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De Salonique à Belgrade/01

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Anonyme
De Salonique à Belgrade
Revue des Deux Mondes3e période, tome 85 (p. 107-130).
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DE SALONIQUE A BELGRADE

I.
SALONIQUE.

Les événemens les plus importans ne sont pas toujours ceux qui font le plus de bruit. Tandis que l’attention de l’Europe entière est absorbée par la tragi-comédie bulgare, une révolution d’un tout autre genre s’accomplit sans éclat sur un autre point de la péninsule, et la postérité attachera peut-être plus de prix à cette œuvre modeste qu’à la naissance d’un nouvel état danubien. Il s’agit de la jonction des chemins de fer ottomans avec ceux de l’Europe centrale, prolongés jusqu’en Serbie. Parmi tant d’avortemens, le traité de Berlin aura au moins enfanté quelque chose d’utile. Comme son aîné, le fameux traité de Paris, dont il ne reste que des lambeaux, cet instrument diplomatique ne survivra probablement dans la mémoire des peuples que grâce à quelques dispositions secondaires et bienfaisantes qui n’y tenaient pas k première place. De ce nombre est celle qui imposait à quatre états limitrophes, Autriche, Turquie, Bulgarie et Serbie, l’obligation de raccorder leurs voies ferrées. Les Bulgares sont fort en retard : ils ont d’autres affaires sur les bras. Mais les Serbes sont prêts. Comme les raccordemens de Turquie étaient entre des mains françaises, il est arrivé que les Turcs ont aussi terminé leur tâche du côté de Salonique. Ils en sont eux- mêmes surpris ; ils se tâtent encore pour savoir s’ils ne rêvent pas, si réellement ils ont consenti, eux les fils d’Othman, à entre-bailler les portes sacrées de l’empire. Plus d’un fidèle sectateur du Prophète souhaiterait dans le fond de son cœur qu’un tremblement de terre engloutît les ingénieurs, la voie, les stations et le reste. Mais enfin qu’y faire? Le travail est là; tout est achevé et parachevé : il faudra bien s’exécuter. Fort heureusement, les ulémas ne sont pas seuls en Turquie; il y a aussi des hommes éclairés. Le sultan vient de conclure avec le gouvernement serbe, pour régler les conditions du raccordement, une convention qui, sous d’humbles dehors, me paraît d’une portée incalculable. N’y cherchez pas les pompeux développemens des pièces de chancellerie; vous n’y trouverez que la langue des affaires et l’énumération technique des services mutuels que deux états sont appelés à se rendre, quand ils sont reliés entre eux par une voie ferrée. Mais si l’on songe que, jusqu’ici, l’empire ottoman n’était guère abordable que par mer, comme la Chine, et que cette convention forme la première soudure territoriale du vieil Orient avec l’Europe; si l’on se rappelle les longues tergiversations de la Porte, les précautions qu’elle avait prises pour rendre ses propres chemins de fer aussi inutiles qu’ils avaient été coûteux, alors les termes les plus prosaïques prennent, dans la bouche des ministres du sultan, une valeur exceptionnelle. Comment! les voyageurs pourront passer la frontière sans être soumis à d’interminables tracasseries? Des wagons de marchandises arriveront tout plombés jusqu’à Salonique? On pourra partir de Paris ou de Vienne, et s’endormir dans son sleeping-car jusque sur les bords de la mer Egée? En vérité, c’est toute une révolution. La péninsule des Balkans n’aura rien vu de plus extraordinaire depuis le passage des croisés se rendant en terre sainte.

J’avoue que l’impatience m’a pris, et que, sans attendre l’ouverture de la ligne, j’ai voulu voir de mes yeux cette artère qui doit infuser au vieux monde un sang nouveau. Seulement, j’ai pris par le plus long : j’ai fait le voyage à rebours, en commençant par la Turquie. On me pardonnera cette faiblesse : il fallait bien faire ses adieux aux mœurs pittoresques qui s’en vont. Du reste, le chemin des écoliers a ceci de bon qu’il est conforme à la marche de l’histoire; celle-ci ne se presse jamais. Vainement vous cherchez à lui faire violence; elle va toujours d’une allure égale, du passé au présent, du vieux au jeune, de l’Orient à l’Occident, comme un fleuve qui descend lentement sa pente. Suivons avec elle le cours des âges. Nous aurons assez d’occasions plus tard de nous abandonner au vertige de l’express, de supprimer toutes les transitions, et de nous faire déposer, tout abasourdis, à sept ou huit cents lieues de cher nous, dans des pays auxquels nous ne comprendrons rien.

I.


Septembre 1887.

Il est midi. Notre bâtiment a déjà dépassé les contreforts de l’Olympe. La noble montagne s’élève correctement de gradin en gradin, suivant un rythme aussi régulier que celui d’une tragédie classique, et se perd dans un éther impalpable. Vue ainsi en plein azur, dépouillée de son poids terrestre, elle devient une métaphore, une fable, le vrai séjour des dieux. Ce matin, la mer était unie comme une nappe d’huile. Mais la brise s’est levée; elle pousse devant elle, vers le fond du golfe, une armée de petits flots pressés, d’un bleu intense, semés de reflets glauques. A mesure que le soleil monte, le ciel devient plus pâle et la mer plus bleue. Les deux rivages pâlissent aussi sous cette lumière crue, A gauche, une grande plaine monotone et vide : c’est l’estuaire du Wardar, A droite, les premiers reliefs de la péninsule chalcidique. Très peu de verdure : à cette heure du jour, on n’aperçoit à terre qu’un nuage de poussière ou les arêtes nues de collines pelées, sous un soleil de feu. La mer seule sous la brise garde la fraîcheur de son éternelle jeunesse. Les yeux ne peuvent se détacher de cet immense clapotement de petites vagues joyeuses, promenant au hasard leur crête d’or. Chaque midi, quand le vent du large se lève, cette mer Egée, d’où Vénus est sortie, devient resplendissante de vie et de beauté. Chaque soir, quand le vent tombe, elle se rendort dans les langueurs de l’Orient. Nous avançons: les voiles se multiplient; des barques dansent autour de nous comme des coquilles de noix; une ligne blanche qu’on apercevait à l’horizon grandit: c’est un quai avec des maisons. Déjà nous entendons les appels des bateliers; nous jetons l’ancre, et nous sommes à Salonique.

Dans nos pays, où les routes sont bien entretenues et bien gardées, les ports ne se gênent pas pour enfoncer de longs faubourgs dans l’intérieur des terres; ils semblent pomper à eux la richesse de toute la contrée. Ici, dès le premier pas, nous sommes en plein moyen âge. Du côté de la campagne, la ville se cache derrière un mur crénelé, auquel l’empire grec, Venise et les Turcs ont successivement mis la main. Cette ligne de remparts gris monte avec la ville sur une colline en pente douce, court après les maisons, les serre de près et les refoule vers la mer. D’un côté du mur, une solitude morne et aride; de l’autre, un fourmillement d’humains entassés les uns sur les autres. Jamais ville de 130,000 âmes ne s’est faite aussi petite et n’a paru si désireuse de passer inaperçue. L’effet est tel que, si l’on vient de l’intérieur, on n’aperçoit d’abord que quelques toits, puis brusquement la mer. Il faut être intra muros pour comprendre qu’on foule le sol de la seconde Byzance. La cause de cette extrême modestie, demandez-la aux pirates de terre et de mer, aux Sarrazins aux Crétois, aux Albanais, aux aventuriers de tout poil et de tout pays, à tous les batteurs d’estrade qui, depuis des siècles, n’ont cessé d’insulter au passage et de brûler tous les cent ans la vieille Thessalonique.

Il y a moins de vingt ans, cette cuirasse de pierre fermait également l’accès de la mer. La ville était séparée du golfe par une enceinte continue. On débarquait les marchandises un peu plus loin, presque dans la campagne. Mais depuis un demi-siècle, grâce au passage fréquent des navires européens et à la destruction des pirates barbaresques, la mer, en Orient, est devenue infiniment plus sûre que la terre. Salonique a donc pu rompre ses entraves du côté du golfe. De là sa résurrection: qui parlait d’elle auparavant ? Seulement les antiquaires. Aujourd’hui, son nom est dans toutes les bouches, et ses forces renaissantes commencent à inquiéter Constantinople. C’est une Andromède dont on a brisé une des chaînes, et qui, à moitié déliée, sèche déjà ses larmes et tend les bras vers son libérateur. Ce Persée moderne accourt à toute vapeur. sous la forme d’un gros steamer plein de marchandises. Peu importe la couleur de son panache: qu’il soit anglais, français, italien ou autrichien, Salonique n’y fait pas de façons, et accueille avec le même sourire chacun de ces noirs visiteurs qui lui rendent la vie.

Le fait est qu’une fois la muraille tombée, la transformation a marché avec une rapidité incroyable, pour une ville turque. Les poumons des habitans se sont dilatés, comme si on leur était un fardeau de la poitrine. Le vent de mer, qui tempère seul, dans ces régions, une chaleur énervante et malsaine, a pu enfin pénétrer sans obstacle dans les rues et dans les ruelles, chasser devant lui les miasme fiévreux, purifier les haillons pendus aux fenêtres, dégourdir le marchand turc accroupi au fond de sa boutique. Un quai à larges dalles s’est développé sur 2 ou 3 kilomètres de longueur; et presque tous les soirs, vers le coucher du soleil, la ville tout entière, à l’exception des vrais croyans à turban vert, descend là pour respirer le grand air et la liberté. Des cafés ont surgi de toutes parts, sous l’invocation de Minerve, de l’Olympe ou du Parnasse. Les cafetiers, presque tous Grecs, se considèrent comme les légitimes propriétaires de la mer Egée. Aussi vivent-ils dans une intime familiarité avec le flot bleu, qui, par les jours de grande brise, enjambe les marches de pierre et vient arroser les pieds des consommateurs. Quand on a été privé du contact de la mer pendant cinq ou six siècles, on aime jusqu’à ses impertinences. Des centaines de petites barques sont amarrées aux anneaux du quai. Le matin, elles vont et viennent d’un air affairé, tantôt gonflant leur voile blanche, et sautant de la manière la plus réjouissante sur le flot court et dru, tantôt glissant avec l’aviron sur un lac à reflet d’opale. Le contenu de ces embarcations est d’une variété prodigieuse : j’aperçois le veston correct d’un négociant qui se rend de sa villa à ses affaires; puis un assortiment complet de paquets ambulans avec des pieds et des yeux, c’est-à-dire des musulmanes : les pauvres femmes descendent dans la barque aussi adroitement que le comporte leur disgracieuse enveloppe. En vérité, le quai est tellement encombré, si vivant, si nécessaire, qu’on se demande; comment on a pu s’en passer pendant quelques centaines d’années. Il se prolonge autour du golfe, bien au-delà de la vieille enceinte, par une ligne de villas d’un goût très moderne, avec jardins sur la mer et cabines de bains. Là se prélassent les gros seigneurs du commerce. Mais comme il est doux, dans les jours heureux, de se remémorer l’ancienne misère, on a laissé subsister une grosse tour vénitienne à triple enceinte, transformée en prison. Elle domine le quai, et s’avance toute blanche dans la mer, pareille, de loin, à ces nobles silhouettes qui décorent les marines de Claude Lorrain. De près, à l’heure de la promenade, on est étonné d’apercevoir deux ou trois têtes entre chaque créneau : ce sont les prisonniers, qui regardent tranquillement passer les belles dames, sans ombre de vergogne. Aimable laisser-aller de l’Orient : du coquin à l’homme considéré, il n’y a que l’épaisseur d’un mur !

Tandis qu’accoudé sur le balcon de l’hôtel, je contemple à mes pieds la foule émaillée de fez et toute pareille à un champ de coquelicots, je cherche à en définir le caractère dominant, tel qu’il saute aux yeux, sans idée préconçue. Ce n’est pas chose aisée; bien juste est le dicton populaire qui appelle une « macédoine » tout mélange irréductible à l’analyse. Ai-je devant moi une ville de Levantins comme Smyrne? passera-t-elle sans transition d’une torpeur asiatique à la vie européenne, comme Alexandrie? Ou bien l’Orient et l’Europe y vivront-ils côte à côte, sans se comprendre et sans se pénétrer, comme à Constantinople? Non, Salonique n’est ni turque, ni byzantine, ni tout à fait moderne : elle a pour moi l’aspect d’une ancienne colonie vénitienne. Elle dormait dans une profonde léthargie derrière sa vieille muraille : quand notre siècle l’a touchée de sa baguette, elle s’est réveillée fille de la Venise du XIIIe ou du XIVe siècle, de cette reine de l’Orient qui savait si habilement mêler les races, les couleurs et les civilisations les plus disparates, pour le plus grand bien de son commerce; qui conduisit avec tant d’adresse les croisés devant Constantinople ; qui disputa, si longtemps aux Turcs l’archipel et le littoral de la mer Egée, qui laissa partout derrière elle la griffe puissante du lion de Saint-Marc. Ici, la trace de son passage n’est pas écrite sur des monumens gracieux et vides, comme à Raguse : il y a peu d’architecture à Salonique. Ce sont les hommes eux-mêmes qui paraissent détachés d’une grande toile brossée par Tintoret ou Véronèse. J’ai beau me dire que le front de la ville est tout moderne, et que ces pierres, déjà usées par le double frottement des hommes et des vagues, n’ont pas quinze années d’existence : le cadre est récent, soit, mais le tableau est ancien; à la différence du quai des Esclavons, par exemple, où le cadre est admirablement conservé et le tableau détruit. Ce qu’on entrevoit dans l’art vénitien, ce qui en fait le charme mystérieux et subtil, ce sont des alternatives d’une activité très plastique et d’une nonchalance voluptueuse : j’en retrouve ici l’image, affaiblie sans doute, mais encore séduisante dans la physionomie des habitans. Aujourd’hui comme autrefois, sur les dalles chauffées du soleil, les portefaix au torse bronzé, aux jambes nues, circulent d’un pas égal, au milieu des piles croulantes de pastèques, ils sont aussi peu vêtus que possible : leur culotte mal attachée, leur geste majestueux, leur allure indolente, tout en eux révèle le grand principe de moindre action qui est le régulateur de l’Orient. De jeunes garçons déhanchés, aux manières équivoques, mais au charmant sourire, portant sur le haut de la tête une petite calotte crânement campée, exercent le long du port tous les métiers inutiles, et sollicitent en foule l’honneur de faire briller vos bottes. Des Juifs causent affaires, en grande lévite doublée de fourrures, ou superbement drapés dans leur robe blanche échancrée à la jambe. Des Osmanlis en turban, des Albanais en fustanelle, des Juives laissant retomber derrière la tête des bandelettes vertes frangées d’or, des Bulgares au vêtement massif, à la figure rougeaude, aussi dépaysés là que des barbares dans une ville antique, telle est la foule infiniment variée qui se croise en tous sens. Cette confusion des langues aboutit, près du port, à une espèce de sabir italien, dans lequel on vous crie fort innocemment : « Seigneur, voulez-vous un faquin? » Cependant, le travail va son train, sans empressement, sans trop de bruit, et presque toujours à dos d’hommes : car les navires ne peuvent pas encore accoster ; le chargement doit passer sur des chalands, et des chalands sur les portefaix. C’est absurde et long, j’en conviens; mais quelles belles épaules et quels beaux muscles ! Le travail ici ne déforme pas l’animal humain. Qu’on ferme un instant les yeux : qu’on pense à nos havres du Nord, aux grues qui grincent, aux machines qui soufflent, au bruit de ferraille qui brise le tympan, tandis que, dans un ciel brumeux, les navires, pressés les uns contre les autres, allongent mélancoliquement leurs vergues ; puis qu’on regarde ce port ensoleillé, où personne ne paraît compter avec le temps ; qu’on respire cet air tiède, dissolvant : il ralentit la marche, mais laisse au corps sa belle nudité ; cette atmosphère semble huiler les ressorts de toute besogne : on comprendra que des contemplatifs fument tranquillement leur narghilé dans le café voisin, et bercent leur indolence du spectacle de cette animation tranquille. C’est ainsi qu’on devait travailler quand le monde était jeune, qu’il tournait autour de la Méditerranée son centre et son berceau, et qu’il n’était pas pressé, parce qu’il avait l’avenir devant lui.

Profitons de ce moment unique du réveil d’une vieille cité. Il échappe ; tout à l’heure il aura disparu. Cette belle fille de sang mêlé, délurée, paresseuse et demi-nue dans sa tunique du XVe siècle, semblable à certains types étranges qu’on rencontre à Venise autour des fontaines ou dans les toiles des anciens maîtres, va bientôt revêtir l’affreuse livrée moderne. Juifs et musulmans portent déjà, sous leur robe, des bottines élastiques d’origine française. Devant mes fenêtres se promène une sorte de vieux Pallicare à moustache blanche, qui, grave, imperturbable, associe les vêtemens les plus disparates : fustanelle blanche, arsenal à la ceinture, élégantes cnémides, sur la tête un horrible melon noir, dans la main une ombrelle. Certes, il est ridicule de se lamenter sur la perte de la couleur locale, quand cette couleur n’est qu’une rouille de misère et d’ignorance. Il faudrait fouetter en place publique, s’ils n’étaient d’ailleurs réduits à l’impuissance, les fanatiques du pittoresque qui sacrifieraient volontiers sur l’autel immobile de je ne sais quel dieu Terme le bien-être, la santé, la moralité même d’un peuple. Mais je voudrais qu’on pût choisir parmi les prétendus bienfaits de la civilisation, par exemple accepter les chemins de fer, les bons tissus, les meubles commodes, et repousser la redingote noire, infiniment moins appropriée au climat que des tuniques flottantes, légères et de couleur claire. On ne m’ôtera pas de l’esprit que les rues couvertes du vieux bazar, avec les boutiques fraîches dans le clair-obscur, où les métiers divers font bruire leurs fuseaux en sollicitant le client côte à côte, dans une douce promiscuité, ne soient plus agréables à fréquenter que telle bâtisse à l’européenne, où les marchandises et les chalands cuisent correctement derrière la vitre brûlante des magasins. Tout ne méritait pas d’être condamné en bloc, dans cet Orient, qui s’est cristallisé lentement, sous l’influence de causes naturelles. Voilà pourquoi, sans aucun parti-pris de dilettante, je regretterai mon tableau vénitien, tout défiguré qu’il est déjà par des taches sombres et des notes criardes.

II.

Ponr tout dire, il est un caractère de l’ancienne Venise qui manque ici et qui manquera toujours: c’est le côté chevaleresque, aristocratique et militant. Salonique est un Véronèse, mais à la condition de supprimer les belles et hautaines figures du premier plan, qui portent la cuirasse sous la robe de brocard. De ces magnifiques seigneurs il ne reste que les valets, ou tout au moins les invités, ces types un peu vulgaires à la peau tannée, au profil légèrement bestial, que l’auteur des Noces de Cana relègue au bas bout de la table, après les avoir sans doute crayonnés dans quelque ghetto. Imaginez une Venise dans laquelle la descendance de Shylock aurait peu à peu éliminé les Antonio trop généreux et les Bassanio trop insoucians : vous aurez Salonique. Sur 130,000 habitans, il y a ici près de 70,000 Juifs. Je ne crois pas qu’on en trouve autant à Jérusalem. Nulle part ils ne se sentent aussi parfaitement chez eux. Ils préfèrent de beaucoup le joug des Turcs au gouvernement des chrétiens. Les musulmans professent pour tous les autres cultes une tolérance fondée sur le mépris : les Juifs en ont profité. Ils se sont tenus pour satisfaits de n’être pas plus maltraités que les raïas, tandis qu’en terre chrétienne, ceux auxquels le Christ a enseigné la loi de charité et de justice leur faisaient une guerre acharnée. On affirme que leurs ancêtres sont venus d’Espagne, à l’époque où sa majesté très catholique le roi Ferdinand les chassa de ses bonnes villes et nettoya si bien les Espagnes de cette engeance maudite que tout commerce en dépérit ou peu s’en faut. Ces exilés se réfugièrent à l’abri du croissant. De fait, la plupart d’entre eux parlent encore un espagnol aux formes archaïques, c’est-à-dire la langue de leurs pères, n’est probable que leur situation, relativement prospère, attira d’autres émigrans originaires d’Italie : les noms italiens sont aussi répandus parmi eux que les noms hébreux ou espagnols.

Je signale aux amateurs d’ethnographie cette expérience intéressante : une sorte de nation juive Livrée à elle-même, sous le plus tolérant des despotismes, et formant la majorité dans une grande ville cosmopolite. J’ai toujours pensé que les difformités morales tant reprochées aux Juifs d’Orient tenaient moins à leur nature qu’à leur condition, et qu’en tout pays, s’ils n’avaient essuyé pendant des siècles les insolences des forts et les rancunes des faibles, ils fie seraient devenus ni insolens dans la prospérité, ni serviles dans la mauvaise fortune. Ce n’est pas en quelques jours qu’on peut connaître les Juifs de Salonique. Cependant, il m’a semblé, lorsque je les ai vus dans leur boutique ou dans la rue, sur le port ou au comptoir, qu’ils avaient en général des allures plus franches, plus ouvertes, plus dégagées qu’ailleurs. Les hommes surtout ont parfois très grande tournure dans leur ample vêtement. Ils sont aisément reconnaissables, et-cependant ils offrent des types très variés, depuis l’israélite fin comme l’acier, pâle et maigre, les yeux rivés sur sa besogne, jusqu’au géant sanguin, au large nez busqué, à la bouche sensuelle, qui a surtout retenu, de la sagesse de Salomon, le Cantique des cantiques. Le type assyrien est fort répandu. Certaines rues du bazar ressemblent à un bas-relief de Ninive et de Babylone, où de magnifiques Assourbanipal vendraient des melons et des pastèques. Le costume des femmes juives est charmant ; elles portent le fichu brodé croisé sous les seins et le bandeau de soie posé sur la tête à l’égyptienne. Celles que j’ai vues sont d’un type assez régulier, mais banal ; de beaux yeux dans une face ronde et pâle. On m’affirme que les jolies restent à la maison. Les Juifs sont Orientaux sur ce point. Au risque de provoquer leur jalousie, je me suis faufilé dans les ruelles étroites et les impasses où ils abritent leur vigne et leur figuier. A force de peine, j’ai découvert une superbe fille de Sion, brune et svelte, au port de reine, aux yeux de velours, tenant un balai comme un sceptre. Je me suis récité le Nigra sum, sed formosa ; « O filles de Jérusalem ! ne considérez pas que je suis devenue brune, car c’est le soleil qui m’a ôté ma couleur. Les enfans de ma mère se sont élevés contre moi. Ils m’ont mis dans les vignes pour les garder... » Puis je me suis esquivé, parce que, des masures environnantes, un certain nombre d’Aarons et d’Isaacs commençaient à m’observer avec plus de curiosité que de bienveillance.

Les Juifs exercent ici tous les métiers indifféremment, depuis les professions manuelles jusqu’aux emplois les plus élevés. Naturellement, ils excellent surtout dans le trafic ; mais cette aptitude n’a rien d’exclusif. Ils sont aussi bien fabricans, portefaix, drogmans, bureaucrates, que courtiers ou banquiers. Ils occupent tous les degrés de l’échelle sociale, depuis le plus haut jusqu’au plus infime. Les premiers négocians de Salonique sont des Israélites : les Allatini, les Modiano, sont aussi connus à Marseille, à Paris ou à Londres que sur les bords de la mer Egée. Mais, à côté de ces grands seigneurs, il y a de pauvres diables de Juifs aussi malchanceux que des chrétiens. J’insiste sur ce caractère, parce qu’il contredit l’opinion commune d’après laquelle le Juif s’engraisserait nécessairement de la sueur des autres, et jouerait, à l’égard des races voisines, le rôle d’un parasite presque toujours heureux. N’en déplaise aux antisémites, c’est un préjugé dont il faut se défaire. On meurt de faim dans Israël tout comme chez nous ; on y connaît, comme chez nous, les inégalités sociales. Rien n’est plus somptueux que le palais commercial élevé par les Modiano près du vieux bazar. A doux pas rien n’est plus sordide que l’espèce de cave dans laquelle une poignée d’enfans déguenillés psalmodie de l’hébreu. Il semble aussi qu’en devenant nation, les Juifs perdent une partie de cette solidarité qui fait leur force au milieu des chrétiens. Ils ne sentent pas aussi vivement l’obligation de se soutenir les uns les autres. Les gros commerçans sont charitables, mais ils ne professent pas une parenté très étroite avec les portefaix, leurs coreligionnaires. Quand ils se cherchent des ancêtres, ils placent volontiers leur origine un peu loin, en Italie, en France ou en Espagne, et n’admettraient jamais qu’ils sont sortis de la plèbe qui les environne. Voilà une conséquence de l’émancipation que George Eliot n’avait pas prévue, lorsqu’elle rêvait, dans Daniel Deronda, une espèce de Salente juive. Qu’Israël devienne une nation comme les autres : sur-le-champ, vous verrez renaître l’opposition d’intérêts et de sentimens qui divisait autrefois le peuple et les pharisiens.

J’ai eu cette impression très nette, un soir, en causant avec un vieux batelier juif, qui maniait l’aviron d’une main pesante. La nuit était splendide et molle, le bateau glissait silencieusement, et j’avais voilé le fanal avec mon manteau pour mieux voir les étoiles. Nous croisions à quelques brasses du quai, devant un théâtre en plein vent, où se faisait entendre une troupe italienne de passage. Les trilles de la chanteuse légère, les pâmoisons du ténor nous arrivaient par bouffées, alternant avec les applaudissemens de la foule; et c’était un plaisir très philosophique d’entendre ainsi les bruits de la terre, les yeux tournés vers la grande mer sombre, sur laquelle le bateau traçait un sillage phosphorescent. Mais toute cette gaîté ne paraissait pas du goût de mon guide : il faisait une moue silencieuse. Je le priai de pousser au large de la baie, du côté des gros bâtimens à l’ancre, pareils à de gigantesques fantômes endormis. Quand on n’entendit plus que le bruit des rames, il se mit à me conter sa vie, par petites phrases sentencieuses et laconiques, dans un patois demi italien, demi-français. Il était pauvre comme un apôtre, il labourait le golfe depuis plus de cinquante ans. Était-il marié? Oui, il possédait quelque part, au fond d’une ruelle, une femme, des enfans. Mais il n’allait pas à terre tous les jours, ni même toutes les semaines. On lui apportait à manger dans sa banque, et il y couchait: singulière existence que celle de ce patriarche, flottant éternellement entre quatre planches, à une portée de fusil de sa famille! — j’entendis quelque chose remuer et soupirer sous le banc même où j’étais assis. — « Tiens ! vous avez votre chien avec vous? lui dis-je. — Non, c’est le petit. — Quel petit? — Mon garçon, le fils de ma fille. Je lui apprends à ramer; il dort là-dessous la nuit. » Ainsi, chaque coup d’aviron de l’aïeul berçait le sommeil du petit-fils. Il me vint à l’esprit que ce polisson, roulé par le flot, avait un sort plus enviable que tous les petits êtres, trop souvent dépravés, qui grouillent à terre au fond des taudis. Je félicitais le grand-père d’avoir soustrait cet enfant à la contagion des rues. Il secoua la tête : « Tout cela est bel et bon, monsieur; mais il vaudrait mieux que l’enfant allât à l’école. Malheureusement, j’ai besoin de lui; et puis les écoles sont trop petites, mal tenues. Les gros richards de là-bas oublient un peu trop que nous sommes leurs frères et qu’ils ont commencé comme nous. Le mal, à Salonique, voyez-vous, c’est que les uns ont trop et les autres pas assez. » (Hélas! brave homme, on pense de même à Belleville.) Il continua longtemps sur ce thème, et ne manqua pas de me détailler, avec beaucoup d’esprit et de finesse, le caractère des principaux Israélites de la ville, appréciant chacun selon ses œuvres et ses mérites. Je dois dire que, dans sa philippique, il épargnait la grande tribu des Allatini, dont la bienfaisance est proverbiale. Pour le reste, ce pêcheur, avec sa rude voix, toute rouillée par le vent de mer, aurait répété volontiers la parole du Maître que sa religion méconnaît : « Un chameau passera plus facilement par le trou d’une aiguille qu’un riche n’entrera dans le royaume de Dieu. »

Je ne pense pas que les musulmans soient plus de 40,000 à Salonique. En tout cas, ils n’y tiennent pas le haut du pavé. Ils paraissent vivre en bonne intelligence avec la population hétérodoxe. Si on cherchait parmi eux les Turcs de rare pure, on n’en trouverait moins encore. La plupart sont des convertis. On continue même de les désigner par une dénomination spéciale d’anciennes familles juives qui ont passé à l’islamisme. Ces dernières habitent, dans le haut de la ville, un quartier très propre, dont les murs clos et tout blancs, percés du classique moucharaby, ont la physionomie d’un petit faubourg Saint-Germain. Il n’est pas difficile de deviner que ces Juifs, enrichis autrefois par le négoce, ont tourné à Mahomet lorsque le règne du prophète était encore dans tout son éclat. C’est ainsi qu’en France et ailleurs, un certain nombre d’Israélites de haute volée, impatiens des dernières entraves, renient la foi de leurs pères pour embrasser la religion dominante. S’ils font bien ou mal, je n’en suis pas juge ; mais, à coup sûr, leurs congénères de Turquie se sont trop pressés. Ils n’ont pas réussi à conquérir les sympathies des vrais croyans, et ils se sont aliéné celles de la synagogue. Selon la règle invariable, ces convertis sont plus enragés que les autres. Si cependant il leur est donné d’entrevoir, du fond du harem, le rôle réservé à leur race dans le monde civilisé, ces adorateurs du succès doivent regretter leur défection prématurée.

On ne s’explique guère les explosions de fanatisme dans une ville où les musulmans tiennent en apparence si peu de place. Nulle part, peut-être, les mosquées ne sont aussi facilement accessibles. Dans l’une d’entre elles, on montre le tombeau d’un saint chrétien. Toute l’année, les orthodoxes sont autorisés à y faire leurs dévotions : exemple remarquable de tolérance que les chrétiens ne suffiraient pas. Imaginez un instant qu’une de nos églises catholiques d’Orient renfermât le tombeau de quelque derviche, et qu’un permit aux musulmans d’y faire leurs génuflexions! Cependant cette même ville a vu, en 1876, notre consul assassiné par des fanatiques aux pieds d’un gouverneur impuissant ou complice. De pareils actes de sauvagerie démontrent la fragilité de l’équilibre maintenu par la conquête ottomane : les haines de race et de religion ne sont qu’assoupies; il suffit d’une étincelle pour les rallumer. Musulmans et chrétiens, rapprochés par des relations quotidiennes, ne peuvent pas toujours se dévorer ; mais, au fond, les esprits n’ont point avancé d’une ligne. Si l’on est forcé de se supporter, les motifs de s’égorger subsistent. Il convient d’ajouter, sans vouloir justifier cette scène affreuse, que notre consul s’était compromis inconsidérément, dans l’intérêt de la religion orthodoxe, dont il n’avait pas la protection, à la suite d’une bagarre où les chrétiens s’étaient donné les premiers torts, et pour une jeune fille qui n’était pas Française. Cette jeune personne. Grecque ou Bulgare, parfaitement oubliée aujourd’hui, s’était prise d’une belle ardeur, moins pour le culte du prophète que pour un beau musulman. Cela se voit, paraît-il, tous les jours; on change ici de religion avec une facilité prodigieuse, sauf à se convertir de nouveau quand on est blasé. Personne, en général, n’y prête la moindre attention. Cette fois, la communauté grecque, sur les cris de la mère, se montra moins accommodante, et voulut s’opposer de vive force à la conversion de la jeune fille. Celle-ci arrivait par le train, enveloppée dans un feredjé tout neuf. Une bande de chenapans profondément orthodoxes, poussée peut-être par quelque amant jaloux, l’attendit à la gare, lui arracha son voile, et s’empara de sa personne. Les musulmans, convoqués en toute hâte, s’assemblèrent dans les principales mosquées; les têtes s’échauffèrent, et c’est au plus fort de l’effervescence que notre infortuné consul, M. Moulin, prenant en main la cause de cette femme qui ne voulait point être protégée, alla se jeter, comme on dit, dans la gueule du loup. Il se rendu dans une mosquée avec le consul d’Allemagne pour haranguer la foule. On lui répondit qu’il ne sortirait pas vivant si les Grecs ne rendaient pas la fille; et comme à quatre heures rien n’était arrivé, les deux otages furent massacrés sur place. M. Moulin mourut en héros et en martyr, mais il est permis de dire qu’il n’avait point agi en diplomate. On m’a affirmé que, parmi les auteurs du crime, les plus féroces étaient des Albanais venus de l’intérieur : ceux-là ont disparu prudemment le soir même, et n’ont pas été atteints par les exécutions solennelles qui eurent lieu en présence des escadres combinées. Maintenant tout est calme; mais il est instructif, en parcourant ces rues paisibles, de se rappeler l’éruption récente et de suivre a la trace la lave refroidie. Les volcans aussi, quand ils sommeillent, se couvrent de vignes et de fleurs. Telle est la péninsule des Balkans : elle a des cratères un peu partout, en Bulgarie, en Serbie, au Monténégro, en Macédoine; personne ne peut jamais prédire, six mois d’avance, de quel côté jaillira la flamme.

La plupart des Albanais que l’on voit à Salonique ressemblent à des fauves apprivoisés; — admirables, du reste, pour tous les métiers où il faut parader sans rien faire. La profession qu’ils recherchent le plus est celle de cawas. Non-seulement les consuls, mais tous les personnages un peu notables, ont à leurs ordres dieux ou trois superbes gaillards, à l’air martial, à la démarche imposante, portant avec désinvolture la veste soutachée, la fustanelle et l’immense ceinture où tremblent les pistolets et les yatagans, comme ce carquois d’Apollon qui rendait un son si terrible lorsque le dieu était en colère. Tout homme, qui se respecte ne va point dans la rue sans se faire précéder d’un au moins de ces matamores, qui écarte la populace. A la maison, il se tient devant la porte, dans une attitude décorative, fait les commissions et sert à table. Vous êtes assis au salon, vous dégustez paisiblement votre café ; tout à coup la porte s’ouvre ; un chef de brigands, chamarré d’or, marche droit sur vous avec des yeux féroces ; mais, au lieu de vous demander la bourse ou la vie, il prend délicatement votre tasse et la pose sur un guéridon. Le consulat de France possède un superbe échantillon du type : costumé comme le « roi des montagnes, » c’est le plus serviable des géans. Il faut le voir soulever, dans ses énormes bras, la petite fille du consul, et la porter, avec mille précautions, dans son berceau. Il y a en lui de la grâce du gros chien qui se laisse tirer les oreilles par un enfant. L’instinct terre-neuve ne lui manque pas non plus; en 1876, ce même cawas a été fort bravement disputer le corps de son consul aux bêtes à face humaine qui le déchiraient. Mais la présence des Albanais sur le littoral n’est qu’un accident; c’est dans leurs montagnes qu’il faudrait les voir à l’état sauvage.

On s’étonne de rencontrer si peu de Grecs à Salonique. ils sont tout au plus vingt mille. Voilà donc tout ce qui reste de cette race ingénieuse et vivace dans la seconde capitale de l’empire byzantin ! Cependant cette petite phalange tient dans ses mains le dernier anneau de la chaîne qui réunit le présent au passé. Il y avait des Hellènes ici, et par conséquent une philosophie, des arts, au temps où les bandes turques erraient encore sur les plateaux de l’Asie centrale, et lorsque les Francs n’étaient point sortis des forêts de la Germanie. Je lâche de démêler dans leurs traits l’hérédité d’un sang illustre; mais on y perdrait sa peine. Les premiers, ils ont adopté le costume européen, qui leur ôte, au moins pour les yeux, toute nuance d’originalité. Leur goût, franchement moderne, se comprend très bien : la tradition qu’ils invoquent est si reculée qu’elle ne peut s’exprimer par aucun signe visible. On ne les conçoit pas portant le pallium grec ou la toge romaine. Toute leur force réside dans des abstractions : lies souvenirs, une langue, une religion. Ils ont senti que la meilleure manière de se distinguer des groupes voisins était de se donner à l’Europe corps et âme. De plus, ils ont sans cesse les yeux tournés vers Athènes : n’étant ni assez nombreux ni assez puissans pour se faire une place à part dans l’empire turc à l’exemple de leurs cousins germains les Phanariotes, ils ont mis toutes leurs espérances dans le jeune royaume. Cette poignée de Grecs, dont le plus grand nombre appartient au moyen commerce, n’attend rien du sultan. Ils deviennent ainsi, pour la « grande idée, » un instrument fort actif de propagande, précisément parce qu’ils n’ont pas sujet d’être très satisfaits de leur sort. Toujours est-il que cette partie de la population repose la vue par un air de propreté et de bonne humeur. Soit effet du hasard, soit touchante réminiscence, leurs habitations sont principalement groupées autour de la Sainte-Sophie de Salonique, aujourd’hui transformée en mosquée. Aux fenêtres, on aperçoit de gracieux visages féminins, des minois éveillés du plus pur XIXe siècle. Hommes et femmes semblent exempts de cette torpeur majestueuse qui est le calme des Orientaux. Mais, malgré leurs dons naturels, ils ont dû reculer devant la vertu prolifique et l’activité tenace des Israélites. Le Juif et le tirée ont beaucoup d’aptitudes communes : dès lors, on se demande s’ils peuvent subsister côte à côte et exploiter concurremment le même domaine. Le mot de Juvénal :


Græculus esuriens ad cœlum jusseris, ibit,


est encore plus vrai des Juifs. Lorsque la nature a doté presque également deux êtres pour la même tâche, l’un doit éliminer l’autre; et ce n’est pas toujours l’espèce la plus noble qui l’emporte, mais la plus résistante, la plus souple et la plus féconde. Autrement je ne puis comprendre comment Salonique, de grecque qu’elle était jadis, soit devenue un petit Israël.


III.

À défaut des hommes, les monumens nous parleront peut-être du passé byzantin de la ville. Quel mystère que cet engloutissement d’un monde ! Quel naufrage comparable à celui de ces fameux galions espagnols, abîmés jadis avec leurs richesses, et que la sonde ne peut plus retrouver ! Nos cathédrales du XIIIe siècle sont encore debout : c’est à peine si quelques fleurons manquent à leur couronne. Les monumens de la Rome impériale, aussi vieux que l’ère chrétienne, défient toujours les injures du temps. Et de cette riche et magnifique Byzance, qui a prolongé la tradition romaine jusqu’au milieu du XVe siècle, il ne reste que quelques mosaïques, quelques voûtes défigurées par un enduit barbare. Le temps s’est fait complice de la grande erreur du moyen âge, et laisse tomber les édifices, comme nos pères ont laissé succomber sans secours le boulevard de la chrétienté, en léguant à l’époque moderne tous les embarras de la question d’Orient. Nous-mêmes, sous l’influence de je ne sais quel préjugé scolastique, nous flétrissons du mot banal de décadence dix siècles d’une admirable civilisation. Le terme de byzantinisme est devenu chez nous l’équivalent de bavardage, de bassesse et de lâcheté. Personne ne nous a enseigné à discerner, derrière la subtilité des querelles religieuses, l’effort sincère de quelques bons esprits pour introduire un peu de philosophie dans un dogme qui se compliquait tous les jours. L’église a condamné en bloc la tentative des empereurs destructeurs d’images, qui cependant combattaient une des formes du fétichisme. Nos historiens n’ont pas vu que ces grands hommes, toujours aux prises avec l’islamisme, c’est-à-dire avec une religion d’une extrême simplicité, désireux de reconquérir l’Asie par la propagande autant que par les armes, devaient chercher à débarrasser la doctrine chrétienne de ses branches parasites, afin de la rendre pi us accessible aux intelligences orientales. Ils échouèrent dans cet essai de transaction, comme ils échouèrent plus tard dans une tentative de rapprochement avec Rome. Supérieurs à leur siècle, ils ne purent démontrer à l’Europe, déjà absorbée par l’égoïsme d’état, qu’en laissant entamer l’unité du monde chrétien, elle se créait pour l’avenir d’interminables difficultés. Que dire du courage et de la science politique de ces princes qui, au moment de la débâcle de l’empire d’Occident, supportèrent sans lâcher pied vingt invasions successives, et réussirent à enchaîner ou à dompter les barbares qu’ils ne pouvaient détruire ? de ces Phocas et de ces Zimiscès qui arrêtèrent en Asie le flot de l’invasion arabe, et sauvèrent une première fois l’Europe malgré elle ? de ces Paléologues qui, chassés de Constantinople, surent la reprendre aux descendans des croisés, et firent reverdir un dernier rameau sur le vieux tronc de l’empire, que l’aveuglement de l’Europe s’obstinait à déraciner? L’ignorance seule accepte les jugemens sommaires; elle trouve commode d’arracher quelques feuillets du livre de l’histoire, au risque de rendre la suite indéchiffrable. Surtout notre civilisation, fort infatuée d’elle-même, se plaît à passer l’éponge sur les injustices qu’elle a commises, et traite volontiers d’inférieurs les peuples qu’elle a sacrifiés. Elle ne veut pas reconnaître que son indifférence a déchaîné des maux infinis sur cette belle partie du globe qui lui avait servi de berceau.

Je m’efforce de ressusciter un passé si récent, et pourtant si lointain, en gravissant les rues escarpées de la ville, et en cherchant dans les mosquées les traces des anciennes basiliques chrétiennes. Tandis que la ville basse tout entière, — port, bazar ou Ghetto, — bourdonne comme une ruche d’abeilles, le silence se fait dans la ville haute. Les arbres de jardins invisibles projettent leur ombre par-dessus les murs. Des petites places tranquilles vous isolent du tapage que fait en bas « l’orgueil de la vie, » selon la parole de l’apôtre. Là, on peut évoquer à l’aise les figures disparues qui ont respiré le même air, et, tout aussi bien que nous, foulé les dalles d’un pied vivant. Justement, voici devant nous l’abside ensoleillée d’une ancienne église, ou plutôt d’une chapelle, qui devait être, dans cet endroit solitaire, un rendez-vous de dévotion aristocratique. L’extérieur n’a point été touché. Avec ses encadremens de briques et ses fines colonnettes, elle a gardé les proportions exquises, la mesure et la grâce que l’art chrétien des premiers siècles avait hérité de l’antiquité païenne. A l’intérieur, comme dans toutes les mosquées, les Turcs ont été terriblement simplificateurs. Plus d’ornemens, plus de reliefs, plus de peintures, mais un badigeon uniforme. Partout, l’autel a été déplacé et tourné vers La Mecque, sans aucun souci de l’ordonnance ni de l’orientation générale de l’édifice.

Qu’auraient dit les empereurs iconoclastes, un Léon l’Isaurien, un Théophile. S’ils avaient pu voir cette application imprévue et brutale de leurs idées? Est-ce un temple nu et froid qu’ils prétendaient élever? Non, certes, ils lui eussent conservé la couleur et la vie. L’art religieux, entre les mains de leurs adeptes, aurait emprunté quelque chose de l’élégance muette et somptueuse de cette Alhambra qui se passe bien de statues et de figures. Entre les Byzantins et les Arabes, il existait de singulières affinités. Ils avaient appris à se connaître et à s’apprécier en se combattant. A Salonique même, près des mosaïques de l’ancienne Sainte-Sophie, s’élève une chaire de marbre due au ciseau d’un sculpteur musulman, dont le rythme simple, enfermant la fantaisie des arabesques dans une broderie rectangulaire, n’aurait pas déparé la vieille basilique. On conçoit que des hommes d’état et des philosophes aient rêvé Une transaction possible entre les deux formes les plus achevées die la civilisation au moyen âge, entre Bagdad et Constantinople. Mais les empereurs et les khalifes, leurs généraux ou leurs ministres, dans ces états si despotiques, étaient trop souvent des génies solitaires : leurs, conceptions durent plier devant le fanatisme des foules. Au XIVe siècle, la confusion n’était pas moindre en Asie qu’en Europe. D’un côté du Bosphore, les petites dynasties musulmanes ; de l’autre côté, les factions chrétiennes et les sectes se déchiraient à l’envi. Pour mettre tout le monde d ’accord, il fallut qu’un peuple nomade, habitué à la nudité de la steppe, indifférent aux lettres et aux arts, sortit de ses déserts et établît: partout le silence de la servitude. Les Turcs écrasèrent sans y penser les fruits et les fleurs de deux civilisations. Ils plantèrent leur tente sur les débris de deux mondes ; car si leur religion et leur histoire les rapprochaient dès Arabes, ils ne gardèrent vraiment de cet héritage que le Coran et ses commentaires. En Europe, ils se firent iconoclastes par le fer et le feu. La destinée a de terribles retours; puisque l’Orient et l’Occident n’avaient pu s’entendre, puisque de Constantinople au Caire chacun restait cantonné dans sa manière spéciale d adorer Dieu, les Turcs furent suscités pour simplifier tout, non en théologiens, mais en soldats. Aux extrémités opposées du monde antique, deux peuples sombrèrent, laissait un vide qui n’est point encore comblé : depuis lors, l’Asie et l’Europe n’ont cessé de se tourner le dos. — Et voilà pourquoi une pauvre petite basilique, perdue dans un coin de Salonique, est à moitié ensevelie sous une couche de plâtre.

La. destruction, chez les Turcs, n’est pas systématique : elle procède de l’indifférence. Ils-ont épargné ce qui ne les gênait point. A Salonique, le hasard a sauvé quelques beaux fragmens et toute une ancienne église, Saint-Dimitri, dont les marbres sont bien conservés, A Sainte-Sophie, une main maladroite a même essayé de combler les vides de la mosaïque par de grossières peintures. Ces tristes enluminures et la nudité voisine ne font que mieux ressortir un art sans rival dans la combinaison des nuances. La couleur a son chant, tout comme la musique : elle a sa phrase éclatante ou sombre, ses basses vibrantes ou, assourdies. Elle fait alterner les notes gaies avec des impressions presque, douloureuses dans leur intensité ; comme sa sœur la musique, elle nous donne des émotions qu’il est difficile de traduire en paroles, parce qu’elles ont plus de profondeur vague que de contour arrêté. Sous le portait de Sainte-Sophie subsiste une voûte chatoyante et sombre, toute piquée de pointe d’or, d’un velouté et d’un fondu délicieux, qui, comme nos anciens vitraux, éveille des idées d’ardeur mystique. Cette richesse de tous révèle une richesse pareille de sentimens et de pensées. Lorsque l’art trouve ainsi des transitions plus subtiles et plus délicates entre les couleurs fondamentales, c’est que l’âme humaine a plus de délicatesse et de subtilité. Elle se développe et se dilate, pour ainsi dire, embrassant toujours un plus grand nombre de sensations et d’idées. Les peuples enfans aiment les couleurs tranchées et voyantes. Ceux qui ont beaucoup agi et beaucoup souffert ont une prédilection pour le clair-obscur et les nuances.

Aussi les marbres de Saini-Dimitri, ces porphyres, ces jaspes, tout décolorés qu’ils sont par le temps, m’apparaissent comme les reflets lointains de ces âmes compliquées et profondes. J’entre au soleil couchant : d’une haute fenêtre, un dernier rayon promène son prestige dans la pénombre de l’église; il semble éveiller successivement ces losanges et ces médaillons endormis sous la poussière. Je crois entendre autant de voix murmurant, du fond des siècles, leurs émotions ou leurs prières. Chacune de ces vieilles pierres, dont le soleil réchauffe les veines pâlies, exprime à sa manière une nuance d’amour, d’espérance ou de foi; car ceux qui les ont placés là, séduits par leur éclat caressant, apportaient à la maison du Seigneur ce qu’ils avaient trouvé de plus beau. Pour donner un corps à mon rêve, voici que le rayon effleure le tombeau d’une jeune chrétienne, à l’entrée de l’église : il est surmonté d’une inscription grecque, et encadré d’une de ces délicates guirlandes que plus tard la renaissance devait tant reproduire. Est-ce le déclin d’un art qui meurt ou l’aurore d’une ère qui commence? Le doute est permis, car Saint-Dimitri remonte aux premiers siècles de notre ère. L’église, à cette époque, n’était point exclusive; elle acceptait l’héritage antique. Ces colonnes de porphyre, avec leur chapiteau corinthien, ont été enlevées à un temple grec. Dans le charmant crépuscule d’un monde qui s’éteignait, d’un autre qui naissait, on put croire un instant que l’humanité s’acheminait sans secousse vers ses futures destinées, emportant avec elle tout ce qu’elle avait sauvé du passé. La jeune fille qui dort sous ce marbre n’était-elle pas païenne encore par la tunique flottante et libre, déjà chrétienne par le maintien et la pudeur? Mais, tandis que je m’oublie dans le regret des choses mortes, les vieux piliers me tiennent un autre langage : « Vois, disent-ils, nous avons supporté d’abord le temple de Jupiter Olympien. Plus tard, nous sommes venus orner la demeure du Christ. Aujourd’hui, nos fronts vingt fois séculaires président au culte de Mahomet. Nous avons vu les enfans des hommes se prosterner devant trois autels différens. De tant de générations qui se sont écoulées sous nos portiques, nous n’avons retenu que l’ardente et commune aspiration de tous les mortels vers un être plus haut et plus grand. Rien ne meurt; tout change et se renouvelle. Aujourd’hui comme autrefois, il n’y a de dieu que Dieu. »

Revenons donc au présent ; rentrons dans le petit chaos macédonien qui se démène là-bas. Saluons au passage un vieil arc de triomphe tout découronné, qui s’obstine à profiler sur le ciel les briques chancelantes d’une voûte romaine, tandis qu’à la base, derrière les étalages de fruitières, des reliefs enfumés, pleins d’action, de mouvement et de combats, racontent encore les hauts faits du peuple-roi. Aussi bien, ceux qui ont bâti cette arche avaient l’âme fortement trempée; ils ne s’abandonnaient point aux attendrissemens inutiles. Ils ne pleuraient pas sur les Daces vaincus ni sur les civilisations qu’ils étouffaient dans l’œuf. D’ici, l’on apercevait les toits de Salonique descendant d’étage en étage jusqu’à la mer bleue, entremêlés d’arbres verts, de coupoles blanches et de minarets. L’endroit est bon pour se recueillir et pour interroger l’avenir de cette belle cité, qui est là tranquillement assise au soleil sur un monceau de ruines.


IV.

Ce grand caravansérail oriental n’a jamais été une capitale : elle n’a pu jouer un rôle politique qu’à l’époque reculée où les villes de la mer Egée formaient autant de petites républiques, et plus tard, à l’âge du morcellement féodal, lorsque le marquis de Montferrat se taillait un royaume dans la péninsule chalcidique. La nature elle-même n’a point doté Salonique pour devenir le centre d’un grand empire. Ceux qui prétendent l’opposer à Constantinople méconnaissent les lois les plus élémentaires de l’histoire. Est-elle, comme Byzance, à cheval sur deux continens et sur deux mers? Peut-elle se flatter de tenir les clés des détroits, et par conséquent celles de la Russie, de toute l’Asie antérieure et d’un immense domaine maritime? Songez un instant à la fortune de Constantinople : nulle ville au monde n’est mieux faite pour se suffire à elle-même et pour se dérober à ses ennemis. Plus d’une fois elle a tenu enfermée dans ses murs toute la majesté du peuple romain. Les efforts de vingt peuples divers sont venus échouer contre ses remparts. On connaît l’histoire de ce Siméon, le Charlemagne bulgare, qui s’avança vainqueur jusqu’aux portes de Byzance, et, reconnaissant son impuissance, rebroussa chemin en déchargeant sa colère sur les campagnes de la Thrace. La ville impériale jetait tour à tour l’Europe sur l’Asie et l’Asie sur l’Europe, puisant à pleines mains dans l’une de ces deux réserves lorsque l’autre lui échappait. Encore aujourd’hui, toute la péninsule des Balkans gravite autour de Constantinople. Tant que le sort de cette capitale est en suspens, rien n’est résolu. Les guerres, les traités ont entamé peu à peu les fleuves et les montagnes qui la défendent comme autant de barrières : ce sont les actes successifs d’un drame dont le dénoûment est encore inconnu, mais dont la possession de Stamboul est l’unique péripétie. Chaque province qui tombe est un boulevard de moins : le centre de l’action ne varie pas.

Rien de pareil pour Salonique. La Providence, en la reléguant au fond de son golfe. Ta condamnée à suivre les grandes révolutions territoriales sans les diriger. Elle ne réglera même pas le sort de cette Macédoine qu’elle alimente et dont elle vit. La race bulgare» prépondérante dans les campagnes, est à peine représentée dans la ville, et n’a aucune influence sur les affaires municipales. Les prétentions des états limitrophes, Grèce, Bulgarie, Serbie, s’appuient sur le dénombrement des villages, que chacun revendique pour son saint et pour sa race, non sur la composition ou sur les tendances de Salonique. Ce n’est même pas aux frontières de la Turquie, c’est plus loin, autour du tapis vert des chancelleries, que se joue la fortune de la Macédoine. La péninsule sera encore plus d’une fois disputée et découpée en tranches avant qu’on ne dispose de Salonique. Les Russes eux-mêmes, quand ils ébauchèrent à San-Stephano la grande Bulgarie, laissèrent de côté la péninsule chalcidique et son grand port, sachant bien qu’une fois maîtres du tronc de l’arbre, la branche suivrait d’elle-même. Depuis lors, tout le monde pense à Salonique et personne n’en parle. Elle excite des convoitises, mais elle inquiète la main prête à la saisir. Ce port ouvert pourrait enrichir un conquérant; il ne lui apportera point de force. Au contraire, la puissance qui étendrait le bras jusque-là multiplierait ses points vulnérables et prêterait le flanc à plus d’un agresseur. Si jamais, ce qu’aucun bon Français ne doit désirer, les Turcs étaient contraints de battre en retraite, Salonique ne tomberait point avec fracas : elle se détacherait mollement de l’empire, comme on fruit mûr. Si cette vieille ville pouvait décider de son propre sort, il est probable qu’elle inclinerait vers une confédération de cités, vers une espèce de hanse orientale telle que ces rivages en ont vu autrefois, et telle qu’une génération plus heureuse en verra peut-être refleurir. Ce rêve est une utopie à Constantinople : il serait ici merveilleusement approprié à la configuration du sol et au génie des habitans. Mais les vœux des peuples sont bien ce qui préoccupe le moins notre âge de fer. De longtemps, Salonique ne gouvernera pas ses propres destinées. Aussi est-elle plus attachée qu’une autre ville à la domination des Turcs, qui est pour elle un gage d’indépendance relative. Qu’on lui permette de s’enrichir; elle se contentera volontiers d’un rôle modeste et subalterne.

Tout autre est son importance commerciale. Dans ce domaine, elle est vraiment reine, et son empire grandira encore. C’est que, dans notre siècle, les courans économiques suivent leur pente sans aucun souci des convenances politiques. Ils vont droit où les appelle, soit la rapidité, soit le bas prix des transports: Salonique, tête de ligne d’un chemin de fer européen, escale commode sur les mers d’Orient, présentera bientôt cette double attraction. Déjà le caractère cosmopolite de son peuple et de son histoire se reflète jusque dans son commerce. Tandis que, dans la plupart des autres ports, un pavillon écrase les autres, et que la population a ses pourvoyeurs attitrés qu’il est difficile de supplanter, les différentes nations de l’Europe, favorisées les unes par la distance, les autres par le bon marché du fret, peuvent lutter ici presque à armes égales. Naturellement les Anglais, ces rouliers de la mer, tiennent le premier rang pour la navigation. Mais si l’on parcourt le tableau des marchandises importées par chaque pays, on constate qu’entre l’Angleterre, l’Autriche, l’Allemagne et la France, il n’y a point de différence impossible à combler. Les chiffres varient pour chacune des puissances entre 10 et 14 millions de francs. Il dépend certainement de nos Marseillais de faire mieux encore, et de ressaisir une partie des avantages que l’admirable position de leur ville leur assurait autrefois dans le commerce du Levant. Je crois fermement que la vogue leur reviendra. Les produits français sont chers, mais presque toujours solides et nets de toute adultération. en Orient, la mode actuelle est aux produits autrichiens, qui sont mauvais et peu coûteux. Le bazar de Salonique est encombré de cette pacotille, digne d’être échangée sur la côte d’Afrique contre de la poudre d’or et de l’ivoire, car elle convient plutôt à des nègres qu’à des gens civilisés. Les roitelets du Congo ne se verraient pas plus laids dans ces miroirs qui allongent, déforment ou verdissent le visage. Ils prendraient les chaises et les tables pour de simples ornemens, et n’auraient pas la tentation de s’asseoir sur les unes ou de s’appuyer sur les autres, au risque de s’effondrer au milieu de leur luxe improvisé. Ils resteraient en extase devant ces pendules en simili-bronze, dont ne voudraient pas les auberges de nos derniers villages ; et comme ils marchent généralement tout nus, ils s’inquiéteraient assez peu de la durée d’un tissu de coton. Hélas! les Orientaux sont encore nègres sur ce point; dépensant au jour le jour, imprévoyans comme des enfans, peu soucieux de ce qui dure, ils vont droit au bon marché, qui est souvent un marché de dupe. Un négociant m’a démontré, de la manière la plus agréable, un verre de limonade à la main, que le sucre de Marseille est à peu près quatre ou cinq fois plus riche que celui d’Autriche. lequel coûte environ deux luis moins. Cependant les indigènes préfèrent le dernier ; ils sont encore incapables de comprendre que payer deux fois plus cher un produit cinq fois plus utile, est l’acte d’un bon père de famille. Laissons agir le temps, qui est un grand instructeur, mais ne nous endormons point. On ne demande pas à nos négocians d’être moins honnêtes, seulement d’être plus actifs et plus entreprenans ; dès lors on leur répond du succès[1].

Il suffit d’ouvrir une carte pour comprendre que l’avenir de Salonique réside dans le long ruban ferré qui la rattachera bientôt à l’Europe centrale par Belgrade, Pest et Vienne. Déjà les grandes compagnies maritimes escomptent cet espoir de transit. On annonce que la compagnie anglaise de la malle des Indes se dispose à quitter Brindisi. Nos messageries ne restent pas en arrière : elles bâtissent un palais sur le quai de Salonique. Des capitalistes sont en instance auprès du gouvernement turc pour obtenir la concession d’un quai en eau profonde. Ils ont même la singulière idée de construire un môle dans une rade parfaitement abritée, sans doute parce que cette ceinture de pierre constitue à leurs yeux la parure indispensable d’un grand port. Il serait plus pratique de procéder sommairement à l’américaine, et d’installer, comme à New-York ou comme dans les docks de Londres, des estacades en bois perpendiculaires au rivage, formant autant de bassins séparés, où les navires peuvent accoster et décharger sans encombre. Avec quelques dragages, ces bassins seraient accessibles aux navires du plus fort tonnage. Qu’on se décide pour la pierre ou pour le bois, il faudra bientôt dire adieu à ces beaux quais d’aspect vénitien. Il me semble déjà entendre le bruit des wagonnets et respirer la poussière de charbon. J’ai besoin d’appeler à mon aide, pour prendre mon parti de cette vilaine métamorphose, les raisonnemens abstraits et les chiffres dont les économistes sont prodigues.

Parmi ces raisonnemens, il en est un cependant que je prendrai plaisir à confondre. On suppose volontiers que la fortune d’un port sur la Méditerranée est liée au passage de la malle des Indes. Quand on perça le Mont-Cenis, Marseille se crut perdue et jeta les hauts cris : c’en était fait de son antique splendeur, laquelle, comme on sait, date des Phocéens, puisque cette fameuse malle allait s’embarquer à Brindisi. Puis vint le tour du Saint-Gothard; autres clameurs. Voilà les ingénieurs de nouveau sur leurs cartes, supputant le nombre des kilomètres, tirant une ligne de Londres ou de Berlin jusqu’à Calcutta, et démontrant que tous les ports situés en dehors de cette ligne sont condamnés à périr. Maintenant on recommence les mêmes jérémiades à propos de Salonique, et l’on détrône à son profit Marseille, Gênes et Trieste. Pour le coup, c’est abuser des abstractions. Il semble que l’Europe soit une expression mathématique, et que la voie ferrée dont le terme se rapproche le plus du canal de Suez doive forcément absorber tout le commerce du continent. Au risque de contrister mes amis les Israélites de la mer Egée, je ne crains pas d’avancer que c’est une pure fiction. Le passage de la malle des Indes démontre tout au plus la rapidité, qui est en raison inverse du bas prix des transports. Ce n’est point assez pour faire une grande place de commerce. Je ne sache pas que, malgré ce bienfait britannique, Brindisi ait donné ombrage à Gênes ou à Trieste. Sans doute, les voyageurs de grande vitesse et quelques marchandises très coûteuses, de livraison pressante, prendront de préférence la voie la plus courte. Cet avantage n’est point à dédaigner; mais il forme une bien faible partie du grand commerce. Celui-ci fait des affaires à longue échéance, et préfère de beaucoup la voie de mer, qui coûte environ dix fois moins que les lignes ferrées. Par exemple, un tonneau de pétrole expédié de Hambourg à Bucharest trouve déjà profit à voyager à petites journées par le Pas-de-Calais, Gibraltar, la Méditerranée et le Danube, plutôt que de suivre le chemin de fer. Le commerce a ses raisons, qui ne sont pas toujours celles des géomètres.

Je prévois donc quelques déceptions, pour cette honnête population de courtiers, d’affréteurs et de marchands, s’ils espèrent que toutes les richesses de l’Europe centrale s’engouffreront derrière le premier train de vitesse qui franchira leurs murs, avec une locomotive allemande ou hongroise. Je les vois se multipliant autour des voyageurs indifférens et rapides, qui se transporteront du wagon-lit au paquebot-restaurant, après avoir jeté un regard distrait autour d’eux. J’entends d’ici les plaintes amères des hôteliers, qui n’auront pas même eu le temps de plumer ces oiseaux de passage. Est-ce donc pour le plaisir de contempler un instant des vestons rayés, des casques indiens et des waterproof irréprochables, qu’on les aura institués les portiers de l’Europe ? Et les marchandises bien ficelées, qu’une grue à vapeur cueillera sur le wagonnet pour les lancer précipitamment à fond de cale, à qui profiteront-elles, si ce n’est à des compagnies le plus souvent étrangères? Tel un nuage doré passe sans crever sur une campagne aride et va porter ailleurs sa rosée féconde. En vain les cultivateurs lui tendent les bras: ils sentent un instant la fraîcheur de la nuée, mais elle s’en va; et ils l’implorent encore qu’ils ne la voient déjà plus.

Non, peuple de Salonique, votre richesse future ne gît pas principalement dans ces lointaines provenances; elle est plus près de vous, sous votre main. Comme dans la fable, remuez votre sol, ou du moins que vos frères le remuent pour vous ; au lieu d’un trésor tombé du ciel, vous aurez un revenu solide et assuré. Pour devenir les courtiers de l’Europe, soyez d’abord ceux de la péninsule des Balkans. Que ces magnifiques contrées, si riches autrefois et si peuplées, sortent de leur engourdissement; qu’elles travaillent et produisent, et vous grandirez avec elles. Avant d’être international, il faut être de son pays. Marseille a derrière elle la France; Gênes a l’Italie; Trieste a l’Autriche ; et si Liverpool n’avait pas Manchester, ce port ne serait pas devenu l’entrepôt du monde. Je sais bien que votre domaine est disputé, livré aux querelles des hommes, et qu’il ne dépend pas de vous d’unir toutes ces races dans un effort commun. Mais le monde est mené par une certaine force des choses, — on disait autrefois par un ordre providentiel, — qui se joue des congrès, et qui se plaît à démolir les barrières inventées par les diplomates. La nécessité de manger, et pour cela de vendre et d’acheter, est une des formes les plus élémentaires de cette force irrésistible. Comme cette nécessité se reproduit tous les jours, elle triomphe à la longue d’une autre loi de fer, d’après laquelle il n’est rien de plus noble que de s’entre-tuer les uns les autres. Derrière les rivalités ardentes, les conflits et les guerres, la civilisation poursuit son travail souterrain. Voyez ce chemin de fer, dont personne au dernier moment ne voulait, ni les Serbes, qui le trouvaient trop cher; ni les Autrichiens, qui redoutaient l’invasion des produits anglais: ni les Turcs, qui appréhendaient avec plus de raison les visites de leurs bons alliés d’Europe : on l’a construit cependant, et, si invraisemblable que cela paraisse, on l’ouvrira. Il est pour vous, gens de Salonique, l’instrument, le symbole et le gage de la résurrection de votre péninsule.

Donc, la meilleure manière de mesurer votre avenir est de prendre le train pour remonter de proche en proche jusqu’au Danube, en suivant le cours du Wardar et de la Morava.


  1. Un homme de science et d’esprit, M. Emile Burnouf, a étudié ici-même (Revue du 15 octobre 1887) les conditions du commerce français dans le Levant. Ce travail abonde en remarques judicieuses. Mais l’auteur, dans l’admiration qu’il professe pour les ordonnances de Colbert, et dans l’amertume de ses regrets pour notre prépondérance perdue, oublie que ce siècle appartient à la libre concurrence, et qu’il n’est au pouvoir d’aucun gouvernement de suppléer à l’initiative privée.