De Québec à Victoria/Chapitre XXIX

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Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 347-362).

XXIX

LA RÉGION DES RANCHES


Lethbridge. — Macleod. — Pincher Creek. — Un ermitage nouveau. — Pastorale. — Idylle et paysages. — La vie des ranches.


On fait de l’élevage un peu partout dans l’Ouest, depuis Winnipeg jusqu’à Vancouver, et je ne crois pas qu’il y ait dans aucun pays du monde une aussi vaste étendue d’incomparables pâturages.

Mais c’est plus particulièrement au pied des montagnes Rocheuses, et le long des nombreuses rivières qui en descendent, que les grands éleveurs se sont groupés.

La zone considérée la plus favorable s’étend de la Saskatchewan du Nord jusqu’à la frontière américaine, sur une largeur de plus de cinquante milles, et forme une superficie totale excédant dix mille milles carrés de prairie sillonnée de ruisseaux et de rivières.

Jusqu’à présent les touristes qui voulaient visiter la région des ranches, quittaient le chemin de fer du Pacifique à Dunmore, se rendaient à Lethbridge par le chemin de fer de la compagnie Galt, allaient de Lethbridge à Macleod en diligence, et de là se dirigeaient vers Calgary en stationnant de ranche en ranche.

Mais à l’avenir cette route sera plus ou moins abandonnée, et l’on visitera les ranches en chemin de fer, de Calgary à Macleod et Pincher Creek. Ce sera plus rapide, mais certainement moins intéressant.

Lethbridge est bâti au bord de la rivière Belley, sur une immense houillère en exploitation, et grâce au lit profond que la rivière s’est creusé on entre dans la mine, c’est-à-dire sous terre, de plein pied, sans descendre d’un pouce ; et quand on a marché une centaine de pas dans les sombres couloirs de charbon on a la ville sur la tête.

Il y a deux ans à peine les habitants de cette petite ville entretenaient de grandes espérances d’avenir. Car la compagnie Galt, qui avait déjà étendu son chemin de fer jusqu’à Great Falls, dans les États-Unis, se proposait de le prolonger du côté ouest jusqu’à la Colombie en traversant les Rocheuses par la passe du Nid-de-corbeau (Crow’s nest pass). Mais la compagnie du Pacifique en construisant la ligne de Macleod a pris les devants, et dans quelques années elle atteindra le district de Kootenay par la passe facile du Nid-de-corbeau.

Les espérances de Lethbridge sont par là même fort diminuées ; mais elles ne sont pas anéanties, et ses progrès seront seulement moins rapides.

Le trajet en diligence de Lethbridge à Macleod est très agréable dans la belle saison, et la traversée des rivières Belley et Old Man est pittoresque.

C’est au bord de cette dernière que Macleod est bâti sur un fonds de cailloux roulés.

D’où vient ce nom de Vieillard (Old Man) donné à la jolie rivière qui arrose tant de pâturages et qui abreuve tant de troupeaux ?

Est-ce de quelque profil humain découpé par la nature dans le granit des montagnes d’où elle sort, comme il y en a un dans les Montagnes Blanches, et un autre au Saguenay ? Est-ce de quelqu’un des premiers habitants de cette contrée ?

On croit généralement que les sauvages l’ont ainsi nommée pour rappeler le Grand-Esprit qu’ils appellent quelquefois le Vieux, comme la Bible le nomme aussi l’Ancien.

Depuis plusieurs années Macleod n’a guère grandi. Comme Lethbridge, cette ville a de grandes casernes et un corps nombreux de la Police Montée. Plusieurs des officiers que j’ai connus, et surtout le capitaine Deane, à Lethbridge, le major Steele et le capitaine Macdonell, à Macleod, sont des hommes non seulement aimables mais distingués.

Entre Macleod et Pincher Creek, qui est à 30 milles plus à l’Ouest, il y a aussi un service de diligence à travers la prairie.

Ce nom de Pincher Creek désigne à la fois une rivière, et un village agréablement situé dans un pli des premières ondulations des montagnes. C’est en même temps un centre de la région des ranches ; et les grandes routes (trails) qui rayonnent de là dans toutes les directions conduisent à des établissements de ce genre.

Plusieurs Canadiens-français y sont groupés, les uns venant des États-Unis, et les autres de Madawaska, Nouveau-Brunswick. En général, ils réussissent bien, et quelques-uns sont en bonne voie de faire fortune.

C’est là que le P. Lacombe rêve de mourir, et que ses amis lui ont bâti un petit logement attenant à la chapelle catholique, qu’il a nommé « Ermitage de Saint-Michel ». Mais quelques-uns de ses confrères Religieux soutiennent qu’il aime mieux la vie nomade de ses chères ouailles sauvages, et que s’il meurt à l’ermitage c’est qu’il mourra jeune.

Pour notre part, nous savons que le P. Lacombe a fait un autre rêve : c’est de fonder un véritable ermitage au pied des Rocheuses, sur le bord d’un beau lac que nous avons visité ensemble.

L’endroit est fort pittoresque et charmant, et la fondation nous conviendrait beaucoup. Les laïques y seraient admis comme ermites, aussi bien que les prêtres, et le règlement de la communauté se composerait de cet article unique : il n’y a pas de règle ! Le lieutenant-gouverneur Royal et moi avons pris l’engagement de demander notre admission dans cet ermitage.

Il me semble que nous pourrions y mener une vie tranquille et heureuse, sans trop d’austérités. D’un côté du lac, il y a les moutons sauvages des montagnes, et de l’autre, il y a les moutons civilisés des plaines, appartenant au ranch vie d’un brave Canadien-français, M. Beauvais. Le lac lui-même est très poissonneux, et les poules de prairies voltigent autour. Dans ces conditions, une solitude à plusieurs, dans la pleine liberté des enfants de Dieu, ne me semblerait pas un sort misérable, et si le P. Lacombe tient à son projet, j’y tiens aussi.

À des distances plus ou moins grandes de Pincher-Creek s’étendent les ranches Cochrane, Alberta, Waldron, Beauvais, Levasseur, Lagrandeur, Clarkson, et bien d’autres. Dans la direction de Calgary, la route cotoie Winder, New-Oxley et quelques autres.

Partout, dans ces ranches le touriste est le bienvenu, et l’hospitalité est un des traits caractéristiques de la vie qu’on y mène.

C’est, du reste un rude métier que celui de ranchero, et il comprend bien des genres d’occupation. Chaque saison, et même chaque jour impose ses travaux particuliers. Il faut faire les semences, les foins, les récoltes ; il faut réparer les bâtisses et les clôtures, dompter les chevaux, traire les vaches, faire le beurre, le ménage, la cuisine. Il faut être charpentier, meublier, cordonnier, charron, forgeron, horticulteur, cultivateur, etc.

Et cependant cette vie n’est pas sans agréments, et j’ai connu des rancheros qui s’estimaient les plus heureux du monde. Les extraits de lettres suivants feront connaître les charmes de cette vie indépendante et quelque peu aventureuse. C’est un ranchero qui décrit à un ami le pays qu’il habite, sa maison, et la vie qu’il mène :

… « Ce n’est plus la prairie, mais ce n’est pas encore la montagne, avec ses flancs couverts de hautes futaies et ses crêtes de rochers nus.

« C’est un agréable mélange des deux natures, où la montagne ne cesse pas d’être prairie, et dans lequel des bouquets d’arbres rompent la monotonie et reposent les yeux.

« Tu veux savoir quelle espèce de maison j’habite. Il est certain que ce n’est pas un palais. Presque toutes les habitations des ranches se ressemblent : ce sont des maisons en bois rond (log houses), très primitives à l’extérieur, mais assez confortables à l’intérieur, et généralement bien garnies.

« La mienne est bâtie sur une éminence, et se compose d’une cuisine, d’une salle à dîner, d’un fumoir (qui est aussi mon salon, et où j’ai installé mes livres) et de deux chambres à coucher. Voilà pour le rez-de-chaussée.

Au-dessus, c’est le grenier, dans lequel j’ai découpé deux autres chambres.

« A cent pas de ma porte, au fond d’un vallon, qui est bien à moi puisque je l’habite seul, serpente une petite rivière, bordée de peupliers, de trembles, de buis, de ronces et d’autres arbustes dont j’ignore les noms. Elle est toute pavée de cailloux, et poissonneuse. L’eau qu’elle me verse descend des glaciers éternels, et elle est fraîche, claire et inépuisable comme eux.

« Elle bruit, elle chante, elle fait un accompagnement, aux chansons du vent dans les feuilles, et quand vient le calme du soir, j’écoute leur duo avec ravissement.

« Il est monotone, mais plein d’harmonie, et imprégné de tristesses et de sourires qui font rêver.

« Je me demande alors si je suis seul au monde, comme Adam dans l’Eden, ou s’il y a vraiment ailleurs des êtres vivants.

« Tu ne connais pas l’orgueil et la jouissance de la souveraineté ; moi, je les connais. Mon ranche est un petit royaume dont je suis le souverain. Sans doute, c’est la souveraineté de la solitude ; mais à tout prendre, ne vaut-elle pas mieux que celle de la multitude ?

« Au reste, ma solitude n’est pas aussi absolue que tu te l’imagines. J’ai des voisins et mêmes des voisines. Sans doute, des distances de quelques milles nous séparent. Mais cela ne compte pas ici ; nous avons des chevaux qui vont comme les trains du chemin de fer du Pacifique.

« Le soir, quand ma besogne est finie, je monte Général (c’est mon meilleur cheval de selle) et je m’envole à travers la prairie.

« Patapoum ! Patapoum ! Patapoum !… J’arrive à la porte d’un camp en bois rond dont l’extérieur n’est guère invitant, c’est vrai, mais à l’intérieur, comme c’est gentil !

« Un tapis soyeux couvre le plancher. De bons fauteuils vous tendent les bras. Des journaux et des revues sont épars sur une petite table. Des livres brillent sur des rayons. Des étagères accrochées aux murs sont chargées de divers objets d’art, de photographies et de gravures. Sur un grand canapé, une guitare est appuyée sur un coussin.

« Mais où donc est l’artiste qui peut jouer de cet instrument ? Je ne vois ici que la cuisinière, qui prépare en ce moment un souper qui sent très bon.

« Ah ! c’est qu’elle est bien gentille, la cuisinière ! Et quand ce cordon bleu voudra venir habiter mon ranche, je me moquerai pas mal des amis de là-bas qui me croient enterré dans les Montagnes Rocheuses.

« Je t’entends te récrier : « Une cuisinière ! Fi donc ! Aurais-tu l’idée de faire une pareille mésalliance ? »

— Allons, tu ne sais donc rien de la vie de l’Ouest ? C’est un cordon bleu d’occasion dont je te parle ; cette cuisinière est une demoiselle, née en Angleterre, qui a fait son éducation à Londres, qui a fait le tour de l’Europe, qui est meilleure catholique que moi, et qui parle mieux le français que beaucoup de Canadiennes-françaises de Québec.

« — Mais comment se fait-il, me diras-tu, que cette charmante fille d’Albion soit allée s’échouer dans un ranche de l’Ouest ?

« — C’est qu’elle n’est pas seule ici, mon cher ; et si tu venais faire le tour de la région des Ranches tu rencontrerais beaucoup de vraies Dames qui nous sont venues d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, et çà et là quelques gentilles Canadiennes venant de différentes provinces du Canada, et des États-Unis de l’Ouest.

« Celle qui fait rôtir en ce moment des côtelettes d’agneau à mon intention est ici chez son frère, qui est propriétaire du ranche. Ils appartiennent à une excellente famille d’Angleterre, et comme le jeune homme est un fils cadet, sa fortune ne lui permettait pas de vivre là-bas sur un ton convenable.

« Alors, il est venu ici dans l’espérance de s’y faire un avenir, et sa sœur a eu le dévouement de l’accompagner. Or les domestiques sont excessivement rares dans les prairies, et nous sommes presque tous nos propres serviteurs. C’est un régime qui a ses inconvénients, mais qui a aussi bien des avantages ; et quand nous nous visitons nous nous assistons mutuellement dans le service. C’est quelquefois fort agréable. Ainsi, quand nous aurons soupé joyeusement, j’aiderai Mademoiselle aussi joyeusement à laver la vaisselle, et nous ferons ensuite un peu de musique.

« Tel est la vie des ranches, mon cher ami.

« Es-tu convaincu maintenant que je suis aussi vivant que ceux qui me croient défunt ?

« Parmi les amis que j’ai quittés, il en est qui croient vivre parce qu’ils vont passer six heures par jour au Parlement, à faire de la copie, à aligner des chiffres, à bâiller sur des lettres officielles, et à se rendre officieux pour plaire aux chefs. Mais je t’avoue que cette vie-là me tuerait, moi.

« J’aime mieux mon existence solitaire, mais libre, indépendante, au sein de la grande nature. L’air que je respire ici n’est pas vicié par les microbes et les baciles dont vos journaux parlent sans cesse. L’eau que je bois n’a pas été souillée par le contact des saletés humaines. Dans ce petit coin de terre, dont je suis le roi absolu, c’est pour moi que la nature travaille, produit et se pare.

« Depuis le mois de mai les prairies où paissent mes troupeaux sont de vrais parterres. Les lupins, avec leurs jolies aigrettes bleues foisonnent. Les hélianthes, les clématites, les géraniums des bois, les anémones, les campanules bleues, les violettes de toutes couleurs, et une foule d’autres fleurs que je ne connais pas, émaillent le gazon ; mais émailler n’est pas assez dire, elles l’envahissent, elles le recouvrent, elles en font un tapis brodé d’une épaisseur et d’un moëlleux qui éclipsent tous les tapis de Turquie du monde entier.

« Mais ce que j’aime à voir surtout dans la prairie, c’est mon troupeau. Quand vers, le milieu du jour je vois s’acheminer vers la rivière, bœufs, vaches, génisses et petits veaux, ou quand mon troupeau de moutons est bien groupé au versant d’une colline, c’est un spectacle qui ravit mes yeux.

« Lorsque nous étions ensemble dans le 9e bataillon de Québec, tu te souviens que j’aimais particulièrement les revues.

« Eh bien, j’ai ici mes revues, que je fais en qualité de général-en-chef. Au moins une fois par semaine, je fais, à cheval, l’inspection de mes troupes. Je passe dans les rangs, je fais l’appel, et si tous ne répondent pas, je cours la prairie, la montagne et les bois pour rallier les déserteurs ; quand ils se montrent récalcitrants, je les mets aux arrêts.

« Au printemps, je m’occupe tout spécialement des recrues — c’est-à-dire des veaux et des agneaux — et mon cœur se dilate quand je vois que ma troupe s’est augmentée de quelques pioupioux.

« Mais je crains bien de n’être pas compris. Tu ne connais pas tout l’intérêt que peut faire naître un troupeau, et jusqu’à quel point on s’y attache. Quand il vient se grouper autour de moi, comme jadis les vassaux autour de leur seigneur suzerain, je me sens tout fier.

« Quand il tombe une ondée, et que je le vois s’ébaudir dans l’herbe reverdie, il me semble que c’est moi qui vais m’asseoir à la table du festin que la Providence leur donne…

« Jusqu’à présent, mon cher ami, je ne t’ai parlé que de mes joies intimes. Mais nous avons aussi nos amusements — la chasse, la pêche, les courses de chevaux, et le jeu de Polo.

« Les courses sont très courues ; les rancheros, les cowboys et les Indiens chevauchent des centaines de milles pour y assister. Celles des sauvages sont particulièrement intéressantes. Leurs danses sont aussi fort curieuses à voir, au moins une première fois.

« Le Polo est un jeu des plus passionnants. C’est une lutte de cavaliers auteur d’une balle, et l’on croirait assister à une vraie bataille des cavalerie.

« Outre ces amusements, il y a dans cette partie du pays que j’habite les spectacles de la vie sauvage qui m’intéressent toujours.

« Pincher-Creek a pour voisins d’un côté les Piegans et de l’autre les Gens-du-Sang.

« Or le tableau de la vie sauvage dans la prairie me rappelle beaucoup la vie orientale, et quand je rencontre les meilleurs types de ces tribus éparses au milieu de nos vastes territoires, je crois revoir ces fiers Arabes, simples et silencieux, que j’ai souvent observés au Désert.

« En même temps, c’est bien ainsi que je me figure les races primitives de l’Orient, et surtout ces graves patriarches dont l’Ancien Testament nous a conservé l’histoire.

« Sans doute les patriarches avaient le bonheur de connaître le vrai Dieu, et une morale plus parfaite. Mais leur vie pastorale et nomade, sous la tente, avait de nombreux points de ressemblance avec la vie sauvage dans nos prairies, et bien des fois j’ai cru avoir sous les yeux un paysage d’Orient.

« L’autre jour, j’ai aperçu auprès d’une source, en pleine prairie, une famille Métisse, composée du père, de la mère et d’un jeune enfant. Assis sur l’herbe, à l’ombre d’une haute colline derrière laquelle le soleil commençait à descendre, ils prenaient tranquillement leur dîner, pendant que leurs chevaux paissaient à deux pas.

« N’est-ce pas ainsi, pensais-je, que la sainte Famille voyageait dans les plaines désertes de Syrie et d’Égypte ?

« Aujourd’hui, j’ai cru voir passer, dans un sentier tracé par les buffles, Agar et Ismaël s’enfuyant dans la solitude.

« Les costumes mêmes se ressemblent. Entre la couverte, dont notre Indien s’enveloppe, et le burnous ou la gandoura, il y a peu de différence.

« Même similitude dans le teint qui est presque aussi bronzé en Orient que dans notre Occident. Nigra sum sed formosa, disait l’épouse du Cantique des Cantiques, je suis noire mais belle. Il est vrai qu’ici la formosa est rare ; mais elle l’est peut-être autant en Orient.

« Tantôt, Agar voyage à pied, et porte Ismaël sur son dos. Tantôt elle est à cheval, ayant en croupe Ismaël, devenu assez grand pour la tenir par ses habits, ou retenu par une courroie, ou couché sur un traversin fixé à deux longues perches croisées que le cheval traîne derrière lui.

« Ce qui m’empêche de me croire ici en plein Orient c’est que je n’y aperçois nulle part le dôme blanc d’une koubba, ni ruines pittoresques estompant l’horizon, ni caravanes de chameaux traversant la solitude.

« Voici pourtant une caravane qui s’allonge là-bas au versant d’une colline ; mais elle n’a rien d’oriental. On croirait de loin que c’est un train de chemin de fer ; mais non, c’est un convoi de marchandises, composé de dix ou douze charriots attachés les uns aux autres, et traînés par dix ou douze paires de bœufs ou de chevaux.

« C’est ce qu’on appelle ici un string team, et c’est vraiment pittoresque à voir, une vision dont on garde le souvenir. Au reste le souvenir est tout ce qui restera bientôt de ces string teams, dont les chemins de fer vont faire une chose du passé.

« Les grands ennemis de l’agriculture ici sont la sécheresse et le chinook, vent d’Ouest.

« Il y a près d’un mois qu’il n’est pas tombé une goutte de pluie. Les jours sont chauds, mais les nuits sont fraîches et même froides ; et quand l’air est encore imprégné de la buée du matin, il se produit de jolis effets de mirage.

« Mais le soleil en montant à l’horizon dissipe ces apparitions fantastiques. Comme un monarque absolu il envahit tout l’espace, et soumet tout à son empire.

« L’air est en feu. La prairie flambe sous les rayons du grand astre. On se croirait dans une étuve. Ici, il y avait un vrai lac, il y a huit jours : le soleil et le chinook l’ont bu. Là coulait un ruisseau, où mes troupeaux venaient boire : le sable et l’humus altérés l’ont avalé.

« Ô vent d’ouest, ô chinook, descends des montagnes et viens nous donner quelques coups d’éventail. Petits nuages, qui flânaient en rêvant dans les hauteurs du ciel, comme de grands oiseaux de mer dormant dans un lac bleu, donnez-nous un peu d’ombre.

« Une heure, deux heures s’écoulent. Tout à coup, à l’extrémité ouest de l’horizon, on dirait qu’une grande porte s’est ouverte ; et le chinook s’y précipite avec rage. Il accourt comme une troupe de chevaux sauvages qui auraient pris le mors aux dents.

« Mais non, c’est plutôt un torrent qui se précipite ; c’est une mer qui déborde ; c’est une trombe qui tourbillonne.

« Les foins se couchent sur le sol pour le laisser passer. Les sables s’envolent comme des essaims d’abeilles. Les maisons craquent et gémissent et l’on craint que les arbres qui bordent les rivières ne se déracinent et s’affaissent.

« Toute cette rage de l’air dure trois, quatre ou cinq heures ; puis, elle s’apaise graduellement. Le calme se rétablit. Le ciel, légèrement terni, reprend toute sa limpidité. Le soleil rouge descend lentement derrière les grandes cimes bleues des Rocheuses ; et la nature se rendort. »