Dans les mois d’été on capture le « sockeye » (nerva) qui est moins apprécié que le « tyhee » mais pourtant très répandu dans le commerce et d’un goût très fin, tout en étant plus sec que le premier. Il est aussi moins gros mais en quantité tellement considérable qu’on ne peut la calculer. Pendant son passage, l’embouchure du Fraser présente une apparence de très grande activité. On pourrait voir au petit matin des centaines de bateaux revenant avec des seines chargées de poissons argentés, qui sont déposés aux Canneries, comptés, taillés, préparés et expédiés par un personnel composé spécialement de Chinois et de femmes sauvages.

Enfin une troisième variété nage dans toutes les rivières pendant le mois de septembre ; elle est aussi très appréciée. Parmi les poissons qui ont la plus grande valeur commerciale on cite le poisson-chien qui se nomme Squalus Acanthus s’il mesure 3 pieds ; quand il a six pieds de longueur on l’appelle Tope-Shark. On en extrait une huile très en usage dans tout le Canada.

D’autres poissons plus petits et qui sont légion dans les rivières de Colombie sont très goûtés pour la table. Les principaux sont le flétan, la morue, l’éturgeon, le capelan, l’éperlan, le hareng et l’anchois. Il y a encore les moules, les crevettes et les huîtres de Colombie qui ont bonne réputation.

Le grand avantage qu’offre ce pays pour l’exploitation des pêcheries n’est pas seulement dans l’abondance du poisson, mais aussi dans la salubrité du climat, et surtout dans la très grande sécurité de la pêche. Les îles autour de Vancouver sont dentelées de petites baies où l’on peut voguer sans danger par tous les temps, et vivre à une courte distance de Victoria ou Nanaïmo.


Vancouver


La ville Impériale est bâtie sur une péninsule ; et des deux côtés la colline où elle est assise s’incline vers la mer, ou plutôt vers la masse d’eau qui l’entoure presque et s’appelle, ici False Creek, là Burrard Inlet, ailleurs English Bay. Des hauteurs, la vue s’étend à une très grande distance et embrasse tout le pays environnant jusqu’aux montagnes de l’île Vancouver, dont le sombre bleu nous apparaît dans l’ouest. Plus au sud une longue rangée de pics se dresse dans un lointain vague, tandis que dans le sud-est domine le mont Baker, splendide dans la lumineuse blancheur de sa neige. Enfin, si l’on tourne les yeux vers le nord on aperçoit les montagnes de la Cascade, qui sortent immédiatement de la mer, et s’y reflètent à travers le brouillard irisé qui les enveloppe et qui s’y mire avec elles.

On ne saurait trouver un paysage plus varié comme coloris, plus serein comme lumière, plus reposant comme perspective, le tout joint à une très grande majesté de forme et de décor ; et l’on resterait longtemps à l’admirer si notre attention n’était attirée par le spectacle animé qui se déroule à nos pieds. Au loin, c’est la grandeur calme, immobile, ici la vie, le mouvement, l’activité dévorante. Autour de nous la splendeur séculaire de la nature qui demeure, devant nous le tableau sans cesse renouvelé de la foule qui travaille, se hâte, court, se pousse, se bouscule, agitée, bruyante, haletante dans son immense " struggle for life ". Devant nous enfin une ville moderne, qui a surgi de terre en six ans comme par miracle, au milieu de la forêt vierge, et dans les rues de laquelle on aperçoit encore des troncs d’arbres gigantesques à demi consumés par le leu des défricheurs ; une ville qui à cause de son incomparable situation est devenue le trait-d’union entre l’Asie et l’Amérique, dont elle est aujourd’hui même un des grands centres. Avec cette constance dans la prospérité et cette merveilleuse rapidité de croissance, Vancouver sera avant longtemps un des points les plus importants du continent.

Les résidences privées à Vancouver sont les plus jolies que l’on puisse voir, et démontrent que ses architectes ont vraiment du goût. La plupart sont en bois peint, de ces bois superbes qu’ils tirent des forêts incomparables qui les entourent. Mentionnons celles de MM. Ceperley, McGilvery, Rand, Dunn, Dr Lefèvre et Abbott. Ces deux dernières sont admirablement situées au bord de l’escarpement du promontoire qui domine le port.

Vancouver se vante avec un orgueil bien légitime de posséder de nombreuses églises. — Celle de Notre-Dame du Rosaire compte un assez grand nombre de fidèles sous la direction du Père Fay.

C’est dans cette église que des adresses de bienvenue nous ont été présentées ; et c’est dans le jardin de l’aimable Père Fay, sous une large tente que les fleurs embaumaient, aux accords d’une fanfare installée à quelques pas, que nous avons dégusté un lunch exquis délicatement servi par les dames catholiques de la ville.

Les protestants ont un nombre considérable de temples, entre autres les églises épiscopalienne, presbytérienne, baptiste, du Christ, etc. — Les rues de la ville, larges, bien tenues, sont sillonnées de tramways électriques, remplies de bruit, de mouvement, de vie. Les édifices publics sont de jolies constructions. Vancouver possède quatre banques, et une salle d’Opéra, sans compter l’hôtel du Pacifique, un des plus jolis, des plus spacieux et des plus confortables que l’on puisse trouver.

— Cette ville a sur ses rivales de la Colombie une supériorité indiscutable : son parc est une véritable merveille. On traverse pour s’y rendre les rues les plus élégantes, bordées d’une longue suite de ravissantes villas entourées de fleurs à profusion et dont les fenêtres, les portes et quelquefois des pans entiers de murs disparaissent littéralement derrière des haies de roses grimpantes.

À travers une longue avenue où des petits arbres en fleurs paraissent défendre l’approche de leurs grands et vénérables voisins, on entre dans le "Stanley Park". De petits sentiers pratiqués dans la muraille de verdure quittent le chemin principal à différents endroits et nous conduisent dans l’immense sous-bois. La voilà enfin cette forêt vierge. Voilà ces grands arbres sauvages levant au ciel leurs longs bras chargés de verdures et de mousses comme pour les lui offrir en hommage. Voilà la nature primitive, immaculée, dans toute sa beauté, dans toute son incomparable richesse. On se sent bien petit devant cette grandeur, et bien jeune devant cette vieillesse ! Car il y a là des êtres bien vivants qui sont nés longtemps avant Christophe Colomb ! On reste rêveur en présence de ces colosses couvrant d’ombre épaisse le sol mousseux, balançant leurs cimes augustes aux vents légers, et se raidissant de toute leur hauteur contre la tempête, calmes, fiers, majestueux, et regardant la mer, cette autre majesté. Il semble que nous les ayons profanés en nous approchant d’eux, qu’ils regrettent leur solitude profonde d’autrefois, qu’ils en veulent à l’homme d’avoir percé leur mystère et rompu le charme de leur secret. Eux qui s’étaient contentés jusque-là de grandir toujours, abritant d’innombrables nids d’oiseaux, écoutant leurs concerts sans fin mêlés aux frémissements de l’air et à la grande voix de la mer lointaine et voilée comme un rêve.

Quel bruit plein d’harmonie profonde et de majesté on entend à mesure que l’on s’avance à travers la merveilleuse végétation, contournant les arbres géants dont les racines s’étendent à une distance énorme et s’enchevêtrent les unes aux autres ! Les troncs sont cachés par une mousse épaisse qui donne elle-même la vie à des myriades de plantes et de fleurs, pendant que les branches supportent et avivent de splendides verdures frangées qui se balancent dans l’air, et s’accrochent d’un arbre à l’autre comme des guirlandes formant des dessins d’un art prodigieux. Quelques-uns des arbres ont des formes étranges, et dans leurs branches qui s’ouvrent comme une main on pourrait poser une petite maison qui tiendrait à l’aise entre ces gigantesques doigts. À nos pieds des mousses, des fleurs, d’une variété, d’une richesse, d’une multitude étonnante, que l’on voit à travers une véritable dentelle de hautes fougères qui les recouvrent d’un voile. Enfin, l’on arrive à une clairière, à l’extrémité du promontoire, et l’on a devant soi la vaste étendue liquide, lumineuse, la pleine mer, sous le plein ciel, au plein soleil ! C’est splendide. Les yeux lassés d’admirer tant de choses, fatigués du vert sombre et des allées ombreuses se reposent à ce spectacle toujours nouveau et toujours le même de l’éternel mouvement des flots.


Victoria


Nous nous embarquons sur le Yosemite pour traverser le bras de mer qui sépare Vancouver de Victoria. Le long des quais spacieux le splendide steamer Empress of India, tout blanc comme un cygne, se prépare à partir pour le Japon. J’ai une envie folle de sauter à bord, et dans moins de douze jours je serais à Yokohama !

La traversée de Vancouver à Victoria n’a pas les inconvénients d’un voyage sur mer ; c’est une navigation paisible au milieu d’un archipel, et les îles nombreuses parmi lesquelles nous circulons sont des massifs de verdure.

L’une d’elles, aussi verdoyante et fleurie que les autres, s’appelle pourtant l’Île des morts, (Isle of the dead). C’est que dans les arbres qui l’ombragent on aperçoit à certains endroits plusieurs cercueils suspendus, suivant l’usage indien de ces contrées. Ce sont les tombes des sauvages tués il y a plusieurs années dans une bataille qu’ils engagèrent contre une frégate anglaise.

C’est vers le soir que nous arrivons à Victoria, et son premier aspect nous séduit. Certes, elle n’est pas banale la jolie capitale de la Colombie, et son charme est irrésistible.

Moins élevée au-dessus de la mer que les deux reines-sœurs, elle n’est cependant ni plate, ni uniforme. Elle s’élève en pente douce, et plusieurs édifices s’élancent au-dessus de la masse d’abord confuse des autres, et s’imposent à notre attention, particulièrement la cathédrale catholique, et le joli château des Dunsmuir qui domine toute la ville.

La capitale colombienne est vraiment un parterre. Partout, excepté dans les grandes rues commerciales, une double rangée d’arbres borde les avenues et jette son ombre sur les jardins, véritables édens de verdure et de fleurs. On appellerait volontiers Victoria la ville des roses tant elles y sont plus prodigieusement belles et nombreuses que partout ailleurs ; et leur pénétrant parfum s’imprègne si bien dans les maisons qu’il y demeure après que les fenêtres sont closes.

La société victorienne est charmante. L’on y exerce la plus exquise hospitalité. Comme mouvement, cela ressemble beaucoup à une ville anglaise avec je ne sais quoi de plus gai, de plus cordial, de plus entraînant, ou, une ville américaine avec une certaine élégance et un certain raffinement en plus. Un Anglais la dirait américaine, et un Américain la dirait anglaise, sans se tromper tout à fait ; car elle possède le charme des deux et n’a pas les défauts de l’une ni de l’autre. Ce qui est certain, c’est qu’on y passe le temps le plus agréablement du monde, et qu’on la quitte rarement sans regrets.

Pour peu qu’on observe cette ville on comprend qu’elle n’a pas surgi de terre en un jour, et que sans avoir aucune prétention à l’antiquité, il y a bien des années qu’elle pousse graduellement, ignorant à la fois l’inertie et les accroissements subits et rapides à l’extrême. Aujourd’hui, elle grandit en importance et en étendue, par sa propre force, qui augmente son mouvement progressif à mesure qu’elle devient plus considérable. Sa population qui dépasse 20,000 âmes est tout à fait cosmopolite ; et il ne peut guère en être autrement dans un endroit où les communications avec l’Asie et les principales villes de l’Amérique, sont si directes.

Le quartier Chinois seul représente un quart de la ville, et il est extrêmement curieux à visiter. Les boutiques n’ont aucune apparence extérieure, mais on y découvre en entrant des merveilles de broderies, de soieries, de laques, et de porcelaines, souvent groupées sans goût et enfouies dans les coins, quoique admirables à voir en détail. Les Chinois s’entendent peu à faire valoir leur marchandise, et ne se donnent aucun mal d’étalage ; mais ils savent vendre ; et convaincus que l’on va marchander ils demandent toujours le double du prix marqué ce qui leur permet de réduire tout en faisant un joli profit. Ils sont du reste polis, aimables et d’une patience que j’envie, ne se lassant jamais de répéter pendant des heures la même monotone histoire. Ils ont leurs propres fournisseurs où ils se procurent des produits chinois et japonais importés, et détaillés par des compatriotes, ce qui leur donne presque l’illusion d’avoir transporté en Colombie, un petit coin de leur Chine ou de leur Japon. Chez un fruitier japonais j’ai vu des légumes étranges, entassés dans d’immenses paniers, à côté de verdures louches, et de salades douteuses ; à terre, des barils remplis d’un liquide huileux où il marinait des viandes et des gibiers sans forme ni couleur, toutes douceurs inconnus aux mangeurs de rosbif. Pourtant ce n’est rien que de voir cet étalage sans nom ; c’est l’atmosphère de la boutique qui est insupportable.

Une buée chaude, fade, lourde, suffoquante, remplit l’air, et nous force à disparaître brusquement, pendant que ces bons Chinois, ahuris de notre excentricité, continuent de causer dans la pièce à l’odeur énervante. Pourtant, chez les autres, ils sont d’une propreté parfaite, et dans la plupart des hôtels et cafés ils sont employés comme domestiques à la très grande satisfaction de leurs maîtres. Chez eux, on retrouve la couleur locale. Les femmes sortent peu ou pas du tout. Quant aux Japonaises on les aperçoit de temps à autres, surtout les toutes jeunes filles, qui sont jolies mais un peu trop peintes. Tous ces gens-là vivent dans un monde à part, et vont rarement dans la ville anglaise. Leur pagode, qui est une curiosité, occupe un troisième étage, et les fidèles y entrent et en sortent avec autant de calme et d’indifférence que les visiteurs étrangers. Tout cela est intéressant en passant, mais je comprends que les habitants de Victoria n’y aillent guère. Cela ne varie pas, et puis il y a tant de délicieuses promenades à faire autour de la ville. Le parc d’abord est très joli et bien tenu, mais il est un peu comme tous les parcs ; il n’est pas la forêt vierge comme le parc unique et incomparable de Vancouver. Le tramway électrique, qui traverse la ville, nous conduit en vingt minutes à Esquimalt, station navale anglaise à trois milles de Victoria, et où sont les casernes militaires de la batterie C. C’est le plus tranquille port du monde, et les marins doivent en apprécier le calme.

Nous y avons visité le Warspite qui était alors stationné en face des "docks”, un des grands orgueils d’Esquimalt. On arrive aussi à ce ravissant endroit en canot ou en chaloupe, et le bras de mer (the Arm) est toujours rempli de légères embarcations se dirigeant vers la petite ville. C’est un passage assez étroit pour que l’ombre des deux rives le couvre presque ; et c’est une jouissance de remonter doucement le courant entre deux collines de verdure aux flancs desquelles apparaissent de gracieuses villas voilées de roses.

À Victoria, comme dans toutes les autres villes on nous a souhaité la bienvenue ; et Mgr  Lemmens a mis son évêché à la disposition de ses collègues et de leur suite. Sa cathédrale, qui vient d’être terminée est très belle. Il y a eu réception et banquet au couvent de Saint-Joseph.

Le surlendemain nous revenions à Vancouver, et nous reprenions la route de l’Est pleins d’admiration pour ce que nous avions vu, et de gratitude pour la généreuse hospitalité et l’aimable bienvenue qui nous avaient été offertes partout.