De Salonique à Belgrade/02

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De Salonique à Belgrade
Revue des Deux Mondes3e période, tome 85 (p. 337-371).
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DE SALONIQUE A BELGRADE

II.[1]
LA MACÉDOINE ET LA SERBIE.


Septembre 1887.


I.

Trente-neuf degrés à l’ombre, et un trajet de soixante lieues dans un wagon chauffé à blanc! Voilà le problème qui absorbe en ce moment toutes mes facultés. Allez donc faire des réflexions sur la grandeur et la décadence des péninsules, par une chaleur pareille! Le moindre effort d’esprit vous transforme en fontaine. Comme on devient indulgent pour les peuples paresseux, qui se trouvent mieux assis que debout, et couchés qu’assis ; — pour la campagne aride et morne qui dort au soleil ; — pour le train lui-même qui marche avec une lenteur patriarcale et s’éternise à toutes les stations. Pourquoi restons-nous en panne? Réponse invariable : la locomotive prend de l’eau. Je la comprends et je l’excuse; elle doit avoir le gosier sec, cette pauvre machine poussive ! Elle tire péniblement une file interminable, une espèce d’arche de Noé sur essieux, dans laquelle colis, bêtes et gens voyagent côte à côte, confondus dans une égale résignation. Puisqu’elle boit, faisons comme elle. Voici justement de très jeunes marchands d’eau : ils courent nu-tête sous ce soleil de feu, les petits misérables ! C’est à se demander de quel métal est fabriqué leur crâne, et ce qui peut subsister de matière pensante dans un cerveau cuit et recuit comme une brique. Cette graine de Macédoniens nous offre de l’eau fraîche dans tous les idiomes connus ; en même temps des cruches en terre naturelle ou vernissée, d’un modèle antique : tout compris, l’un portant l’autre, la cruche et son contenu, le sourire aux dents blanches du petit moricaud, tout pour deux sous. En doublant la somme, on peut se plonger le visage dans une énorme pastèque, un carpous, comme disent les indigènes, c’est-à-dire, si mon grec n’est pas en défaut, le fruit par excellence. Sous nos climats, on le trouve justement insipide, avec son goût de concombre ; mais par 39 degrés centigrades, c’est l’oasis dans le désert. Produit d’autant plus admirable, dit un proverbe napolitain, qu’il donne en même temps à boire, à manger et… de quoi se laver ; on n’ajoute pas si c’est avant ou après le festin.

Un peu réconforté par cette halte, je noue conversation avec un ingénieur de la ligne. Je remarque timidement que, pour une future grande voie internationale, les gares sont bien médiocres, les traverses des rails bien pourries et le sable de la voie bien verdoyant ; par endroits, on dirait une prairie continue. Or les chemins semés de fleurs sont toujours perfides, mais particulièrement pour les trains de vitesse. L’ingénieur réplique que les gares sont trop belles, les traverses trop solides et le balast digne de sabler les allées d’un parc. Il fait si chaud qu’il doit avoir raison. C’est étonnant comme la température amortit la controverse. Il fallait que les Grecs fassent bien subtils pour discuter au cœur de l’été. J’élève encore faiblement la voix, du fond de la banquette où je repose, pour demander si réellement ces trains de famille, fonctionnant un jour sur deux, traînant les choses et les gens h. des prix exorbitans, ont beaucoup développé la prospérité du pays. Je m’étonne qu’après quinze ans d’exploitation, les villes et villages répandus sur la ligne ne se soient pas enrichis d’une seule construction neuve, si ce n’est par-ci par-là de quelques casernes : tout est resté stationnaire, et même j’aperçois là-bas, dans la poussière lumineuse, une file de chameaux, une vraie caravane, ce qui me paraît le contraire du progrès. L’ingénieur me ferme la bouche en déclarant que les chameaux lui importent peu, que les habitans le laissent froid, mais que le chemin de fer a fait la fortune des actionnaires, ce qui répond à tout.

À côté de moi ronfle un militaire revêtu d’une espèce d’uniforme râpé, sans couleur ; des pieds à la tête ce n’est plus qu’une tache. Le propriétaire de cet accoutrement possède un masque gonflé. des joues pendantes, une bouche énorme et bestiale. J’apprends avec stupeur que c’est un officier du génie. Pour mieux dormir, il a retiré ses bottes et posé ses pieds sur la banquette. Les zaptiés ou gendarmes qu’on aperçoit aux stations sont encore plus mal tenus. Je ne crois pas avoir rencontré une seule tunique garnie de tous ses boutons. Cette négligence des représentans de l’autorité forme un contraste pénible avec la belle prestance et la propreté des Albanais. On voit sur toute la ligne des aiguilleurs et des serre-freins magnifiques, le front rasé, la petite calotte rouge à long gland retombant sur l’occiput, et des armes de prix à la ceinture. Les gendarmes, chargés de les coffrer à l’occasion, paraissent des mendians à côté d’eux, et, ce qui est plus grave, n’en rougissent pas.

Mon voisin le dormeur devenant agressif pour l’ouïe et pour l’odorat, je m’absorbe dans la contemplation du paysage. Il est triste jusqu’à la vallée d’Uskup. Le Wardar coule sur un sol d’apparence aride, entre des montagnes complètement déboisées. Une traînée de verdure assez pâle indique les circuits de son cours. Quelquefois cette bande verte s’élargit, déborde en plantations de mûriers. Puis le sourire s’efface; on n’aperçoit plus que les saules de la rive, qui végètent péniblement ; çà et là quelques hérons mélancoliques méditant sur une patte au bord de l’eau. Pour résister à une chaleur tropicale, troupeaux, bergers, chiens, tout entre dans le fleuve et reste là immobile pendant des heures. De loin, on dirait d’un banc de pierres rondes au milieu de l’eau. De près, ce sont des moutons pressés les uns contre les autres, des bêtes orientales et fatalistes, qui regrettent certainement de n’être point rochers pour entendre toujours le murmure monotone de l’onde.

Cette campagne fait mal à voir : non qu’elle soit vraiment stérile ; la statistique prouve le contraire, mais le déboisement lui a ôté sa parure et sa grâce. Elle produit le même effet que la tunique des zaptiés, usée jusqu’à la corde; ou bien que ces bohémiennes, rôties du soleil, qui ramènent avec peine quelques haillons sur leur poitrine desséchée. La pauvre Macédoine n’a plus que la peau sur les os ; sa robe en loques laisse voir des membres flétris avant l’âge. Qu’est-ce qu’une trentaine de siècles pour une presqu’île? à peine l’aurore de la jeunesse. Mais celle-ci a été tellement fatiguée, grattée, déshonorée, que pour elle les siècles ont compté double. Je ne puis admettre que tous les écrivains de l’antiquité mentaient, lorsqu’ils chantaient les agrémens de l’Hémus, du Strymon et autres fleuves circonvoisins. Il y avait des arbres sur ces montagnes, comme il y en a encore un peu plus loin, sur des hauteurs moins accessibles, comme il n’y en aura bientôt plus sur l’Olympe, qu’on a, paraît-il, mis en coupe déréglée, après en avoir expulsé les dieux. Avez-vous jamais réfléchi à la somme incroyable de fermeté et de prévoyance qu’une société doit dépenser pour imposer à ses membres le respect des arbres ? C’est si commode et si tentant de les couper à la racine pour bâtir et pour se chauffer ! Qu’importe à un chétif insecte, qui vit à peine quatre-vingts ans, l’existence d’un chêne centenaire ? Il faut d’abord chauffera a marmite : les générations futures se débrouilleront comme elles pourront. Ainsi font les Orientaux. Quand ils souffrent de l’onglée, ou de ce mal que Rabelais appelle « faulte d’argent, » ils prennent une hache, abattent le premier arbre venu, le chargent sur une charrette à bœufs, et vont le débiter à la ville voisine avec le sentiment du devoir accompli. On ignore ici que les lois et les états ont été précisément inventés pour sauvegarder le patrimoine des gens à naître, et pour empêcher les vivans de manger le fonds avec les revenus. Il ne vient à l’esprit de personne que la grande société, qui compte sa propre durée par siècles, doit avoir des égards pour les platanes et les chênes, ses contemporains.

Les villes et les villages sont rares le long du Wardar. En revanche, les agglomérations éparses offrent toutes les variétés de races superposées sans mélange. Près d’un passage à niveau, l’inscription Διαϐασις nous avertit que nous sommes en terre grecque. Un peu plus loin, le bon état des cultures, un certain air d’ordre et de régularité révèle la présence d’une colonie bulgare ; à travers les maïs, nous apercevons la silhouette blanche des femmes courbées sur leur lâche ; elles se relèvent un instant, et nous pouvons distinguer les vigoureux bras nus sous la large manche brodée, le tablier aux couleurs éclatantes, et la robe, ou plutôt la longue chemise relevée sur une jambe de cariatide. Quelques hommes daignent aussi travailler : enveloppés de blanc des pieds à la tête, ils ont l’air de Bédouins. Voici un village entièrement habité par des Tcherkesses, les meilleurs cavaliers de l’empire. Plus loin, une ville aux trois quarts musulmane : les maisons prennent un aspect rébarbatif. Tandis que, tout à l’heure, les femmes étalaient leur beauté massive avec une parfaite insouciance, ici elles se voilent au passage du train. Trop souvent ce qu’on aperçoit de leur visage donne à croire qu’elles pourraient sans danger montrer le reste. Seules, les toutes petites filles ont le droit de gambader presque nues dans leur pantalon à la turque ; et elles en usent, comme si elles voulaient se dédommager de la contrainte qu’on doit leur imposer plus tard. Ce qui me surprend le plus, ce n’est pas la diversité des mœurs : c’est que tant de disparates puissent subsister côte à côte. Certainement, le peuple qui laisse les femmes courir demi-nues à travers champs, et celui qui enferme leurs charmes dans de grands sacs, ont une conception diamétralement opposée de la vie, de ses devoirs et de ses agrémens. Cependant tout cela vit pêle-mêle, se rencontre à tous les coins de rues et ne s’étonne pas de se trouver ensemble. Nous traversons une ville que le chemin de fer a coupée en deux, brutalement. Les différens quartiers défilent devant nos yeux, comme dans une coupe verticale on aperçoit les diverses stratifications d’un terrain. Selon la rue, des yeux musulmans, bulgares ou juifs vous regardent passer. Nous entrevoyons des visages masqués ou découverts, des pieds nus ou des babouches, des vêtemens bariolés ou des petits catafalques ambulans, des fenêtres ornées de fleurs ou des moucharabys qui nous contemplent à travers leurs trous noirs ; des soldats déguenillés, de superbes montagnards richement vêtus; tout cela si vite, que le vertige nous gagne et que la Macédoine tourbillonne dans la tête.

Cependant la journée avance ; le soleil baisse à l’horizon. Les humains respirent et secouent leur engourdissement. L’officier remet ses bottes. Un peu de brise entre par les fenêtres du wagon. La locomotive elle-même a repris sa marche d’un petit air gaillard. Nous tournons un peu, et nous entrons dans la vallée d’Uskup : elle s’élargit à vue d’œil et s’emplit de verdure et de moissons. Les montagnes aussi se relèvent et dessinent sur le ciel un profil plus fier, tandis que de grands rayons obliques versent une poussière d’or dans les vallées latérales. Tout à l’heure, les lignes étaient laides et monotones, le sol ingrat; voici que tout s’anime et se colore. Là-haut, les pentes sont peut-être aussi dénudées, mais leurs moindres reliefs s’accusent par les ombres ; les broussailles qui les couvrent prennent au soleil couchant les teintes chaudes d’un tapis d’Orient. Ce sont des plis veloutés, des courbes exquises et suaves, qui chevauchent les unes sur les autres, et dont les dernières, presque diaphanes, se confondent avec le ciel, tandis que sur l’autre versant, les cimes opposées, tout à coup rajeunies, s’enveloppent de pourpre et de bleu tendre. Puis, quand le soleil se cache tout à fait, la pourpre devient un sombre manteau de velours violet où vibrent encore çà et là des taches fauves. De tous les côtés, les montagnes, plus rapprochées, profilent sur le ciel encore clair des masses puissantes et des arêtes vives, qui forment une bordure sombre à l’éther transparent.

Ainsi naît la beauté sous les doigts du grand architecte. Il s’empare de notre argile, redresse une montagne, élargit une vallée. Il jette un peu de sa lumière sur ce mélange naguère informe ; il fait l’aumône d’un rayon à ce pays que les hommes ont dévasté : soudain une œuvre admirable sort du chaos. La terre se réveille sous cette caresse. Oubliant les misères de l’heure présente, elle déploie des lignes harmonieuses, et retrouve, dans cet adieu du jour, les grâces pénétrantes de sa jeunesse, jusqu’au moment où elle s’endort dans l’atmosphère tiède de la nuit. Nous aussi, nous nous laissons gagner par une impression de calme et de confiance: simple jeu de lumière, direz-vous ? Non, mais vision d’une force supérieure qui pétrit le globe à sa fantaisie et qui peut aussi, quand il lui plaît, rajeunir ou ressusciter les empires.


II.

J’ai consacré quatre jours à Uskup, et je ne les regrette pas. D’abord, s’il est permis de parler des cités comme M. Dumas parle des femmes, cette ville a la ligne, c’est-à-dire que, sous tous les aspects, à toutes les heures, elle s’arrange pour plaire aux yeux. On ne la surprend jamais en flagrant délit de banalité. Assise au pied des montagnes albanaises, au point de rencontre de deux ou trois vallées, coiffée d’une vieille citadelle à tournure martiale, elle est aussi charmante au dehors qu’elle est sale et pittoresque au dedans. Le matin, vue de l’Orient, c’est un bouquet resplendissant d’arbres, de coupoles et de minarets, dominé par les lignes horizontales et rigides des bâtimens de la forteresse. Les toits rouges, les vieux murs d’un jaune doré, les chapeaux en métal à la pointe des minarets, tout brille au soleil et fait saillie sur un rideau de montagnes blondes. Le soir, à l’occident, on ne voit qu’un énorme rocher couronné de murailles, se dressant à pic au-dessus des méandres du Wardar. Çà et là s’allument les feux d’un camp de bohémiens. Un aqueduc d’origine vénitienne charrie encore les eaux de la ville et projette sur l’horizon ses arches de brique et de pierre où croissent les pariétaires. In bout du ciel, un rayon, un pli de la montagne, se découpent et s’encadrent dans chacune de ces courbes hardies, qui semblent grandir à mesure que le jour décline. Un silence imposant plane sur la campagne; les lignes sévères des montagnes, l’aspect du vieil aqueduc rongé par tant de soleils, inspirent une sorte de recueillement, tel qu’on en éprouve dans les lieux qui sont les grands carrefours de l’histoire.

Uskup en est un. Si nous étions disposés à l’oublier, nous n’aurions qu’à regarder la vaste enceinte de cimetières qui entoure la ville. C’est un trait commun à presque toutes les villes turques; mais nulle part peut-être le souvenir des morts n’a pesé aussi lourdement sur les vivans. La place que les premiers occupent est cinq ou six fois plus étendue que l’espace réservé aux seconds. De loin, ces cimetières sans murs et sans monumens ressemblent à des vignobles dont il ne resterait que les échalas. De près, les pierres grises des tombes, dressées à la turque, envahissent les vallons, escaladent les collines, les dépassent et redescendent sur l’autre versant en files pressées. La comparaison qui se présente est celle d’une armée en marche, frappée de stupeur et changée en pierre au moment où elle s’apprêtait à investir la ville : l’illusion est d’autant plus forte, que çà et là des turbans grossièrement sculptés s’élèvent au-dessus de la foule et semblent marquer la place des chefs. Quelques-unes des tombes sont fort anciennes : on les reconnaît à l’énormité du turban, surmonté d’un fez pointu, tandis que les modernes sont petits et carrés. Mais le commun des mortels est confondu dans une égalité démocratique. Le niveau de l’islam a passé sur tout le monde. Il n’accorde aux personnages de condition que l’avantage de quelques pouces au-dessus du vulgaire. On ne voit point ici, comme dans nos cimetières, ces efforts douloureux et risibles d’une vanité posthume qui cherche à écraser le voisin jusque dans la mort. Seuls, les derviches ou les ulémas demeurés en odeur de sainteté ont droit à un monument tout entier. De loin en loin, on aperçoit leurs chapelles, souvent ruinées, sur les points culminans. Ces silhouettes, rehaussées parfois d’une colonnade élégante, reposent les yeux fatigués par la monotonie d’un éternel champ de Carnac. Une telle disproportion entre les saints et le reste des hommes ne dit-elle pas quelle place occupe la religion dans l’esprit de ces peuples ? Et peut-on mieux réaliser la magnifique parole de Bossuet sur les flots qui passent et qui, « après avoir fait un peu plus de bruit les uns que les autres, vont tous ensemble se confondre dans un abîme où l’on ne reconnaît plus ni princes ni rois? » Nous retrouvons là le caractère des Turcs, cette parfaite négligence et cette haute philosophie, ce respect doublé d’incurie qui ne remuerait pas les ossemens d’un mort, mais qui ne déposerait pas une fleur sur sa tombe; en tout cas, rien de mesquin, peu ou point d’épitaphes menteuses, ni verroteries, ni petites grilles, ni prétentions, ni mièvreries sentimentales ; de sorte qu’au moment de les condamner, on s’arrête et l’on se demande si leur dédain n’est pas supérieur à nos petitesses, si leur insouciance inculte ne vaut pas nos calculs bien étroits et nos sentimens réglés d’après le programme des pompes funèbres.

D’ailleurs, pour les Turcs eux-mêmes, de grands souvenirs planent sur cette vallée de Josaphat. Ils prétendent que la terre, ici, ne s’est pas seulement engraissée de la poussière pacifique des génération successives : elle garderait celle des soldats de l’islam, tombés dans les luttes du XIVe et du XVe siècle. J’ai été frappe de l’empreinte profonde que ces événemens ont laissée dans la mémoire des Osmanlis. « Voyez-vous ces hauteurs ? me disait un officier. C’est par là que le sultan Mourad a fait passer son armée pour atteindre le plateau de Kossovo. » À l’entendre, on eût dit qu’il s’agissait d’un épisode de la guerre de 1877. Or la marche du sultan Mourad sa victoire et sa mort remontent à l’année 1389. Cette fidélité de souvenir n’a rien de surprenant. C’est là, dans ces montagnes, que les Turcs ont posé les premières assises de leur domination. L’Europe à cette époque était tellement absorbée par ses propres affaires qu’elle ne s’en est point aperçue. Quand elle se réveilla, il était trop tard. Elle vint, sept ans après, se faire vaincre dans la grande bataille, ou plutôt dans le pompeux tournoi de Micopolis ; mais le sort de la péninsule avait été tranché sur le plateau de Kossovo, à quelques lieues d’Uskup.

La tradition populaire procède par raccourcis formidables : elle joue avec les siècles comme avec les années. Un saut de cinq cents ans ne lui coûte rien. Mais, cette fois, elle a raison : ce passé lointain explique seul le présent. La péninsule, avec son enchevêtrement de races, ressemble à un tableau qui manque de perspective lorsqu’on le considère de près. Pour le comprendre, il faut le recul de l’histoire. Que voyait on à la fin du XIVe siècle ? Un empire grec restauré, mais affaibli par l’ébranlement profond du siècle précédent, dépouillé de son prestige auprès des populations vas- sales, et réduit le plus souvent aux murs de Constantinople ; — Les villes grecques du littoral cuirassées de remparts contre les pirates de terre et de mer, et façonnées à l’isolement féodal par le passage de la domination franque ; — un archipel, une Morée, plus qu’à moitié slaves, et subissant, comme les villes dalmates, l’attraction de Venise ; — Cette grande république distraite pour un temps des affaires d’Orient par des guerres malheureuses contre les Génois, hostile d’ailleurs aux Grecs par routine de chancellerie, comme la France du XVIIIe siècle devait l’être à la maison d’Autriche ; — une papauté seule vigilante, combattant sans succès l’indifférence du monde civilisé : voilà ce que distinguaient les contemporains. Il leur était plus difficile d’apercevoir le travail intérieur qui se poursuivait au cœur même de la péninsule : la Bulgarie, mal constituée, mais vivace, toujours vaincue et toujours renaissante, pareille à ces animaux qui n’ont point de centre nerveux bien organisé, mais qui survivent à toutes les mutilations : étendant ses membres démesurés jusqu’au lac d’Ochride et jusqu’aux Carpathes, oscillant entre ses deux extrémités, elle formait encore avec les Valaques cet état hybride que Villehardouin appelle le « royaume de Vlachie et de Bougrie » et qui était déjà sur son déclin ; — l’Albanie, piétinant sur placé remuante et cependant immobile, indomptée et indomptable prête à suivre un conquérant jusqu’au bout du monde, incapable de se discipliner spontanément pour constituer le noyau d’un empire — puis, entre les Albanais et les Bulgares, une troisième puissance de fraiche date celle-là, qui, depuis un siècle à peine, prenait conscience d’elle-même : le royaume serbe. Il avait eu son moment de gloire et son grand homme, Étienne Douchan, tombé trop tôt sur la route de Constantinople. Les Serbes, fascinés, comme tous leurs congénères, par le vieil empire d’Orient, élevés dans la religion byzantine imitant gauchement les institutions, les cérémonies et jusqu’aux monnaies impériales, essayaient à leur manière de renouveler la sève épuisée de l’ancien monde ; ils avaient, pour cette œuvre de régénération, l’avantage sur les Bulgares, grâce à une position stratégique et politique du premier ordre : le pivot de leur domination était établi dans ces montagnes que nous voyons d’ici sur les plateaux qui s’étendent d’Uskup à Novi-Bazar. Ces plateaux défendus par de nombreux défilés, dominant à la fois les pentes dirigées vers l’Adriatique et les vallées qui s’inclinent vers le Danube reliant les Slaves de la Dalmatie à ceux de la Morava, forment encore une forteresse naturelle dans le centre de la péninsule. À la fin du XIIe siècle, les Serbes se débattaient dans l’anarchie. Ce n’est point impunément qu’ils avaient copié les mœurs féodales de l’Occident Crise de croissance, tâtonnemens inévitables, qui n’auraient point arrête leur essor, si un coup de foudre n’était venu tout à coup briser les ailes à leur ambition.

La voilà donc, cette péninsule d’autrefois : un chaos de peuples les uns vieux, les autres enfans, des moribonds et des adolescens, mais tous éclairés par le rayonnement de Constantinople, chrétiens jusque dans leurs querelles, rêvant tout au plus ce que les Russes devaient réaliser plus tard, une sorte de rajeunissement de l’empire byzantin. Telle une chaîne de montagnes, les unes déjà dévastées, les autres encore incultes, dont la cime se dore au soleil couchant : que peuvent-elles espérer, sinon de voir le même soleil se lever demain pour panser les vieilles blessures ou pour féconder le sillon commencé ?

Les Turcs parurent et l’astre s’éclipsa. On doit admirer ce coup d’œil de soldats et de politiques qui les détourna d’une entreprise immédiate sur Constantinople. Au lieu d’imiter les croisés du XIIIe siècle et de fonder sur le Bosphore un empire éphémère les Turcs marchèrent droit sur ces orgueilleux vassaux, sur les Serbes véritable force de l’empire, qu’ils soutenaient de leur alliance après l’avoir menacé de leur épée; — sur ces peuples à l’humeur turbulente qui gravitaient dans le cercle de la vieille civilisation. Les Turcs comprirent qu’il fallait couper les racines avant d’abattre l’arbre, et conquérir les Balkans avant de s’asseoir à la Corne-d’Or. Ils vinrent chercher les Serbes entre Uskup et Prizrend, comme au nœud central de la péninsule. La bataille de Kossovo fut, pour ces braves populations, un Marathon à rebours, mais non moins glorieux que l’autre : l’Europe y succomba dans une lutte inégale contre l’Asie. Soixante-quatre ans d’avance, cette défaite prépara la chute de Constantinople. Le vieux chêne tenait encore, mais il était miné. Plus tard, la résistance héroïque et isolée d’un Scanderbeg est un brillant épisode, ce n’est point une date. Un instant, les Turcs furent distraits de leur dessein par l’apparition des Mongols. Après la bourrasque, ils le reprirent précisément au même point : le second grand coup de hache fut encore donné à Kossovo. En 1448, un autre sultan Mourad traversait ces mêmes vallées pour écraser au même endroit une autre armée chrétienne, où, cette fois, des Allemands coudoyaient des Hongrois. Cinq ans après, Constantinople tomba. Dorénavant, les armées devaient négliger ces défilés où s’était décidé le sort d’un monde : elles se heurtèrent sur le Danube ou dans les plaines de Hongrie. D’autres noms de batailles retentirent douloureusement jusqu’au fond de l’Europe. Kossovo oublié ne survécut que dans les complaintes mélancoliques des Slaves méridionaux. En 1878 et en 1885, lorsque les Serbes parlaient de la vieille Serbie, j’ai vu des curieux chercher vainement sur la carte cette terre inconnue, qui fut à la fois le berceau et la tombe de la grandeur d’un peuple.

Retournons maintenant le tableau ; interrogeons les descendans de ces vaillantes races sur le terrain même de leur vieille épopée. Il n’est pas d’endroit plus favorable pour comprendre leur singulière destinée. Ailleurs, Serbes ou Bulgares, Slaves du Nord ou de l’Est, ont secoué leur torpeur. Ils sont entrés bon gré mal gré dans le mouvement moderne. Ici, les peuples sont restés en présence, immobiles sur leurs anciennes positions, artisans déroutés d’une œuvre interrompue. Voilà des Albanais, voici des Bulgares; les Serbes ont reflué vers le Nord[2]. Chaque groupe vit à part, retranché dans ses mœurs, dépourvu d’action sur le groupe voisin moralement isolé, privé des mobiles supérieurs qui, jadis, le poussaient à modifier son sort. Ce sommeil de cinq cents ans a laissé à chaque peuple ses traits essentiels, mais en leur imprimant un caractère à la fois enfantin et vieillot. Vieux, ils le sont par la lenteur, par le dégoût du changement, par l’obstination ; — Enfans, par la sauvagerie et par l’ignorance, car ils ont encore la charrue, le costume et les idées du temps de Mahomet II. C’est ici le palais de la Belle-au-bois-dormant. Tout le monde connaît le beau dessin de Gustave Doré : cette légion de chevaliers d’hommes d’armes, de valets, éternellement fixés dans le geste qu’ils ébauchaient au moment du coup de baguette, tirant l’épée, tenant la hallebarde d’une main appesantie par le sommeil, ou bien endormis sur leur fardeau, tandis que des lianes s’enroulent autour de leurs jambes ; la nature seule continuant son travail dans l’immobilité universelle et désagrégeant les marbres des portiques sous la poussée d’une végétation parasite. Image parfaite de ce pays : à la surface, tout se meut; en réalité tout dort. Ne vous laissez tromper ni par le spectacle animé des rues étroites et populeuses, ni par le bourdonnement de ruche d’abeilles qu’on entend au bazar, ni par le va-et-vient de cette foule bigarrée, qui chante ou rit, barbote dans la rivière ou jase sur les bords, monte ou redescend la courbe exagérée d’un vieux pont tout ébréché. En vain les féredjés succèdent aux fez, les culottes aux jupons, les couleurs aux couleurs; en vain les ânes, chargés de légumes et de fruits, entament des dialogues philosophiques avec des mendians déguenillés. Tout cela n’est qu’un rêve, comme la valeur tapageuse de l’Albanais, comme la patience muette du Bulgare, si vraiment l’éveil des peuples consiste dans la poursuite d’un idéal commun, supérieur aux appétits individuels.

De là un désaccord perpétuel entre l’apparence et la réalité ; on dirait qu’on ne peut rien toucher qui ne s’écroule et ne tombe en poussière sous les doigts. De loin, on voit une citadelle au profil imposant; de près, ce sont des murs ruinés, mal recrépis à la chaux. La seule partie solide consiste dans les larges assises posées par les Vénitiens. De loin, on aperçoit une belle mosquée dont les coupoles dominent la ville ; de près, une lèpre d’abandon défigure les abords de l’édifice. Toute la ville elle-même, fraîche et pimpante au dehors, est au dedans cloaque ou cour des miracles. Il semble qu’on l’ait une fois tracée, bâtie, embellie, puis livrée pour toujours aux injures du temps et des hommes.

Ce serait, du reste, une erreur de croire que chrétiens ou musulmans soient mécontens de leur sort. L’oppression des Turcs, voilà encore une légende à laquelle il faut renoncer. Je ne nie pas qu’il se soit rencontré, dans la suite des âges, des pachas avides et cruels, et qu’il n’y ait encore des fonctionnaires prévaricateurs. Mais ces fléaux jouent le rôle de la tempête ou de la grêle : on courbe la tête un instant, puis l’on reprend son train ordinaire. Le grand point pour ces gens-là, c’est d’être maîtres chez eux, maîtres dans leur tribu, dans leur famille. Or, en matière de vie privée, les Turcs sont bons princes : jamais vainqueurs n’ont été si peu curieux des sentimens ou des mœurs des vaincus. Il s’est fait une espèce d’accord tacite entre les maîtres et les sujets, moyennant lequel les premiers ne s’occupent pas des affaires domestiques, ni les seconds des affaires de l’empire. Cet étrange contrat social paraît satisfaire tout le monde, si ce n’est peut être la chose publique. Mais qui pense à elle ? Les oiseaux du ciel ne filent ni ne tissent, dit l’Écriture, et cependant ils vivent. Ils bâtissent même des nids au milieu des ruines.

N’allons donc pas nous imaginer que les peuples de Macédoine attendent impatiemment un libérateur. La plupart s’accommoderaient très bien du régime turc, si on ne leur cornait aux oreilles qu’ils ont une destinée à remplir. Il en est de leur existence comme de ce beau jardin qui disparaissait tout à l’heure derrière des murs délabrés, mais dont nous distinguons maintenant les ombrages opulens du haut de la forteresse. On peut y abriter une vie tranquille et contemplative. Sortons de la ville et asseyons-nous au bord de la route ; regardons les gens qui passent : quelle placidité, quel air satisfait ! Voici d’abord un fonctionnaire à cheval, avec son ombrelle, grave et gras comme un mandarin. Il a évidemment horreur de toute locomotion, et ne presserait jamais le pas de sa monture. Non loin derrière lui chemine toute une famille bulgare : le père est à cheval, les jambes pendantes ; il porte un petit enfant comme un sac de farine en travers sur ses genoux ; cinq ou six femmes trottent devant lui dans la poussière, les jeux baissés, filant leur quenouille. Elles sont belles ainsi, dans leurs tuniques simples et droites, dans leur attitude de femmes robustes et soumises. C’est le tableau de l’autorité patriarcale et de la tyrannie naïve de l’homme sur sa compagne. Allez donc démontrer à ce père de famille qu’il doit céder son cheval à l’être plus faible et plus fatigué ! Il vous enverra promener, vous, vos homélies et votre civilisation. Il aime bien mieux ce fonctionnaire turc, qui ne se retourne même pas, qui ne lui demande plus rien quand il a payé son tribut. Attendons encore un peu : voici venir une musulmane, seule, à pied, le bâton à la main. Elle risque un œil pour vous voir; mais si vous la regardez, elle relève vivement son voile, avec un geste de pudeur sincère qui n’est pas sans grâce. A sa tournure svelte, à sa démarche légère, vous la pressentez jeune, probablement jolie ; vous insistez : nouvelle éclipse. Remarquez que vous êtes seuls, que, si elle se montrait, aucune langue indiscrète n’irait le dire à son mari. Ne répétez donc pas, comme tant d’autres, que la pudeur des musulmanes n’est qu’un artifice dont elles se débarrassent à la première occasion. Reconnaissez plutôt, dans ces mœurs si différentes des nôtres, une conception délicate du mystère qui doit envelopper la femme; et comprenez enfin que ces mêmes Amantes, si indifférens sur l’entretien des routes, feraient une insurrection si un magistrat de l’état civil soulevait seulement l’extrémité de ce voile. Mais les Turcs n’y songent guère : ils laissent leurs sujets parfaitement libres de cacher leurs femmes ou de les traiter en bêtes de somme. En échange de cette tolérance, on leur passe bien quelques exactions.

Naturellement, ce qu’on rencontre à chaque pas, dans un pays réduit le plus souvent aux conditions de la vie primitive, ce sont des scènes bibliques. Si la grande société est en souffrance, de petites sociétés fleurissent humblement par-ci par-là. Les villages bulgares de la montagne ont un air heureux et prospère. Nous y grimpons par des sentiers scabreux, que les petits chevaux du pays escaladent avec aisance. Nous faisons halte auprès d’une eau vive, sous un immense platane qu’on soupçonnait à peine d’en bas. Des nattes sont étendues là tout exprès pour la commodité des passans. Les maisons, les vergers qui nous entourent, le paysan vêtu de toile blanche qui nous offre à boire, les Rebeccas un peu trapues qui viennent puiser à la fontaine, des marmots sur les portes, des champs bien cultivés et sillonnés de petites rigoles en bois, voilà, dans un pli de montagne, toute une existence simple, calme, bien ordonnée. Ce coin d’Orient n’exhale aucune odeur de pourriture. On nous apporte un excellent café, que nous buvons en écoutant le murmure de l’eau. Là-bas, entre les branches du platane, à travers les trouées de verdure claire, nous apercevons des bouts de plaine brûlés du soleil ; là-haut, les feuilles transparentes ondulent doucement dans l’azur, et l’on voudrait s’éterniser dans le calme de cette retraite, près de cette eau bouillonnante et glacée, parmi ces braves gens qui ont une hospitalité si cordiale, des sentimens si paisibles et de si bon café.

Il faut cependant remonter à cheval et contourner le flanc de la montagne, qui devient tout à coup aride et abrupte. Nous descendons par des pentes tellement rapides que nus chevaux, vus de loin, doivent ressembler à des mouches sur un pain de sucre. Nous voici à mi-hauteur, dans une campagne riante et riche. Près d’un village, sur une aire bien battue qui forme terrasse au-dessus de la campagne, une cinquantaine d’hommes et de femmes, aux vêtemens d’une éclatante blancheur, aux ceintures et aux tabliers rouges, achèvent le travail de la mousson. Leurs procédés sont primitifs : deux chevaux tournant autour d’un manège remplacent nos fléaux ou nos batteuses. Les foulées séparent tant bien que mal le grain de la paille. Certainement, je n’en ferais point un rapport à la Société des agriculteurs de France. Mais les mouvemens rythmés des hommes, qui semblent obéir au plus âgé d’entre eux, la hiérarchie de la famille appliquée aux travaux des champs, tout le monde occupé depuis la grand’mère à la peau desséchée jusqu’aux jeunes filles dont les grands yeux retiennent un rayon de soleil d’Orient, tous ces travailleurs prenant à leur insu des poses d’une noblesse et d’une simplicité charmantes : les hommes à la forte carrure appuyés sur leur outil, les femmes rejetant en arrière leurs épaules et présentant leur poitrine bien développée, comme de saines créatures qu’elles sont, enfin ces toiles claires, ces manches flottantes sur des muscles de bronze, ces larges braies si bien appropriées au climat, tout se fond dans une tonalité blanche et gaie. Les guerres, les révolutions, les conquêtes ont passé sur ces mœurs sans les altérer. C’est la tache d’huile légère et fixe que les flots ne peuvent entamer. Du reste, partout où vivent les Bulgares, vous rencontrerez la même image d’ordre et de prospérité. Combien de fois n’ont-ils pas été pillés, rançonnés par les Arnautes de la montagne! Mais on a beau donner des coups de pied dans leur fourmilière, ils reprennent leur besogne avec une patience admirable, sèment et récoltent par instinct sur le sol le plus ébranlé, laissent partout des traces de leur entêtement industrieux. Ils prouvent que rien n’est perdu dans un empire où l’on respecte la forte organisation de la famille.


III.

Comme la plupart des populations chrétiennes, les Bulgares ont été décapités par la domination turque : chez eux, plus de noblesse, p’us de classe supérieure, personne, en un mot, pour voir un peu plus haut et plus loin que l’horizon étroit de la vie domestique. N’est-ce pas la principale difficulté dans laquelle se débat la Bulgarie indépendante? Une bourgeoisie improvisée qu’il a fallu tirer du néant, des professeurs, d’anciens fonctionnaires ottomans, des agitateurs de profession donnent le branle au mouvement national ; mais ils ont peu de prise sur la masse des paysans, qui ne les comprend pas toujours.

Au contraire, les Albanais ont peu perdu et peu changé depuis cinq siècles, parce qu’ils n’avaient rien à perdre, et qu’ils n’ont changé que de religion. Ils sont tous musulmans à Uskup; ils le sont même avec férocité : la visite des mosquées est difficile, et, le soir, on ne pourrait s’aventurer sans danger dans le quartier mahométan. Mais, à la religion près, ils ressemblent à leurs frères catholiques de Dalmatie autant qu’à leurs pères du temps passé. J’ouvre une relation d’un voyageur français du XVIIe siècle ; j’y trouve un portrait de ces farouches Albanais, qui viennent en ville armés jusqu’aux dents. Je me promène dans les rues d’Uskup, et je rencontre des types à figure martiale, qui achètent des légumes du même air qu’on monte à l’assaut. Seulement ils ne sont point apprivoisés, comme à Salonique les janissaires des consulats. Ils se servent réellement des armes qui brillent à leur ceinture, et même, si la chronique est fidèle, ils en jouent avec une facilité déplorable. Paresseux, ils le sont avec gloire. Le pis est qu’ils veulent être payés comme des travailleurs. Dans la construction des chemins de fer, on dut renoncer à les employer. Ils prenaient sans doute de fort belles attitudes, ils portaient la pioche avec élégance, mais la besogne n’avançait pas. Ils se vengèrent en égorgeant un entrepreneur, et en soumettant les ouvriers italiens à des vexations continuelles. On devrait fortifier les gares et percer des meurtrières dans les postes des cantonniers. Après cela, je reconnais qu’ils sont braves, nés pour le commandement, qu’ils ont une belle tournure quand ils marchandent un pistolet dans un bazar. Comme ils n’ont jamais connu de civilisation supérieure à celle de la tribu, qu’ils se sont maintenus à peu près indépendans au fond de leurs montagnes, que de plus ils ont eu soin d’embrasser la religion du plus fort, il est certain que leur échine est devenue moins souple et que leur tête est demeurée plus fière que celle des raïas. Ils ont leur fonction dans l’univers ; le tout est d’en user à propos. Par exemple, ce sont des gens admirables pour fomenter une insurrection un même pour défendre les institutions établies, à condition qu’on les paie grassement et qu’on les laisse ravager à leur aise. Ils prononcent des discours magnifiques. Mais ne leur demandez pas d’impôts. En agent du fisc ottoman me raconte sa visite dans un village albanais : « Si tu viens chez nous en ami, dit le chef de la tribu, sois le bienvenu. Tu es notre hôte et tout est à tes ordres. Mais si tu te présentes au nom du gouvernement, avec des mains avides et des yeux indiscrets, je t’avertis que tu pourras te faire du tort. » Cet euphémisme, en langue albanaise, est une allusion délicate à l’emploi des coups de fusil; ce sont gentilles façons de parler de ce pays-là. Le plus beau, c’est que l’infortuné rat-de-cave, véritable adorateur de la force, était rempli d’estime pour ces contribuables récalcitrans. « Ce sont des gaillards, disait-il. Dans la montagne, on vous couche un homme à terre comme on écrase une mouche. » j’en ai conclu que ce brave fonctionnaire avait préféré l’hospitalité gratuite à la monnaie de plomb et qu’il n’importunait pas ses administrés.

Admire qui voudra ces mœurs héroïques. Les amateurs de couleur locale auront ici de quoi se satisfaire, pourvu qu’ils voyagent sous bonne escorte. Mais ils verront bien vite qu’un peuple militaire et sauvage n’est pas nécessairement chevaleresque. On se figure volontiers que tous les montagnards ressemblent aux highlanders de Walter-Scott. Un jupon court, un poignard et un biniou supposent immédiatement des âmes simples et désintéressées. Edmond About n’a-t-il pas failli passer un mauvais quart d’heure pour avoir peint au naturel son roi des montagnes ! Les chefs albabanais ont cependant plus de parenté avec Hadji-Stavros qu’avec Rob-Roy et Mac-Gregor. Il existe à Uskup une petite ligue albanaise qui exploite les fournitures militaires de manière à rendre jaloux tous les usuriers de Salonique. Par intimidation ou autrement, elle fait le vide autour des adjudications; si c’est impossible, elle achète sous main les concurrens qui se présentent. Ces hommes antiques gagnent 50 pour 100 sur la nourriture des soldats, et ils ont découvert depuis longtemps la supériorité de la margarine sur le beurre. Autre ligue albanaise pour la culture et la vente du tabac de contrebande, le seul qui soit fumé dans toute la région. Il est excellent, peu coûteux, et généralement connu sous le nom de tabac de la et régie albanaise. » L’autre régie, celle de Constantinople, ne peut vaincre ce monopole à main armée ; c’est une principauté indépendante enclavée dans le monopole de l’état. On le voit, les Albanais pratiquent un brigandage perfectionné. Il est vrai qu’ils ont en même temps toute la jactance des héros d’Homère. Lorsque j’étais à Uskup, on racontait qu’un chef de bande ou de clan, — c’est à peu près la même chose, — avait adressé à un fonctionnaire ces paroles rapides, tout en prenant par prudence l’intermédiaire de la poste : « Fils de chien, je ne te crains pas. Nous sommes tous les deux des voleurs, mais avec cette différence que moi je vole au grand jour, à la sueur de mon front, au péril de ma vie, tandis que toi tu te caches et tu as peur. Lance ta gendarmerie sur mes traces : tu ne me saisiras pas. » Je souhaite pour la morale que cette rodomontade ait eu le salaire qu’elle méritait. Lorsque les vieilles races ont manqué une partie de leur destinée, il se glisse immédiatement parmi elles deux parasites d’espèces différentes : l’un actif, intelligent, laborieux, accomplit tout le travail qu’elles ne font pas. C’est le rôle des Juifs, moins nombreux qu’à Salonique, et surtout plus humbles devant le kandjar des Albanais, mais encore puissans. — L’autre, au contraire, sordide et sauvage, pousse le laisser-aller jusqu’à l’abjection, le débraillement jusqu’à la nudité; il se multiplie sur les sociétés en décomposition, et ressemble à certains insectes chargés de besognes immondes : ce sont les bohémiens. Mauvais symptômes pour une ville, lorsque ces hordes ne se contentent plus de la traverser, et qu’après avoir flairé l’odeur des rues, mis à l’épreuve la tolérance des autorités, elles s’installent à poste fixe. Uskup possède ainsi tout un quartier de bohème, qui déborde même au dehors et campe en permanence aux portes de la ville, juste en face des baraquemens des artilleurs.

Il faut voir ces taudis infects, bâtis avec la boue du chemin, ces réduits où l’on ne peut entrer qu’en se courbant, qui, néanmoins, ouverts à tous les vents, étalent sur la voie publique les détails les plus intimes de la vie animale. Des enfans tout nus, noirs comme des taupes, fourmillent de tous les côtés. Quelques-uns ont des ventres énormes, et témoignent de la parfaite insouciance des parens sur le choix de leur pâture. Des femmes prématurément flétries, de vieilles sorcières à faire frémir, sont accroupies sur les talus. On est stupéfait de voir une créature dont les traits, ailleurs, marqueraient soixante ans, livrer à son poupon un sein horrible à voir. Je m’arrête sur le pont en face d’un être qui n’a positivement ni âge ni sexe. Cette chose animée, vêtue Dieu sait comment, a laissé tomber la moitié de ses guenilles, et refait tranquillement sa toilette à la barbe des passans. Vérification faite, c’est une mendiante tzigane. D’autres filles d’Egypte ont conservé toute la grâce féline de leur race : des mains de duchesse, des pieds exquis, de délicieuses petites têtes brunes avec de grands yeux noirs. On les reconnaît de loin, à les voir marcher et balancer les hanches dans leur pantalon flottant. Cette beauté fugitive est le dernier vestige d’une noble origine. Ce sont peut-être des Parsis, d’anciens adorateurs du feu, ‘attirés en Europe à la suite des grandes invasions. Ils se sont abâtardis dans le désordre et la corruption. Image vivante de la décadence, on dirait qu’ils ont été suscités pour montrer comment les races finissent. Une administration régénérée devrait avoir pour premier souci de purger le pays de cette engeance. Après avoir poussé une pointe dans les faubourgs excentriques, on retrouve avec plaisir un peu de propreté européenne dans le quartier voisin de la gare. A vrai dire, la ville « franque » ne se compose guère ici que des 300 mètres carrés. occupés par le modeste hôtel Turati et par ses dépendances. Il est même surprenant que. depuis quinze années, le chemin de fer n’ait pas mordu davantage sur la vieille cité musulmane. C’est égal, vive l’excellent Turati et sa liqueur de « mastic! » Honneur à cet hôtelier rarissime, qui tient entre ses mains le monopole de la civilisation et qui n’en abuse pas! Dans son étroit enclos, sur la terrasse de son café, se rencontrent chaque jour toutes les lumières intellectuelles de la ville d’Uskup. Si fière que soit la citadelle et si humble que soit l’hôtel Turati, on peut dire avec certitude : ceci tuera cela. Le fez du fonctionnaire y fraternise avec le feutre mon de l’ingénieur. L’Orient et l’Occident se mesurent dans des parties de billard. Surtout, chacun y vit et }’parle à sa guise. Je prends place à la table des ingénieurs, et je retrouve dans ces réunions cordiales l’habitude toute française d’argumenter et de rétorquer en mangeant. Quel vacarme, mais que d’idées remuées au passage, et quel stimulant pour la digestion ! Les médecins devraient prescrire aux estomacs délabrés une petite discussion politique ou sociale entre chaque service. Et quelle variété de types parmi ces pionniers de l’Orient! Voici l’entrepreneur au teint florissant, qui se moque de la fièvre, et qui dépense son argent sans compter : il s’est marié déjà deux ou trois fois dans des pays différens, et n’est pas sûr de n’être pas bigame. Il aime sa vie d’aventures; il mourra sur quelque terre lointaine, dans l’impénitence finale. Son voisin, au contraire, a les yeux caves, le teint plombé. Il grelotte la fièvre et attend avec impatience l’heure de la liquidation. Dans son regard, triste et inquiet, passent des visions du pays natal. Il a sacrifié son repos, quitté son village ou sa bastide pour faire fortune. Il est riche à présent; mais aura-t-il le temps de jouir? Les mélancoliques sont rares; les bons vivans dominent. Ils s’accoutument à cette large existence de pacha; ils y reviennent toujours. Les compagnies de construction les connaissent bien : elles les recrutent sur place, pour économiser les frais de transport. Ils se dispersent alors sur les chantiers; ils vivent des mois, des années, dans une solitude presque complète, n’ayant de relations qu’avec leur escouade d’ouvriers. Mais ils s’habillent comme des planteurs, montent les chevaux du pays, chassent tous les genres de gibier sans avoir besoin de permis. Les uns transportent avec eux une vraie famille, et, plus heureux qu’Alceste, l’emmènent dans leur désert; les autres s’en improvisent une pour la durée des travaux; mais telle est la force de l’habitude, que leur famille de rencontre les poursuit souvent dans tout le cours d’une vie errante.

Les nationalités ne sont pas moins diverses : les compagnies, cosmopolites jusqu’à l’indifférence, emploient indistinctement des Français, des Belges, des Russes, des Allemands, des Italiens. On est ici trop près des dissensions européennes pour que la fusion soit complète : les discussions politiques tournent souvent à l’aigre ; mais elles dégénèrent rarement en querelles et finissent par des plaisanteries. Quand on travaille ensemble dans ces pays perdus, il est impossible de ne pas sentir la solidarité qui unit toutes les nations civilisées. Un duel de paroles s’engage entre un grand Mecklembourgeois au bec d’aigle et un Français sanguin et pétulant : mais c’est un duel au premier sang. Néanmoins, après dîner, sans préméditation, il se forme deux groupes, l’un plutôt français, l’autre plutôt allemand, et chacun suit son plaisir. Ici, l’on débouche une bouteille de Champagne; là, on demande de la bière. Nous avons malheureusement peu de compatriotes authentiques sur les chantiers. Beaucoup ont égaré leur nationalité en route, et ne savent plus exactement s’ils sont Suisses, Belges ou Français. Mais le cœur est pour nous. En avalant un Champagne d’une origine encore plus douteuse, je fais les deux épreuves suivantes : que ceux qui sont effectivement Français veuillent bien lever la main. — Le pointage donne deux voix. — Et maintenant que ceux qui considèrent la France comme leur seconde patrie veuillent bien lever la main. — Quinze bras sur quinze se lèvent avec ensemble. A l’autre table, trois Allemands attaquent leur dixième chope. Ils se racontent des histoires de leur vie d’étudians ; et les voilà qui passent aux chansons. Ils entonnent un formidable Gaudeainus igitur, en battant la mesure avec leurs verres. De temps en temps, un rire aigu jaillit du sommet de la tête du Mecklembourgeois, et retombe en cascades sonores et graves jusque dans le ventre du chef de gare. Absorbés par leur gaîté tudesque, ils n’entendent pas les jurons de leurs camarades, qui les prient de se taire. Le groupe voisin n’est cependant guère moins bruyant. Un pantagruel flamand, échauffé par le vin, crie de toutes ses forces : « Messieurs, pour faire des chemins de fer, savez-vous, il faut de bons ingénieurs; et pour avoir des ingénieurs, il faut de l’argent et des femmes ! » Sur cette sentence, chacun s’en va coucher.

Incidemment, on n’a pas manqué d’émettre des opinions décisives sur l’avenir de la Macédoine, de résoudre la question d’Orient et de refaire la carte de l’Europe. Une fois enfermé dans ma petite chambre, propre et blanchie à la chaux comme une cellule de moine, je laisse refroidir les fumées de la controverse. Je me recueille et je tâche de résumer mes impressions.

Il y a ici tous les élémens d’un état florissant : de bons cultivateurs, les Bulgares ; des commerçans habiles, les Juifs ; des populations braves et énergiques, les Albanais. Seulement ces fractions de société demeurent séparées par des démarcations profondes de race, de religion et de mœurs. L’esprit militaire est d’un côté, le travail de l’autre. Ces deux rouages nécessaires, au lieu de concourir à une œuvre commune, se contrecarrent mutuellement. Il y a des hommes et point de citoyens. On a bientôt fait de dire : c’est la faute des Turcs. Il resterait à démontrer qu’à leur place d’autres auraient mieux fait. La turbulence des peuples de la péninsule, depuis qu’ils sont à demi émancipés, prouve qu’il n’était facile ni de les discipliner ni de les fondre. Leur première manifestation d’indépendance consiste à se jeter les uns sur les autres. Si l’Europe n’y mettait bon ordre, on les verrait peut-être s’entre-dévorer. On regretterait la paix ottomane, comme jadis le monde regrettait la paix romaine. Les vieilles haines d’autrefois ont dormi intactes pendant quatre cents ans. Au moment du conflit de 1885, Serbes et Bulgares alléguaient, à l’appui de leurs récens griefs, une ancienne antipathie qui remontait à l’empereur Douchan.

De plus, il faut tenir compte aux Turcs des difficultés de leur position : lorsque l’Europe s’est occupée d’eux avec suite, ils sortaient à peine du moyen âge. Ils y sont encore à moitié plongés. Pour le degré de civilisation, l’année actuelle de l’hégire représente presque la date correspondante de l’ère chrétienne. Le danger extérieur les a surpris en pleine transformation. Depuis l’époque où les sultans Sélim et Mahmoud ont inauguré les réformes, que de crises l’empire ottoman n’a-t-il pas traversées ! Insurrection de Serbie, insurrection de Grèce, insurrection de Mehemet-Ali en Égypte et en Syrie, insurrection de Crète, guerres contre les Russes en 1829, 1855, 1876, démembremens successifs, perte de toutes les provinces danubiennes, de la Bulgarie, du littoral monténégrin, de la Bosnie, de la Thessalie : tout le temps, il a fallu être sur la brèche, et payer, non-seulement des défaites, mais même des victoires, par des cessions territoriales. En vérité, il n’est pas commode de se réformer ainsi en présence de l’ennemi. Supposez un instant qu’au moment de nos désastres de la guerre de cent ans, l’Europe coalisée nous eût sommés d’améliorer sans délai notre état social, et, pour nous encourager, nous eût pratiqué de temps en temps une petite amputation : c’est précisément le sort de la Turquie. On lui reproche de négliger les routes, de laisser l’agriculture dépérir. Mais la singulière occupation que d’embellir des provinces qu’on sent déjà sur le point d’échapper ! Midhat-Pacha, lorsqu’il était gouverneur de Nisch, a construit des routes qui durent encore : elles sont maintenant la propriété de l’état serbe. Lorsqu’un gouvernement voit ainsi ses meilleures intentions tourner contre lui, ses armes frappées d’impuissance après avoir mérité le respect et l’admiration de l’Europe, il est tout simple qu’il se replie sur lui-même, se dérobe et attende. Le meilleur navire, lorsque la tempête devient trop forte, fuit sous le vent et ne s’obstine pas à mettre le cap à la houle.

Toutefois, ces réflexions s’appliquent surtout à la dernière phase de l’histoire ottomane ; elles ne me satisfont point pour le passé. Une question m’obsède : pourquoi les Turcs, avec quelques-unes des qualités supérieures qui font les grands peuples, ont-ils échoué dans la construction d’un état solide ? Ils sont braves, ils sont politiques. Malgré la corruption administrative, conséquence d’un système financier défectueux, le fond de leur caractère est honnête et droit. Il est impossible de connaître les vrais fils d’Othman sans les aimer. Je ne prétends pas résoudre d’un trait de plume un si grave problème. Voici seulement quelques indices recueillis chemin faisant. Les Turcs, quand ils agissent, sont des hommes d’action incomparables : ils ne sont point administrateurs. Ils aiment à créer, non à entretenir. Ils voient l’ensemble et distinguent le point principal où il faut frapper. Leur coup est juste et porte loin ; mais ils n’aperçoivent pas les détails. Or, sans la vue du détail, point d’organisme complet : on n’a que de brillantes improvisations. Rien ne le montre mieux que l’aspect de leur armée : elle a fait ses preuves à Plevna; par conséquent aucune critique ne peut entamer sa gloire. Cependant, ici, en province, loin des yeux du sultan, le délabrement des troupes fait peine à voir. Les tuniques ont pris la couleur du temps, les pantalons sont déchirés, les chaussures à l’état de savates. Ce qui est plus significatif encore, les fusils et les sabres sont couverts de rouille. Les officiers inférieurs n’ont pas l’air soldat. Ils vieillissent dans leur grade, et donnent à la troupe qu’ils commandent la physionomie d’une garde nationale. Les Européens ont les qualités et les défauts contraires : ils poussent l’ordre jusqu’à la minutie. Nous avons des généraux impeccables en matière de boutons de guêtre et indécis sur le champ de bataille. Les officiers supérieurs turcs, très intelligens, élevés à l’européenne, quand ils passent la revue de leurs troupes, ne paraissent pas souffrir de ce désordre apparent. Peu leur importe qu’un artilleur ait la mine d’un mendiant, pourvu que les canons portent loin, que les pointeurs aient l’œil juste, que les attelages des pièces soient vigoureux. Mais, à la longue, le meilleur instrument, s’il n’est entretenu, devient impropre à l’usage.

Ce n’est point nécessairement un symptôme de décadence, c’est un trait de caractère. Les Turcs, à l’apogée de leur grandeur, n’étaient pas plus soigneux de leur bien. Lisez les voyageurs du XVIIe siècle par exemple la relation d’un médecin lyonnais qui visita Constantinople à l’époque du siège de Vienne : il remarque que les remparts de la ville sont en ruine, et qu’ils n’ont point été réparés depuis les empereurs grecs. Même insouciance dans la vie privée des Osmanlis. On me montre avec orgueil, aux environs d’Uskup, le château d’un ancien gouverneur : ce pacha est encore vivant, il administre quelque part un vilayet; son château, qui a seulement vingt ans de date, paraît abandonné, vieux avant l’âge. Les cuisines immenses, pourvues de fourneaux modernes, sont converties en étables et remplies de fumier. D’autres dépendances, absolument vides, ressemblent à des repaires de fauves. Dans la pièce principale, toutes les vitres sont brisées. Les peintures décoratives assez grossièrement tracées sur un léger enduit de plâtre, se détachent du plafond. Seul, le mur d’enceinte est intact, avec ses créneaux et ses meurtrières dirigées contre la campagne, comme pour témoigner de l’insécurité qui environne ici la moindre tentative de luxe. Nos châtelains du moyen âge n’étaient guère plus sûrs du lendemain; cependant ils bâtissaient pour l’éternité. Ce défaut de sécurité est une suite de la même insouciance. Si l’Albanie tout entière remuait, les Turcs enverraient une armée, ils décapiteraient les chefs. De temps en temps, ils organisent une petite expédition contre le brigandage lorsqu’il devient trop gênant. Mais ils n’ont, pas le goût de faire la police des routes et de réprimer les attentats isolés. C’est une des principales raisons qui arrêtent le développement d’un pays naturellement fertile. On n’engraisse pas sa terre, on ne répare pas sa maison quand on risque de moissonner pour le vol ou de réparer pour l’incendie. J’ai vu les paysans bulgares monter la garde autour de leurs melons dans les champs. Ils bivouaquaient là et passaient la nuit, autrement adieu la récolte! C’est l’état de guerre en permanence, avec le calme extérieur de la paix.

On demandera peut-être le pourquoi du pourquoi, la cause de cette funeste disposition à l’incurie. A mon avis, les Turcs ont passé trop vite, et sans transition suffisante, de l’état nomade au rôle de conquérans, des steppes de l’Asie centrale à ces rivages à la fois malheureux et favorisés, où ils n’ont eu qu’à se baisser pour cueillir les fruits de trois ou quatre civilisations. Il leur a manqué ces longs siècles d’efforts obscurs qui ont fait des Gaulois ou des Germains un peuple d’agriculteurs, et les ont lentement préparés, soit comme vaincus, soit comme vainqueurs, à rajeunir la sève de l’empire romain. Je ne vois pas un seul moment dans l’histoire où cette race ottomane, aussi bien douée que nulle autre, ait appris la loi du travail. Elle a profité de celui des autres. Pour comble d’infortune, la différence de religion et de mœurs était telle, qu’il n’y avait point de rapprochement possible entre vainqueurs et vaincus. Les Osmanlis ont perpétué comme à dessein leur isolement au milieu des populations soumises, mais non assimilées. Aujourd’hui encore, ils redoutent si fort le contact des infidèles, qu’ils n’admettent pas les chrétiens dans leur armée.

C’est dans ce sens qu’on a dit que les Turcs étaient campés en Europe. Le mot leur cause une vive irritation. Ils font observer qu’ils avaient passé le Bosphore lorsque le roi d’Angleterre se faisait sacrer à Reims, que les Habsbourg commençaient à poindre, et qu’il n’était même pas question des Hohenzollern. On ne conteste ni l’antiquité du sang d’Osman, ni même la durée de l’empire : c’est le secret de la Providence. Seulement les Turcs se comportent comme s’ils ne croyaient pas à leur propre durée. On leur reproche, et non sans raison, de ne pas gérer leur patrimoine en bons pères de famille. Pour inspirer confiance, il faut en montrer soi-même. Il faut bâtir en pierres de taille, et non en mauvais plâtras, sur le roc et non sur le sable. Il faut renoncer aux anachronismes et aux fictions, traiter sur le même pied les raïas et les musulmans, appeler les chrétiens sous les drapeaux, leur enseigner l’amour de l’empire en les conviant à se faire tuer pour lui : le patriotisme, chez les nations civilisées, n’a pas d’autre origine. C’est une plante qui a poussé sur les champs de bataille. Hélas ! cette régénération de la Turquie, combien de diplomates l’ont conseillée, combien de grands hommes l’ont rêvée ! Fuad-Pacha, Ali-Pacha sont morts à la peine. L’ouverture d’une nouvelle voie ferrée sera peut-être plus efficace que la volonté d’un ministre pour vaincre cette résistance passive et sourde qu’une vieille civilisation asiatique oppose aux ordonnances des médecins.

Du reste, on ne doit pas perdre de vue qu’en temps de crise les défauts des Turcs se tournent souvent en qualités : l’habitude de sacrifier l’accessoire au principal, le dédain des commodités de la vie, le mépris de la mort, le don d’improviser les moyens d’attaque ou de défense, l’état rudimentaire d’une intendance dont la tâche se trouve simplifiée par la frugalité des troupes, par-dessus tout cette méthode sommaire et hautaine qui n’est jamais plus à son aise que dans l’extrême péril, voilà ce qui fait la force des armées ottomanes. Si on les pousse dans leurs derniers retranchemens, elles réservent encore plus d’une surprise à l’Europe. Dans le terrible jeu de la guerre, un peu de barbarie a du bon. Ce serait errer gravement que de prendre l’état intérieur de l’empire pour la mesure exacte de sa puissance.

IV.

Entre la vallée d’Uskup et Vranja, dernière station serbe, le terrain n’offre aucune difficulté. Il s’élève par des pentes douces jusqu’à cette ligne indécise qui change la direction des eaux, et que nos géographes avaient la mauvaise habitude de marquer d’un gros trait noir, comme une muraille infranchissable. C’est, au contraire, une région sans caractère, moitié plateau, moitié vallée. On s’aperçoit à peine de la transition, lorsque, sur l’autre versant, on rencontre les eaux de Morava. La compagnie Vitali, chargée d’opérer ce raccordement, s’en est acquittée avec une célérité remarquable. Elle n’avait point à percer de tunnel, ni de viaduc à suspendre dans les airs. Mais il fallait lutter contre la turbulence des habitans, contre l’inertie parfois calculée de la puissance publique : impossible de recevoir à la frontière une pièce de fonte ou une traverse sans l’autorisation du ministère ottoman, généralement peu pressé de donner sa réponse. Cependant la ligne de jonction est aujourd’hui terminée. On n’attend pour l’exploiter qu’un mot du sultan. C’est un modèle achevé de travail consciencieux et solide. On n’aurait pas mieux fait en Normandie ou en Bourgogne. Les stations, spacieuses et coquettes, forment contraste avec les bâtisses grossières du pays. Espérons qu’elles éveilleront chez les indigènes des idées d’ordre, de richesse et de confortable : ils ne voudront pas être plus mal logés que leurs marchandises. Déjà ils sollicitent en masse des postes de cantonniers. Le brigandage va se mettre en grève, et les chefs ne pourront plus recruter leurs bandes. Ces honnêtes Arnautes préfèrent, sans aucun doute, une loge de concierge sur la voie ferrée à « la liberté sur la montagne. »

Le train de régie qui nous transporte à la frontière offre l’aspect le plus pittoresque. Du wagon-terrasse qui me remorque, avec une douzaine d’ingénieurs, j’aperçois une longue file de wagonnets chargés de traverses, de tuiles, d’ouvriers, de femmes et de gendarmes. Les mouchoirs de couleur, les ceintures, les fez, les fusils alternent avec des bois de charpente et des pièces de métal. Autour de moi, l’état-major est silencieux. Les discussions de la veille sont éteintes, comme des lampions le lendemain d’une fête. Chacun pense à sa besogne et fume en regardant les champs de maïs filer dans la brume du matin. La locomotive, une vieille carcasse fort usée, relève de maladie. Tout le monde s’intéresse à sa convalescence, car elle pourrait très bien nous planter là. Chaque fois qu’elle s’arrête, on lui tâte le pouls; le mécanicien a des conciliabules avec l’ingénieur en chef. Nous arrivons cependant : on aperçoit de loin les deux gares internationales en construction, les échafaudages, l’animation des chantiers. Deux cents mètres seulement les séparent : mais moralement, cet intervalle est un abîme. Défense à toute personne de franchir la ligne idéale, fût-ce pour allumer une cigarette. Il y aurait des briques sur territoire serbe et du mortier sur territoire ottoman, que ces deux ingrédiens ne parviendraient pas à se joindre, si l’on n’en référait d’abord à Constantinople. Ce sont là mystères du droit des gens, devant lesquels on doit s’incliner sans comprendre. Quant à moi, je suis forcé de faire un détour de plusieurs kilomètres pour aller exhiber mes papiers au poste le plus prochain. On veut sans doute me faire apprécier les avantages du chemin de fer, car je roule pendant deux heures de tombereau en charrette et de Charybde en Scylla. Je passe une rivière à gué, je m’embourbe dans un banc de sable, j’en sors par un champ de maïs, je débouche sur une route inégale et, de cahot en cahot, j’atteins enfin la bourgade serbe de Vranja.

Cinq ou six jours de courses à travers la Serbie, ce n’est point assez pour se former une opinion définitive sur ce petit peuple à la fois si ancien et si jeune. C’est assez pour saisir la physionomie générale du sol et des habitans, et pour mieux comprendre les bribes de lecture et de conversation qu’on glane adroite et à gauche. Je m’étais figuré la Serbie comme une espèce de grande Corse hérissée de montagnes et de forêts inaccessibles, avec des paysans à mine rébarbative, des kandjars, des coups de fusil et des guitares. Je ne suis peut-être pas le seul qui confonde ainsi, dans un type d’opéra-comique, les Albanais, les Monténégrins, les Bosniaques et les Serbes. On nous a tant régalés de poèmes barbares, de pesmas et de chants populaires ! Nous ne voyons partout que des kleftes à l’œil noir, des oiseaux aux pieds jaunes qui viennent manger le cœur des héros tombés au champ d’honneur, ou bien qui portent, dans un bec trempé de larmes, cette dépouille sanglante aux pieds de la bien-aimée. Le plus étonnant, c’est qu’il règne dans ces épopées une incroyable monotonie, et que les chants serbes ressemblent à s’y méprendre aux chants grecs ou même aux légendes Scandinaves. Plus on veut faire de couleur locale, plus on brouille toutes les nuances. On dirait que les barbares se sont donné le mot pour nous assommer de leur littérature, et qu’ils ont, eux aussi, leur style classique, avec des métaphores réglées d’avance par une académie.

Je ne sais si cet amphigouri représente fidèlement le passé, mais aujourd’hui la Serbie légendaire est bien morte. Il y a des montagnes, mais douces et belles à voir, et peu de sombres précipices; plus de bouquets d’arbres que de forêts épaisses, plus de verdure que de solitude, presque autant de pruniers que de chênes, et peu de retraites impénétrables. Il y a de braves paysans qui labourent la terre et emploient principalement leurs fusils contre les lièvres ; enfin juste assez de brigands pour maintenir les bonnes traditions dans quelques cantons reculés, mais pas assez pour gêner la circulation. Cette Serbie moderne, souriante, épanouie, me plaît infiniment plus que l’autre, avec son romantisme et ses horreurs sublimes. Rien n’égale l’opulence naturelle et la beauté tranquille de la vallée de la Morava, qui est l’axe du pays, et qu’on parcourt maintenant d’un bout à l’autre en chemin de fer. Ce sont des nappes de moissons ou de pâturages qui ondulent à perte de vue jusqu’au pied des montagnes. Parfois celles-ci e rapprochent et forment les majestueux défilés de Djep et de Stalatch. Alors les forêts descendent et se mirent dans la rivière ; le ciel d’Orient y jette ses teintes roses ou bleues ; des prairies d’émeraude, des champs de seigle d’un jaune d’or se suspendent à des hauteurs prodigieuses ; des troupeaux de chèvres acajou et de petites vaches grises escaladent des pentes invraisemblables, d’heureux bergers et même des bergères nues comme la main, barbotent dans le fleuve : deux de ces naïades, au passage du train, opèrent un pudique plongeon ; plus loin, ce sont des laveuses fortement retroussées, des pêcheurs en costume d’Adam. Un grave publiciste a remarqué que le sentiment des convenances diminue à mesure qu’on descend le Danube. Mais je laisse à d’autres le soin d’étudier le rapport des mœurs avec le cours des fleuves. Il fait si chaud et la nature est si belle ! Une atmosphère de calme et de sérénité baigne cette églogue, et je pense aux tableaux de Poussin, où des figures peu vêtues prennent leurs ébats le long d’un noble fleuve. Puis la vallée s’élargit de nouveau ; les hauteurs s’écartent respectueusement devant la charrue, et s’éloignent juste assez pour rompre, de leur courbe élégante, la ligne uniforme de l’horizon. C’est plaisir alors de s’asseoir sur la plate-forme du wagon et de sentir les grandes brises brûlantes de la plaine vous caresser le visage, tandis que la lumière intense de Midi étale sur cette terre généreuse un tapis diapré, depuis l’or des premiers plans jusqu’au bleu profond des lointains, avec des taches blanches de moissonneurs.

Cette contrée est certainement plus riche et plus attrayante que les bords du Wardar. Son caractère propre consiste dans la profusion de verdure répandue partout. Cette végétation puissante tient bon contre le soleil d’Orient. Bois-taillis pendus au flanc des ravins, chênes trapus clairsemés sur les collines, morceaux de futaies déjà entamés par la cognée, arbres géans isolés dans la plaine et trop souvent couronnés de bois mort, mais encore imposans dans leur décadence, rideaux de pruniers autour des toits dispersés, partout l’arbre attire et repose la vue. Entre Palanka et Medjuludjé, il semble qu’on traverse un immense parc anglais, tant les chênes et les ormes s’épanouissent avec aisance sur des clairières de gazon. Malheureusement, si j’en crois les gens bien informés, les Serbes ne respectent pas leurs arbres. Au lieu de ménager les débris de la forêt primitive pour distribuer sur leur territoire de grandes réserves de fraîcheur et d’humidité, ils dépensent sans compter ce patrimoine si lent à refaire. Tout est abandonné au caprice des communes et des particuliers. Si les Serbes ne veulent pas devenir aussi pauvres que les Macédoniens, ils devront arrêter ce pillage. Déjà les bois trop clairs résistent moins bien à la chaleur, aux orages, à la neige. Les vieux chênes épars ne sont plus soutenus et réchauffés par le menu peuple des rejetons, qui brisaient l’effort du vent dans les ramures entre-croisées.

Dans les vallées latérales, même aspect riant, même fécondité. Partout de grandes ondulations de terrain, des massifs montagneux encadrent et protègent des plaines verdoyantes. Partout le sol regorge. Lorsque la main des hommes néglige de l’ensemencer, il se couvre d’une végétation folle et puissante. On voit alors des champs entiers de fleurs jaunes ou blanches qui, de loin, font l’illusion du colza ou du sarrazin. Dans la plaine de Nisch, dominée par les contreforts des Balkans et par la pyramide de la Suva-Planina, le terre végétale, rouge, grasse et forte, est si profonde, qu’on a dû l’employer à construire les remblais du chemin de fer. La vallée de Kragujevacz, avec ses longues files de collines peu élevées et son large bassin débordant de maïs et d’arbres fruitiers, rappelle certains horizons de notre Limagne. Presque pas de régions vraiment stériles. Lorsque la végétation s’amoindrit, le sol desséché recèle presque toujours des richesses minières. On voit alors affleurer dans les ravins l’ardoise violette ou la serpentine verdâtre ; souvent aussi la couleur rougeâtre du roc, du sable et des eaux trahit la présence du minerai de fer.

On est étonné, lorsqu’on pénètre dans l’intérieur du pays, de rencontrer des petites villes ou plutôt de grands villages assez prospères dans leur quiétude. Ils se composent le plus souvent d’une ou deux rues bordées de maisons basses, avec une double rangée d’acacias en boule qui donnent un peu de fraîcheur. Tout autour, la campagne est en pâturages, pruniers, glandées et maïs. De petits porcs fort agiles, rarement gênés par leur panse, grouillent et grognent au milieu des enfans. Souvent aussi les habitations sont semées sur plusieurs kilomètres de longueur et disparaissent dans la verdure. Leurs tuiles rouges et leurs murs blanchis à la chaux ont un air de propreté auquel ne répond pas toujours l’aspect enfumé de l’intérieur.

Mais si la culture est fort répandue, elle est généralement médiocre. Un paysan possède quatre hectares : il en cultive un pour les besoins de sa famille et laisse les trois autres en friche. Il est fidèle à la grossière charrue de ses pères, hostile aux engins nouveaux. On n’a pas pu l’amener encore à faucher son blé avec une faux : il le coupe à la serpe et perd la moitié de la paille. Un Français a tenté d’introduire une machine à battre. Il la promenait de village en village, offrant de battre gratis, à titre d’essai. Les paysans n’en ont pas voulu : ils préfèrent employer les pieds de leurs chevaux, comme en Turquie. On me raconte le propos suivant d’un laboureur que quelqu’un trouva couché parmi les épis mûrs et intacts, longtemps après l’époque de la moisson : « Eh bien! lui dit-on, tu ne coupes pas ton blé? — A quoi bon? j’ai déjà ce qu’il me faut pour cette année. » On cultive mieux le maïs en Serbie, parce que cette culture se fait à la main. Il n’en est pas moins vrai qu’un pays dont l’ensemble offre une belle image de richesse et de prospérité prépare de continuelles déceptions dans le détail. Un royaume dont la superficie dépasse d’un tiers celle de la Belgique, avec un sol presque aussi fertile, nourrit à peine 2 millions d’habitans, c’est-à-dire le tiers de la population belge. En face de ces chiffres, je ne peux entendre sans impatience les tirades de certains philanthropes en l’honneur de la vie patriarcale. A-t-on assez célébré ces fameuses communautés de famille, ces zadrugas, avec leur starost, qui répartit les produits du travail? Quelle occasion de flétrir l’individualisme et la terrible concurrence des sociétés modernes! Cependant cette loi de concurrence peut seule affranchir le paysan serbe de la routine et faire disparaître la rouille d’indolence qui ternit ses meilleures qualités. Dans les vieilles communautés slaves, il n’y a point d’aiguillon pour le travail personnel, partant point de progrès. De plus, il règne dans ces maisons vénérables une promiscuité qui me paraît le contraire de l’hygiène et des bonnes mœurs. On ne construit pas toujours un nouveau logis pour chaque nouveau ménage. J’ai vu le plus souvent une salle commune, avec une double rangée de lits de camp, sur lesquels s’entassait la nuit toute la famille : le grand-père, les fils, les brus, les gendres, les cousins germains, et jusqu’aux petits-enfans. Ce mélange me paraît plus patriarcal qu’édifiant. Du reste, la question n’est pas de savoir si l’âge d’or refleurit à l’ombre de quelques platanes séculaires, mais si un peuple jeune, environné de voisins ambitieux, peut s’attarder dans des traditions peut-être respectables, qui l’empêchent de tirer parti de son sol. Je ne sais si l’heureuse médiocrité vantée par le poète est fort enviable : elle n’est certainement pas le partage des nations modernes. Celles-ci doivent produire le plus possible, afin d’être armées pour la lutte. Si elles s’endorment dans la contemplation d’elles-mêmes, en se laissant bercer par leurs vieux rites, elles sont vaincues d’avance.

Les Serbes commencent à le comprendre : l’esprit du siècle les gagne de plus en plus. Pour les juger, il faut les comparer non pas à l’Europe, qui est pour eux l’avenir, mais à la Macédoine, c’est-à-dire au passé. Entre le dernier village turc et la première station serbe, il y a cent ans d’intervalle, et cependant ces provinces ne sont annexées que depuis dix ans. Matériellement, elles ont peu changé : ce sont les mêmes échoppes, avec leurs auvens de bois, les mêmes constructions grossières, les petits métiers en plein vent, le potier qui tourne sa cruche sous les yeux du chaland, le boulanger qui enfourne devant la voie publique. Mais les hommes ne sont plus les mêmes : il règne dans leur costume un air d’aisance et une recherche des couleurs tranquilles, sur leur visage une assurance et une animation qui ne sentent déjà plus l’Orient. Voici un propriétaire campagnard, grand, bien découplé, portant avec désinvolture, mais sans forfanterie, veste de gros drap marron, ceinture violette, larges culottes et bottes montantes ; il est à la fois vigoureux et simple. C’est un type particulier à la Serbie. Je ne crois pas qu’on trouve ailleurs ce paysan supérieur à son état, exempt d’humilité et d’insolence, presque gentilhomme par les manières et par un don naturel d’élocution, personnifiant avec dignité et modestie l’indépendance reconquise. Près de lui, deux soldats vont rejoindre leur régiment : ils ont la tenue d’été, bonnet de police, costume de toile, capote roulée en sautoir. Leur tournure solide, leur propreté, font plaisir à voir. Le costume européen devient fréquent ; il ne forme point disparate avec ces physionomies graves, intelligentes, un peu tristes dans leur collier de barbe noire. A Leskovacz, nous assistons au débarquement d’un nouveau préfet. Une députât ion de bourgeois et de paysans l’attend sur le quai de la gare. Tout se passe avec un ordre parfait, sans fanfare et sans tapage. Le fonctionnaire présente sa femme et ses enfans ; les délégués viennent tour à tour lui serrer la main et s’en retournent contens. On est en pays libre, au milieu d’une démocratie très forte et très ancienne. Il règne entre les diverses conditions sociales un échange affectueux, une égalité sans effort; les classes gardent le sentiment d’une étroite parenté, peut-être aussi le souvenir de longues souffrances vaillamment supportées côte à côte. Pour mieux dire, il n’y a dans toute la Serbie qu’une classe : car la bourgeoisie, de fraîche date, composée de fonctionnaires, de professeurs, de médecins et de légistes, est toute voisine de ses origines rurales et ne songe pas à les renier. Dans les nombreuses cérémonies de famille, — le jour de la fête du patron (slava), autour du gâteau symbolique et des cierges allumés; aux mariages, lorsqu’on place la couronne sur la tête des époux: aux enterremens, tandis que la veuve ou la mère font entendre leurs lamentations rythmées, — on voit se confondre les parens de la ville et ceux de la campagne, les vestes de bure et les redingotes, les chemises de toile brodée, les corsages de soie à galons d’argent. La dame n’a point d’orgueil et la paysanne pas de jalousie.

Ces traits expliquent les qualités et les défauts de la race : elle est ennemie de toute espèce d’affectation, très fière et point vaniteuse. Les affaires publiques ne font point ici le même bruit qu’en Grèce : elles se conduisent paisiblement. On aime l’art de bien dire, mais point les cris. Les officiers ne sont pas traîneurs de sabres et ne brusquent pas les hommes. Les politiques n’ont point de morgue. Tel personnage dont le nom est connu dans toute l’Europe vous accueille avec une simplicité cordiale et ne songe guère à poser pour la postérité. Ajoutez une facilité de raisonnement qui met tout le monde de plain-pied, un sens politique très développé, même chez les paysans, voilà certainement des avantages.

Voici maintenant les inconvéniens : la race serbe manque d’émulation. Au lieu de déployer hardiment ses facultés, elle se replie volontiers sur elle-même et s’isole. Le fond de son caractère est la défiance. Il n’y a peut-être pas en Europe de race plus pure d’alliage, ni de plus rebelle à tout mélange. On a remarqué qu’il fallait aux peuples les mieux doués, ainsi qu’aux lingots d’or, un peu d’alliage pour entrer dans la circulation. Les Serbes accueillent bien l’étranger de passage: ils éliminent celui qui cherche à s’implanter chez eux. Ils dédaignent de mettre à profit le supplément d’activité qui leur viendrait du dehors. Voilà pourquoi ils n’ont pas entièrement secoué leur engourdissement[3].

Autre difficulté : le défaut de classe supérieure et l’excessive égalité. Qui donnera l’impulsion aux progrès agricoles? qui risquera ses capitaux dans des entreprises nouvelles, lorsqu’il y a très peu de grandes fortunes et pas une seule grande propriété ? Si la Roumanie a marché d’un pas plus rapide, ce n’est pas que le paysan roumain vaille mieux : c’est qu’il existe, au pied des Karpathes, de vastes domaines, une aristocratie intelligente qui peut supporter les frais des expériences. Même cause d’infériorité pour la presse, pour le développement des facultés intellectuelles : il faudrait une classe qui eût, avec des lumières, le loisir et le goût de les répandre. Tous ces peuples que notre siècle éveille successivement ne passent pas sans effort de leur état rudimentaire aux formes nouvelles de la civilisation. Le paysan, digne et fier dans son costume traditionnel, deviendra peut-être un bourgeois médiocre. L’ancien heiduque, qui faisait la guerre de coups de main, demi-brigand, demi-patriote, se transforme avec peine en soldat régulier qu’on encadre dans le rang et qu’on force à tendre le jarret à la prussienne. Les fils des héros de l’indépendance, dont les exploits rappelaient les plus beaux temps du moyen âge, montreront autant de courage, mais auront moins de bonheur dans les batailles rangées. Il faut du temps pour plier la bravoure individuelle aux combinaisons savantes, les instincts naturels, mais incultes, à la discipline moderne. Du temps ! voilà ce que réclament ces vaillantes nations, ce que les complications européennes leur refusent toujours, en mettant sans cesse en péril leur équilibre, leurs frontières et jusqu’à leur existence. Soyons justes et reconnaissons que, malgré de fréquentes secousses, elles ont regagné, en soixante ans, plus de la moitié des quatre siècles d’avance que nous possédons sur elles.

Le centre politique de la principauté était autrefois Kragujevacz. Depuis qu’elle est érigée en royaume, la Serbie oscille entre deux capitales : l’une est un présent du Congrès de Berlin, c’est Nisch ; l’autre a été imposée par les glorieuses traditions du XVIIe et du XVIIIe siècle, c’est Belgrade. Celle-ci est toujours la résidence officielle du gouvernement. Mais Nisch tend à devenir, depuis quelques années, la capitale parlementaire[4]. Il est difficile de voir une ville plus admirablement située, plus capable de se développer avec harmonie dans un cadre fait à souhait. Il faut la contempler des hauteurs voisines, assise au milieu d’une vaste plaine qui va se perdre au loin ou se relève en pentes douces vers les montagnes. Tout embaumée par l’air vif des Balkans, elle étale à l’aise sur le ruban de la Nischava ses rues larges et propres, ses petites maisons basses baignées dans la verdure, les coupoles de la cathédrale offerte aux chrétiens par la tolérance de Midhat Pacha, et l’enceinte d’une citadelle dont la façade paraît sourire sous un portail mauresque. Plusieurs hommes d’état, en Serbie, ne dissimulent pas leur préférence pour cette cité riante, signalée par de brillans faits d’armes, et placée sur le chemin de leurs ambitions.

A Belgrade, au contraire, on ne s’est pas mis en frais de coquetterie : rien n’a été fait pour attirer ni pour retenir les étrangers. C’est un fait bizarre et significatif que l’indifférence de tout un peuple pour les embellissemens de la capitale. Il n’est pas d’endroit plus connu, plus visité : il n’en est pas néanmoins de plus défavorable pour se faire une opinion sur la Serbie. On dirait qu’elle a pris à tâche de se montrer à l’Europe sous la face la plus ingrate, de la repousser par la rudesse de son pavé, de la décourager par la pauvreté de son éclairage. Il est entré cependant plus de hasard que de préméditation dans les destinées de la capitale : le choix même de l’emplacement le prouve. Pendant deux siècles, Belgrade a été place forte de premier ordre. Le sort de la péninsule s’est joué vingt fois autour de ses murailles. Les populations chrétiennes avaient les yeux fixés sur une ville dont la possession pouvait modifier le cours de leurs destinées, de même que la colline de Belgrade change brusquement la direction du Danube. Pendant vingt années, de 1718 à 1738, on a pu croire que cette place si longtemps disputée resterait autrichienne au même titre que Peterwardein. Elle était dès lors un centre pour les peuples slaves des Balkans. Les Serbes s’accoutumaient à considérer Belgrade comme la clé de leur territoire et de leur indépendance, même après que la nouvelle portée des canons lui ôtait ses avantages stratégiques. En reportant le pivot de la principauté vers le Nord, l’histoire faussait ainsi l’avenir d’une race qu’elle éloignait de son berceau. Les peuples des Balkans ressemblent aux fragmens de roc que la fureur incohérente des flots roule sans relâche et empêche de se fixer nulle part : combien de fois souffriront-ils encore des querelles qui s’agitent au-dessus de leur tête !

La citadelle de Belgrade est singulièrement hospitalière : on y entre, on en sort comme on veut. Aucun officier assez indiscret pour vous demander vos papiers ou pour inspecter votre album de croquis. Si des sentinelles se promènent encore à la crête des glacis et projettent leur silhouette martiale sur l’horizon, c’est sans doute par hygiène et pour se dégourdir les jambes. Le seul endroit vraiment gardé est une espèce de fosse aux ours placée entre deux bastions d’où s’échappe un bruit continu de ferraille. En penchant la tête, on aperçoit au fond de ce trou des hommes vêtus de grosse laine blanche, traînant leur chaîne aux pieds. Ce sont les forçats, gens fort paisibles d’ailleurs, et dont quelques-uns, au sortir du bagne, ont fourni une belle carrière politique.

Il y a de tout dans la forteresse : un jardinier-fleuriste, des bœufs qui paissent sur les bastions, un puits étrange où l’on descend par des escaliers en tire-bouchon, le tombeau présumé d’une sainte musulmane, une brasserie, même des militaires. Les uns décomposent le pas prussien avec un visage congestionné par l’attention; d’autres lavent tranquillement leur linge dans le Danube par la brèche d’un mur écroulé. Ce qu’on voit le moins, ce sont des canons, j’entends de vrais canons de siège. Le coin que je préfère, c’est un petit kiosque à l’extrémité du bastion, juste au-dessus de la Save et du Danube. De là on voit les deux fleuves s’acheminer majestueusement à travers les plaines croates et hongroises, et se donner la main au pied de la forteresse. Ils forment des taches lumineuses dans les lointains bleuâtres. Ils enlacent tantôt des îles de verdure, tantôt de grandes prairies rousses et marécageuses. Le Danube vient droit sur vous; après avoir promené son ruban de lumière autour de Semlin, il décrit dans la plaine une courbe parfaite et cueille au passage les eaux plus vertes de la Save; puis, grossi de son tributaire, emportant avec lui la fortune de vingt peuples riverains, il reprend sa course vers l’Orient. La citadelle s’avance entre les deux fleuves, semblable à la proue d’un énorme navire. De mon observatoire, je domine un enchevêtrement d’escarpes, de contrescarpes, de demi-lunes et de chemins couverts, entremêlés d’herbes folles et de jardins potagers. Les profils sévères des murailles ont été adoucis par le temps. La brique a changé son rouge brutal contre une belle nuance dorée, marbrée de lichens. A tous les angles, il y a des poivrières qui conservent la charmante crânerie des vieilles armes hors d’usage. Légères, suspendues au-dessus de l’abîme, toutes noires sur l’argent du fleuve, elles évoquent ces temps déjà fabuleux où la force militaire n’allait pas sans élégance.

Plus loin, on aperçoit le clocher tout bosselé d’or de l’église orthodoxe. Au-dessous, un entassement de maisons sur une pente abrupte, les magasins du port rangés en demi-cercle, les bateaux qui déchargent, les quais trop étroits encombrés de tonneaux et de voitures. La rumeur confuse du port monte jusqu’ici. Mais on y fait, ce semble, plus de bruit que de besogne. C’est d’hier que la ville est émancipée de sa forteresse, et qu’elle peut considérer sans crainte ces embrasures au regard louche, tournées contre elle aussi souvent que contre l’ennemi. Naguère, elle se faisait toute petite derrière cet inquiétant protecteur; aujourd’hui, elle se risque d’un pas encore incertain, et s’éparpille sur toutes les pentes. Tout en bas, les aubes d’un bâtiment autrichien, blanc et rose sous le soleil couchant, tracent un double sillon sur la moire nacrée du fleuve. Les derniers coudes de la Save, encadrés de brume violette, s’illuminent de pourpre, et le vieux rempart présente ses blessures à la caresse d’un dernier rayon.

Et maintenant gravissons les pentes nues qui dominent la ville, jusqu’aux lignes d’investissement tracées une première fois par le prince Eugène, achevées soixante ans plus tard par le maréchal Laudon. Elles sont encore visibles sous l’herbe et les ronces. D’ici, on voit se dérouler comme sur une carte le plateau mamelonné de Belgrade, la plaine unie de Hongrie. Les méandres des fleuves se marquent avec précision. Voilà cette ceinture d’eau qui fut longtemps la limite de deux mondes. Combien de fois les conquérans, venant du Nord ou du Midi, ont tenté de franchir cet immense Rubicon, ce fossé qui, des sources de la Save jusqu’à la Mer-Noire, a mis des bornes à leur fortune ! et combien peu l’ont fait impunément !

Rien n’égale la mélancolie de cet horizon grandiose et vide, théâtre aujourd’hui silencieux de la mêlée des peuples, échiquier ouvert aux combinaisons des grands capitaines. La plaine hongroise, vue de haut, à travers l’escarpement des collines, a les perspectives fuyantes de la mer. L’œil y revient sans cesse, attiré toujours plus loin vers les lointains d’un bleu sombre. Sous l’arc infini de la voûte céleste, la terre, contemplée d’ici, n’est point une masse impénétrable, mais un être animé sur lequel les heures du jour promènent leur changeante lumière. On comprend l’ambitieux désir qu’elle soulevait dans le cœur de tant de peuplades qui, successivement, se sont ruées sur elle.

Ce pays était fait pour être heureux ; cependant, qu’a-t-il entendu, qu’a-t-il vu depuis mille ans? La fumée des incendies, les cris des combattans, les gémissemens des blessés, le piétinement des chevaux! Des torrens d’hommes se sont écoulés au pied de ces collines, avec un mugissement de flot qui passe, jusqu’au jour où les Serbes ont relevé la tête et conquis le droit de vivre pour eux-mêmes. Et nous, les enfans gâtés de l’Europe, nous serions sévères pour ces frères cadets si dignes de pitié, qui viennent sur le tard réclamer leur part d’héritage? Après tant d’efforts et de déceptions, nous ne comprendrions pas l’immense lassitude dans laquelle ils retombent périodiquement !

Ce chemin de fer au moins est un bienfait qui leur restera. Je pense à la route que je viens de parcourir sans m’écarter de la voie ferrée : c’est précisément celle que les légions romaines ont dû suivre lorsqu’elles ont visité le Danube pour la première fois. Sans doute, elles ont remonté ainsi, des rivages de l’ancienne Grèce, à travers la Macédoine, jusqu’au fond de l’Illyrie, en se laissant guider par le cours des fleuves. Leurs yeux, accoutumés aux vallées riantes de la Toscane et de la Cisalpine, retrouvaient dans ces pays réputés barbares le charme de la patrie. Elles apportaient avec elles la paix romaine, qui dura trois ou quatre siècles : leur présence aux frontières de l’empire permit au sol de fructifier, de nourrir une population bien plus considérable que celle qui l’habite aujourd’hui. Depuis lors, ces contrées, placées sur le passage de toutes les invasions, se dépeuplèrent peu à peu et désapprirent le chemin de la Méditerranée. C’est du Nord, et non du Sud, qu’ils devaient recevoir plus tard, tantôt le mouvement commercial, tantôt l’ébranlement politique. Les idées et les marchandises descendaient le Danube. Le foyer de la civilisation, transporté des bords de la Méditerranée au cœur de notre continent, rayonnait faiblement jusqu’à eux, à travers l’épaisseur de cinq ou six grands états, ils ont eu le temps d’oublier que les premières lueurs et le premier bien-être leur étaient autrefois venus de la mer Egée. L’Europe ne s’en souvenait pas davantage. M. de Vogüé pouvait écrire en 1876: « Certaines parties du Congo nous sont mieux connues que l’intérieur de la péninsule des Balkans. »

Aujourd’hui, le ruban de fer qui relie le Danube à Salonique va restituer ce vieux pays à ses véritables destinées. Au lieu d’un désert ou d’une forêt impénétrable, nous avons devant nous une perspective de vallées largement ouvertes, qui n’attendent qu’un peu de paix et de sécurité pour se repeupler. La Serbie surtout, pareille à un grenier qui n’avait qu’une porte entre-bâillée sur la Hongrie, va pouvoir écouler son trop plein vers la Méditerranée. Elle ne fera ainsi que renouer d’antiques traditions et reconquérir sa place légitime parmi les peuples agriculteurs et commerçans. Elle va se rapprocher de nous en se rapprochant de la mer. Il appartient à Marseille de recueillir cette aubaine, et de montrer qu’elle est encore en fait ce qu’elle était jadis en droit : la gardienne vigilante des intérêts commerciaux de la France en Orient.



  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. On est surpris de rencontrer si peu de Serbes proprement dits dans l’ancienne Serbie. Le mouvement d’émigration qui les poussa vers l’Autriche au XVIIe et au XVIIIe siècle compromit leur avenir politique en les éloignant de leur véritable centre, et laissa la place libre aux Albanais musulmans. D’autres se confondirent avec les Bulgares pour échapper à l’animosité du vainqueur. On assure qu’aux environs d’Uskup, il suffit de gratter le Bulgare pour découvrir un Serbe. J’ai accepté les dénominations courantes, en évitant de me prononcer sur ces querelles de race, souvent bien subtiles. Pour les débrouiller, il faudrait un congrès d’antiquaires et de théologiens.
  3. Après le traité de Berlin, les Serbes ont donné une nouvelle et dangereuse preuve de ces dispositions réfractaires. Ils ont expulsé en masse les Albanais des provinces qui leur étaient dévolues. Ils se sont ainsi créé des ennemis mortels, précisément du côté où leurs aspirations les entraînent. Si jamais ils tournent les yeux vers l’ancienne Serbie, la domination turque n’aura pas de plus fermes défenseurs que les Albanais.
  4. Le parti actuellement au pouvoir réagit contre cette tendance. Cette année, l’assemblée nationale a été convoquée à Belgrade.