De Yeddo à Paris/04

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De Yeddo à Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 19 (p. 605-629).
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DE
YEDDO A PARIS
NOTES D’UN PASSANT[1].

IV.
LES PRÉANGERS. — CEYLAN. — ADEN.


IX.

29 avril 1876. — Avez-vous vu les Préangers? comptez-vous les voir? — Telle est invariablement la troisième question que m’ont posée tous les Hollandais à qui j’ai été présenté, la première étant non moins régulièrement : Quel beau pays que le nôtre, n’est-ce pas? — et la seconde : Etes-vous de Paris? Aussi dès le lendemain de mon retour à Batavia, je repars, malheureusement seul cette fois, abandonné par mon compagnon de route que ses devoirs de consul retiennent à Batavia. Je ne fais que traverser Butenzorg, où je monte dans un car pour me rendre le même soir à Tougou. La route serpente sur les flancs du Pundjock et s’élève rapidement au milieu d’un pays très accidenté et couvert de cultures. Malgré la pluie qui vient les rafraîchir, les chevaux se refusent absolument aux côtes; il faut atteler des buffles de renfort ou louer des corvées pour pousser à la roue; mon automédon prend le parti de tirer ses bêtes par la bride, tandis que, saisissant le fouet, je frappe à tour de bras, Nous gagnons ainsi d’une allure assez paresseuse le petit hameau de Tougou, où nous arrivons à la nuit close. Il n’y a là d’autre gîte qu’une petite case tenue par une vieille Indienne célèbre dans tout Java par son extrême longévité : elle ne compte pas moins de cent dix-neuf printemps, elle peut encore voir, entendre, se mouvoir, et causer raisonnablement; sa jeune cousine, âgée de quatre-vingt-quatre ans, parle un peu français. La mère de Mamina eût pu voir Louis XIV, et elle-même a vu finir la guerre de sept ans. Dans une petite salle rustique, sur une table où chaque voyageur s’est amusé à graver son nom de la pointe de son couteau, j’essaie de manger je ne sais quoi de coriace ayant forme de poulet, tout en causant par gestes et par monosyllabes avec la plus jeune des deux cousines. Son visage brun, encadré de cheveux blancs, éclairé par la lueur vacillante d’une mauvaise chandelle, son sourire et ses gestes de vieille sorcière, l’attitude effarée de la servante qui l’aide à me servir, tout cela forme un petit cadre digne de tenter un Rembrandt. Le bruit attire trois nouveaux hôtes, dont deux lévriers superbes et un Hollandais qui ne sachant aucune autre langue européenne que la sienne, connaît quelques mots de chacune et réussit à composer des phrases mixtes d’un comique achevé. Très fort sur la numération gesticulée, il me donne, sans y être invité, tous les renseignemens de chiffres imaginables; je note au passage l’altitude de Tougou, qui est de 3,200 pieds, et celle de Sindaglaya, où je dois arriver le lendemain, qui est de 3,800.

Le 30 au matin, pourvu du plus grand cheval qu’on ait pu trouver, mais cependant fort mal monté, je continue de gravir à travers forêt jusqu’au col de Telaga-Varna, qui sépare la résidence de Butenzorg de celle des Préangers. Un petit détour qu’on fait à pied mène au bord d’un très ancien cratère, aujourd’hui plein de verdure, dont le fond est un petit lac aux eaux sombres et profondes. Du haut du col de Telaga-Varna, on voit s’étendre à perte de vue un immense plateau entouré d’une ceinture de montagnes aux crêtes déchirées, que domine le sommet isolé du Pundjock. Puis on commence à descendre au milieu de la région la plus belle et la plus salubre de Java; c’est à Sindaglaya, au bord d’une petite rivière torrentueuse, que s’arrête ma course. Le gouvernement a établi là, sous la direction du docteur Ploem, une maison de santé pour les officiers, un hôpital pour les soldats, où les uns et les autres viennent en congé de convalescence se refaire des dures fatigues et des souffrances de la guerre de Sumatra, sous un climat plus frais et plus clément que celui de Batavia. Les voyageurs valides sont reçus dans une pension attachée à l’établissement, tout le monde vit en famille et mène la vie calme qui convient à des convalescens. Passer tout le jour sans s’habiller, fumer nonchalamment jusqu’à l’heure du déjeuner, faire la sieste après, une partie de billard ou d’hombre de cinq heures à sept heures, dîner, fumer et se coucher à neuf heures; tel est l’idéal du bonheur pour des hommes dont la santé est exténuée par les alertes, les veilles, les privations et les fièvres[2]. Il n’est pas de sacrifices auxquels le gouvernement néerlandais ne soit prêt pour son armée des Indes. Avancement rapide, congés fréquens, soins gratuits, traitemens élevés, pensions de retraite, il ne néglige rien pour entretenir dans ses possessions un corps d’officiers capables. Beaucoup d’entre eux prennent si bien goût à cette existence large et indépendante, que lorsque vient le moment de prendre leur retraite, ils ne peuvent se résigner à rentrer en Europe, achètent une plantation à Java et consacrent leurs dernières années à la faire valoir.

1er mai. — Celui-là n’est pas un voyageur qui n’est pas tourmenté par l’attraction des sommets. S’il est impossible par le temps dont je dispose de gagner le sommet du Pundjock, on peut du moins facilement atteindre la croupe d’un contre-fort dont la sombre ver- dure souligne le cône du volcan. Je pars à cheval en compagnie d’un des pensionnaires du docteur Ploem, un commis de deuxième classe, que préoccupe décidément la question florin : il ne saurait nommer un objet sans en dire le prix; ce n’est pas un homme, c’est un tarif vivant et parlant. Chacun sans doute envisage les choses d’ici-bas à sa façon; mon compagnon les examine surtout au point de vue du profit ou de la dépense qu’elles représentent : son admiration en présence de la nature se traduit par des supputations de prix du plus excellent comique. Cependant la puissante forêt nous couvre de son ombre, toute trace de sentier a disparu; nos chevaux gravissent péniblement le lit d’un petit ruisseau encombré de cailloux et de branches d’arbres; les lianes s’entre-croisent sur nos têtes et d’énormes araignées au ventre vert se balancent suspendues à leur toile en travers de notre passage, c’est la solitude toujours émouvante de la forêt vierge; l’homme n’a pas encore disputé ce séjour aux fauves, aux singes, aux perroquets, aux cacatois qui s’y ébattent en pleine liberté. Le grondement d’une cascade se fait entendre: encore un coup de collier, nous voici à Tchiburn; mon intarissable commis chiffre toujours. Fort heureusement le soin de sa monture l’absorbe trop à la descente pour laisser place à la moindre tentative d’arithmétique; la beauté du paysage n’y perd rien à mes yeux.

A un pal et demi de la maison de santé, après avoir traversé le village, on trouve Chiponas, résidence d’été du gouverneur général, jolie habitation entourée de jardins où le triomphe de l’horticulteur est d’obtenir les fruits et les légumes d’Europe, aussi prisés ici que le sont chez nous les fruits et les fleurs des tropiques obtenus à force de soins dans nos serres. En rentrant, je me trouve en face d’une apparition étrange qui me transporte à un siècle en arrière : je crois voir dans un demi-jour fantastique l’ombre du cocher Tydacus,

Qui de l’ombre d’une brosse
Nettoyait l’ombre d’un carrosse.


Cet objet antédiluvien n’est autre qu’une honnête chaise de poste, traînée par six chevaux, qui amène le résident de Bandong, sa famille, ses domestiques; la lourde machine, remplie de monde, chargée de caisses, vient d’entrer dans la cour sous l’escorte des cavaliers d’ordonnance : un vaste parasol d’or s’ouvre aussitôt pour abriter le résident, qui, de sa casquette galonnée, distribue des saints aux assistans groupés pour guetter son arrivée. On sert aussitôt le dîner, retardé pour l’attendre, et les deux plats traditionnels, riz et bœuf, sont accompagnés cette fois, en l’honneur d’un hôte si distingué, d’une profusion de volaille. Présenté au résident dans le courant de la soirée, j’ai le temps d’apprécier en lui les qualités requises pour faire un habile politique et un bon résident à Java.

Les Français passent assez justement pour être très-communicatifs, mais je crois que les Hollandais le sont encore plus. On pourrait peut-être leur appliquer comme à nous le proverbe polonais : « ce que tu caches à ta femme et à ton meilleur ami, tu le diras à un inconnu sur la grande route. » Toujours est-il certain qu’après avoir chevauché à peine un quart d’heure avec le nouveau compagnon que le hasard m’a donné, je sais au retour ce qu’il fait, où est sa fiancée, combien de fois par semaine il va la voir, le chiffre de ses appointemens, la situation de sa famille, l’époque à laquelle il compte arriver au poste d’assistant résident, etc.. Un colonel, que j’ai rencontré dans une autre occasion, a poussé la précision et la complaisance jusqu’à m’apprendre l’endroit où était enterrée sa mère, détail aussi gai qu’intéressant. Je profite de la bonne volonté de mon compagnon actuel pour le mettre sur des questions d’administration locale, qu’il connaît à fond et qu’il m’explique d’une manière si intéressante que le temps passe en un clin d’œil, jusqu’à Butenzorg, où nous nous séparons. Encore une journée de repos sous la vérandah de l’hôtel, puis une autre journée de courses, d’achats, de visites, de corvées diverses à Batavia, terminée par un dernier dîner au consulat, et, le 4 au matin, je dis une dernière fois adieu à M. Delabarre sur le pont de l’Emirne, où il a bien voulu m’accompagner. C’est à peu près à la même époque que le paquebot de l’Eastern-Australian Company devait passer à Batavia et m’emmener en Australie, sans la mésaventure qui a abrégé mon voyage; j’obéis aux destins qui ne l’ont pas permis. L’Emirne, mettant le cap au nord, regagne l’hémisphère boréal et reprend la route de France. Tous les passagers sont Hollandais à bord ; parmi eux, plusieurs militaires et marins en congé : quand ce ne sont pas la basse littérature française et le débordement superficiel des mœurs parisiennes, — à propos desquelles du reste on ne nous ménage pas, — ce sont les destinées de la colonie qui font le sujet de toutes les conversations.

Vingt millions d’hommes obéissant à quelques milliers d’étrangers avec lesquels ils n’ont aucun rapport de race, de langue, de religion ni de caractère, travaillant pour enrichir ces maîtres antipathiques, la population la plus fière et autrefois l’une des plus belliqueuses et des plus puissantes de l’Océanie supportant la domination occidentale sans avoir même engagé de lutte pour la repousser, c’est là certainement l’un des résultats les plus extraordinaires auxquels soient parvenues jamais la volonté et la patience d’un petit peuple. Comme la puissance anglaise dans l’Inde, la domination hollandaise dans l’archipel malais n’est que le prix d’une tension prodigieuse, d’un effort intelligent et continu pour maintenir dans l’ordre, contenir et diriger des élémens humains impatiens du joug, et pour manier sans explosion les natures du monde les plus inflammables. Il n’a pas suffi pour cela d’une heureuse impulsion, d’une organisation savante établie une fois pour toutes et livrée à des successeurs quelconques. Il faut encore qu’à tout instant une politique habile consulte pour ainsi dire la température morale, suive les dépressions du sentiment public, et prévoie toutes les chances de conflit à temps pour les conjurer. Il faut que chaque fonctionnaire ait la conception nette du but que poursuit son gouvernement et que tous concertent leurs efforts dans une entente parfaite, ou plutôt obéissent à des instructions précises, se soumettent à une discipline exacte et soient pénétrés de l’esprit de leur mission. Gouverner à son profit tout un empire, sans en avoir l’air aux yeux des populations, sans froisser leur orgueil, tel est le problème qu’ont presque résolu les pacifiques conquérans de Java. Ils ont pour cela conservé tous les fonctionnaires indigènes de l’ancienne organisation oligarchique en leur adjoignant simplement un coadjuteur hollandais qui voit et décide tout, mais sans se montrer, de sorte que le peuple n’a de rapports qu’avec ses chefs naturels. L’administration est ainsi passée dans des mains européennes sans secousse et par une simple pression exercée sur les chefs de village, de district et de province, gens contre lesquels on ne manque pas d’argumens convaincans, lorsque l’on a pour soi la force et l’argent. Il est toujours plus facile de convertir à de nouveaux principes quelques centaines de fonctionnaires que de persuader à des millions d’hommes de changer de gouverneur. Il fallait cependant obtenir le travail indigène au profit des planteurs ; on a profité de l’ancienne corvée féodale établie au profit des seigneurs possesseurs de terre, et, en se faisant céder les terres pour des périodes illimitées, les planteurs se sont substitués aux anciens propriétaires dans tous leurs droits. L’homme de la glèbe a continué son travail d’autrefois, satisfait d’être payé au lieu d’être battu ; tout le secret de l’introduction des Hollandais à Java a été de répandre autour d’eux autant et plus de bien-être que l’organisation antérieure n’en offrait aux populations indigènes ; si tyranniques que soient quelques-uns de leurs règlemens sur la production forcée du café, du tabac, l’obligation de consacrer telle terre à telle culture, etc., ce joug reste moins dur qu’autrefois. Le gouverneur, les résidons, que dans la phraséologie poétique de la langue malaise les chefs indigènes traitent de pères quand ils leur adressent la parole, jouent en quelque façon le rôle tutélaire de ces arbres bienfaisans à l’ombre desquels le voyageur trouve un abri contre les ardeurs du soleil, un fruit pour étancher sa soif, un refuge contre les fauves.

Si habiles cependant que soient leurs précautions pour faire accepter, pour dissimuler leur suprématie et le profit industriel qu’ils en retirent, les Hollandais ne peuvent ni se cacher à eux-mêmes, ni dérober aux autres leur excessive faiblesse numérique. C’est à peine si en ce moment il y a 3,000 hommes de troupes à Java, épars dans les postes dégarnis par la guerre de Sumatra ; une insurrection générale ne rencontrerait pas d’obstacle sérieux. Aussi n’est-ce pas dans leur puissance militaire qu’ils se confient ; ils ne demandent leur influence et leur sécurité qu’au prestige dont ils sont entourés, et qu’ils entretiennent avec un soin jaloux. C’est ce prestige tout-puissant sur l’esprit des musulmans fatalistes et dégénérés qu’il faut maintenir à tout prix ; c’est pour le conserver qu’on se fait à demi Javanais, qu’on fait des largesses aux moindres coulies, en toute occasion, comme le pratiquaient les grands seigneurs, qu’on vit sur un grand pied, qu’on observe certaines allures aristocratiques, une paresse de mouvemens et une nonchalance qui sont signes de race,— qu’on s’observe à toute heure comme un capitaine en présence de ses soldats, — qu’on affecte autant que possible de passer sous silence les autres nations européennes, et qu’on décourage fort les indigènes d’apprendre le hollandais, de s’initier aux choses de l’Europe et d’en étudier notamment la carte, — que l’on défend aux consuls à Batavia de dresser des mâts de pavillon à leur porte, afin que les yeux malais ne s’habituent à voir flotter d’autre étendard que celui du royaume néerlandais, — qu’on essaie en un mot, par tous les moyens possibles, de graver dans l’esprit des indigènes l’idée qu’ils sont en contact avec un peuple tout-puissant, de race supérieure, capable de les écraser en cas de résistance et destiné par la volonté du ciel à les tenir à tout jamais en tutelle. On sent tout ce qu’il y a de factice et de forcé dans une pareille situation ; le moindre accident peut déterminer une crise, et toute crise serait mortelle. Tout le système repose sur un baril de poudre; qu’une étincelle y tombe, et il saute. Avec quelle anxiété ne doit-on pas dès lors surveiller les mouvemens des ennemis qui rôdent autour de la position, prêts à y jeter la torche incendiaire; épier les ambitieux que pourrait tenter une proie si belle et si facile. Au nombre des puissances européennes, il en est une surtout qui, en Asie comme en Europe, inquiète singulièrement les patriotes hollandais; il faut les entendre parler de la convoitise allemande et déplorer avec des élans de pitié intéressée les défaites de la France. « Le bras de la Prusse et son œil vont plus loin que le Zuiderzée, disent-ils ; vingt millions de florins par an sont un beau denier pour les rois thésauriseurs, sans parler du développement maritime et commercial qu’assure une telle possession. »

Sans traiter de chimériques des craintes trop justifiées par les précédens, il faut s’avouer qu’il n’est peut-être pas besoin d’une impulsion étrangère pour menacer la puissance des Hollandais aux Indes. Si arriérées que soient encore toutes les populations de cette partie du globe, elles n’ont pu assister au prodigieux essor du commerce contemporain, de la navigation, des communications, sans en ressentir quelque influence ; le spectacle du siècle les dégrise peu à peu de leur antique crédulité ; le scepticisme qui a si vite envahi certains pays, le Japon par exemple, se fait sentir d’une façon encore infiniment légère, mais appréciable, chez d’autres races moins progressives : le monde asiatique semble vaguement ressentir les premiers tressaillemens d’une mystérieuse évolution et arriver insensiblement à la conscience de sa force reposant sur le nombre. Un souffle destructeur passe sur les vieilles croyances, sur les prestiges démodés. L’exemple des Chinois qui se répandent et font partout fortune enseigne au travailleur qu’il doit trouver dans son labeur autre chose qu’un misérable gagne-pain au jour le jour, et qu’il est dur de prendre tant de peine pour n’enrichir qu’un planteur étranger ou un caissier de douanes; le problème du siècle, en un mot, le terrible antagonisme du travail et du capital, se pose d’une manière confuse et indistincte dans des intelligences crépusculaires, et, sans se formuler, engendre un malaise, un mécontentement, une sorte d’ébranlement dans toute la machine. Le moment serait mauvais et dangereux pour subir un échec, et malheureusement la Hollande n’a pu traverser sans quelques revers une guerre qui n’est pas encore terminée.

Il est difficile à un bon patriote de parler d’Atchin, ou plutôt d’Attieh, sans avoir à réprimer une poignante émotion. La colonie porte là dans son sein une plaie ouverte, et le cœur lui saigne à voir le plus clair de ses revenus et les plus chers de ses enfans dévorés par cette hydre sans cesse renaissante. On se rappelle les péripéties de cette lutte, les graves échecs du début, puis les succès des armes néerlandaises, la prise du Kraton; mais le sultan vaincu n’était pas soumis : aujourd’hui encore, tout chef qui parlerait de soumission serait déposé par une population fanatique et décidée à poursuivre la lutte jusqu’au dernier homme. Il ne faut donc pas plus songer à traiter, à offrir la paix aux rebelles sous certaines conditions d’obédience, qu’il ne faut espérer de quartier pour les prisonniers. On ne peut pas non plus moralement abandonner le terrain aux 80,000 musulmans réfugiés dans les montagnes, sans perdre du même coup aux yeux de tous les insulaires de Sumatra, de Java, de l’archipel entier, ce prestige qui fait la seule force du gouvernement colonial; bien plus, c’est déjà le compromettre que de mettre si longtemps à triompher, et autant une victoire consoliderait la puissance néerlandaise en montrant qu’Allah est décidément de son côté, autant un insuccès ou même trop de lenteur à vaincre pourrait en ce moment l’ébranler. Il faut donc vaincre à tout prix; chacun le sait, chacun le répète, et le triomphe se fait attendre, au milieu des souffrances et des fatigues d’une guerre terrible, impitoyable de part et d’autre, guerre d’embuscades, d’égorgemens et d’assassinats, sous un climat mortel, au milieu de marécages qui font encore plus de victimes que le plomb si sûr de l’ennemi. Les Hollandais occupent la plaine et ont ainsi l’avantage des communications faciles, mais l’inconvénient d’un climat insalubre. Les Atchinois sont réfugiés dans des montagnes à peu près inaccessibles, où les villages soumis en apparence leur font passer en secret des vivres et des munitions; ils ont emmené avec eux femmes et enfans; tous les âges et tous les sexes parmi eux savent manier les armes, et la résistance peut dans ces conditions s’éterniser. En ce moment, les hostilités sont ralenties, mais la Hollande va les reprendre bientôt avec des renforts fournis par l’embauchage de mercenaires européens; à cette heure, un blocus rigoureux empêche aucun navire et aucun étranger d’approcher de la côte atchinoise pour alimenter les rebelles. On finira par les affamer et les détruire en détail; mais d’ici là, que d’argent enfoui dans cette malheureuse expédition, qu’il eût mieux valu cent fois ne pas entreprendre! Que de fois les navires réquisitionnés de toutes parts pour les transports seront venus débarquer des soldats bien portans et auront remporté des malades et des mourans! L’armée des Indes n’avait pas été habituée à de si rudes épreuves, elle les a supportées avec un courage et une énergie admirables, avec cette ténacité qui a déjà arrêté plus d’un adversaire, et cette fois encore, il faut l’espérer, elle trouvera sa récompense dans le triomphe d’une cause qui est non pas seulement celle d’un pays et d’un peuple à la hauteur de leurs ambitions, mais encore celle de la civilisation contre la barbarie.


X.

Du 7 au 13 mai. — A Singapore on quitte la petite ligne auxiliaire de Batavia pour reprendre la grande ligne des messageries entre Sanghaï et Marseille; il faut donc dire adieu à l’Emirne et à son charmant capitaine et prendre place sur le Sindh, qui nous a devancés au wharf de New-Harbour. Le Sindh est un paquebot de 122 mètres de long, où sont réunis tous les genres de luxe et de confort que permet le séjour sur l’océan; il file couramment douze nœuds et se tient admirablement à la mer; c’est ce qu’un marin appelle avec une inflexion de voix toute spéciale a une belle barque. » Elle file, cette barque, chargée de monde, entre les passes étroites qui forment l’accès de Singapore, à travers les îlots verdoyans entassés à l’entrée du détroit de Malacca. Nous ne toucherons plus la côte d’Asie qu’à Ceylan dans une autre colonie anglaise; nous quittons définitivement l’extrême-Orient, ou plutôt ce que je serais tenté d’appeler le dominium chinois, la vaste étendue de côtes sur lesquelles on trouve établis dans la plupart des métiers lucratifs les fils du Céleste-Empire. Coulies, marchands, banquiers, industriels, ouvriers, ils sont propres à tout, acharnés au gain, au travail, à l’épargne, et cette épargne, ils la rapportent chez eux au bout de quelques années, de sorte que la Chine agit sur l’extrême-Orient comme un poulpe armé de millions de suçoirs. Mais ce n’est pas seulement la côte d’Asie qui est ainsi envahie; je les ai vus dans toutes les villes de Java; ils sont à Timor, en Australie, au Chili, au Pérou, tout le long de la côte mexicaine, et l’on sait qu’ils remplissent la Californie et sont en grand nombre au Japon. De cette façon, le plus vaste bassin maritime du globe est devenu une mer chinoise. Ni l’expansion des Juifs ni celle des Arméniens en Orient ne peuvent donner une idée suffisante de l’envahissement qui s’est accompli par lentes approches depuis vingt ans, grâce aux facilités de locomotion que procure la vapeur et aux grandes entreprises industrielles, telles que les mines australiennes et californiennes, les chemins de fer de Panama et Transcontinental, le guano du Pérou, pour lesquels on les a importés en masse dans tous ces pays. Ceux qui les premiers en sont revenus riches ont décidé les autres à partir : aujourd’hui le mouvement est établi, il ne peut aller qu’en augmentant; il constitue pour beaucoup de pays un danger sérieux. Il ne faut cependant pas oublier que le Chinois, très superstitieux, très attaché à son pays, à ses ancêtres, auprès desquels il veut reposer, ne s’expatrie généralement pas d’une manière définitive et sans esprit de retour : il conserve la plupart du temps une femme au foyer patriarcal, lui envoie de l’argent et vient la retrouver. S’il ne peut rentrer vivant, il tient du moins à être enterré sur le sol sacré de l’Empire des fleurs et y fait rapporter son corps. A San-Francisco notamment, des sociétés d’assurances sont organisées entre Chinois, où, moyennant une prime annuelle, chacun s’assure le rapatriement de son corps. La Pacific-Mail rapporte à Shanghaï de pleines cargaisons de ces lourds cercueils faits d’un arbre à peine équarri et remplis de chaux vive. Toutefois en Cochinchine, à Java, et peu à peu même dans les différentes parties de l’Amérique, ils se fixent, font souche, et par leur nombre menacent d’une grave perturbation la vie des classes laborieuses partout où ils se trouvent. Déjà le problème est posé en Amérique, et l’on discute les moyens d’arrêter l’immigration sur les côtes du Pacifique. On les accuse de drainer à l’extérieur toute la richesse du pays; mais à cela on répond avec raison que par leur travail ils laissent plus de richesse derrière eux qu’ils n’en emportent; le vrai motif de leur expulsion projetée, c’est la concurrence de prix qu’ils font à la main-d’œuvre américaine. Neuf sur dix des emplois peuvent être remplis par des Chinois, qui sont infiniment moins chers et plus appliqués que tel ouvrier irlandais ou allemand; il en résulte forcément que l’ouvrier de sang blanc se détourne de la Californie, et que cet état reste avec une population ouvrière de sang jaune et un petit nombre de patriciens; on reconstitue dans l’ouest un état chinois ou, ce qui ne plaît guère plus aux Américains, un peuple partagé en castes, une aristocratie blanche. Telle est la signification de cette formidable agitation qui se fait en ce moment aux États-Unis à propos du Chinese problem. Si jamais cette question vient à menacer, comme c’est à craindre dans un avenir éloigné, l’Europe elle-même, si jamais on jette quelque 100,000 Chinois dans nos campagnes désertes ou dans les houillères de Newcastle et de Cardiff, c’est sans doute par son côté économique que ce problème se présentera tout d’abord : les travailleurs français ou anglais, après avoir exagéré leurs prétentions jusqu’à forcer les patrons à se procurer des ouvriers étrangers, essaieront en vain d’éloigner une concurrence désastreuse. Le gréviste sera cette fois dompté; mais à quel prix! Ce jour-là l’Europe sera bien près de devenir mongole.

Le Sindh se rapproche de 12 milles par heure de Pointe-de-Galles. Les journées passent rapides et douces dans le désœuvrement du bord, encouragé par la chaleur et les pesantes digestions d’un estomac rappelé quatre fois le jour à ses devoirs gastronomiques. On fume, on lit, on écoute la série d’anecdotes marseillaises que les officiers du bord, presque tous originaires des Bouches-du-Rhône, servent à chaque voyage à leurs nouveaux passagers; puis on s’étend associés par groupes assortis sur les chaises longues d’osier aux savantes cambrures, et la causerie, prenant librement son vol, en présence des horizons sans fin empourprés par le couchant, s’élève graduellement des propos rabelaisiens aux spéculations philosophiques. Quelle supériorité le paquebot, considéré comme moyen de transport, a sur tous les autres! Au lieu des déplacemens et des changemens perpétuels de trains et de voitures, vous vous installez pour plusieurs mois dans une petite chambre où vous pouvez disposer tout à souhait; vous réglez vos heures de bain, de toilette, de travail, de flânerie une fois pour toutes. Les distractions ne manquent pas : vous avez quelquefois la surprise d’un poisson volant qui entre par le sabord dans votre cabine, le loch qui, jeté d’heure en heure, vous apprend ce que vous avez gagné ou perdu de vitesse, le point qu’on affiche chaque jour après l’avoir déterminé, et que vous pouvez reporter sur votre carte, le bal que les hommes d’équipage organisent entre eux le dimanche sur le gaillard-d’avant, au son du ronflon et de l’accordéon; tout cela prend, dans la solitude de l’océan, un intérêt relatif, et les semaines passent plus vite que les jours à terre. Quelle différence surtout dans l’emploi des soirées! Il y a toujours plusieurs passagers que vous pouvez interroger avec fruit sur leurs voyages, leurs relations, leurs affaires dans ces parages ; à défaut d’un interlocuteur, la mer ne vous tient-elle pas elle-même compagnie, et son puissant murmure ne donne-t-il pas la réplique à toutes vos pensées? Comparez avec cela les soirées d’auberge, quand, las d’une journée de marche, vous cherchez en vain un siège confortable, et essayez de parcourir à la lueur douteuse d’une mauvaise lampe quelque vieux journal, ou de relire pour la dixième fois une page de votre guide que vous savez par cœur d’un bout à l’autre; ou quand, égaré dans quelque petite ville de province, n’ayant où frapper ni dîner après avoir erré au hasard dans des ruelles mal pavées et mal balayées, dévisagé avec soupçon par les habitans, vous prenez enfin le parti d’entrer dans quelque café où les membres du conseil municipal jouent au domino, tandis que les fortes têtes de l’endroit s’occupent dans un coin de refaire une santé à la pauvre Europe, déjà si malade des remèdes qu’on lui a fait prendre! Certes un mois de traversée dans des conditions favorables est moins pénible et paraît moins long qu’une semaine de diligence ou de chemin de fer.

Le 13, nous arrivons en vue de Pointe-de-Galles. Le pilote vient au large au-devant du steamer pour le diriger dans le chenal étroit et dangereux, où déjà plus d’un grand navire a péri sur les coraux. La rade elle-même est détestable, trop petite pour contenir les deux navires qui s’y rencontrent, semée d’écueils qui gênent les manœuvres, exposée quand la mousson est forte, à de gros temps qui rendent les opérations du chargement et du déchargement très difficiles. Les marins sont d’accord pour demander que les dépôts de charbon soient transportés à Trinquali, où l’on trouverait, en se détournant pendant quelques heures de la route, un port naturel excellent. En revanche, le tableau qui se déroule sous les yeux est un des plus enchanteurs que puisse offrir la nature tropicale. Le rivage, couvert de forêts, dessine un demi-cercle terminé à chaque extrémité par des falaises symétriques; il enserre un petit îlot qui sert de dépôt de charbon aux messageries. On voit ainsi d’un côté la ville de Pointe-de-Galles avec ses larges maisons de pierre aux toits en terrasse; de l’autre, des huttes éparses sur la plage, et tout autour du navire une myriade de ces longues pirogues à balancier, semblables à celles de Manille. A peine avons-nous jeté l’ancre, le pont est envahi par une procession de marchands qui viennent étaler leurs pacotilles et solliciter la curiosité et l’inexpérience des passagers. Grâce à quelques mots d’anglais mêlés de sabir, ils réussissent à vous faire comprendre leurs instances et les multiplient d’une manière si fatigante que, de guerre lasse, presque tout le monde consent à se faire voler un peu. Inutile de dire que ce sont toutes marchandises de rebut, faux ébène, écaille fondue, pierreries en strass de Birmingham, qu’ils vous laissent pour le centième du prix qu’ils vous ont demandé : perles fines, rubis, topazes, saphirs, diamans, œils de chat, tout cela vous est offert pour quelques shillings, après avoir été proposé pour plusieurs livres. À terre, même commerce à l’hôtel ; cela devient rapidement intolérable : c’est le cas de prendre une voiture et de se faire transporter dans quelque site de cette interminable forêt de cocotiers qui entoure Galles. Baquela est la promenade classique.

C’est l’exemplaire non pas le plus parfait, mais le plus voisin, des beautés de Ceylan. Au bout d’une heure de voiture, au milieu des cocotiers et des rizières où l’on voit travailler les Indiens, nus, enfoncés dans le limon jusqu’à la ceinture, après avoir traversé des marécages pleins de palétuviers et de végétations pourrissantes, on arrive au pied d’une colline qu’il faut gravir à pied. De là se déroule sous vos yeux un spectacle merveilleux : à votre droite, la vallée que vous venez de parcourir, où se marient tous les tons de verdure, depuis le plus tendre jusqu’au plus foncé ; à vos pieds et à gauche, une nappe d’eau provenant du canal maritime qui baigne la colline, et sur laquelle glissent les pirogues ; au-delà, des hauteurs couvertes de forêts sombres, et, dans le lointain, une immense chaîne de montagnes que domine un mamelon assez semblable au Puy-Griou d’Auvergne, et qu’on appelle le pic d’Adam, C’est là que Brahma posa une dernière fois, avant de remonter au ciel, son pied divin dont on montre encore l’empreinte gigantesque sur le sommet. Une petite case offre un abri momentané aux promeneurs accablés par les ardeurs du soleil ; un bambin, leste comme un écureuil, grimpe dans un arbre et vous rapporte une noix dont l’eau trop chaude n’a qu’une saveur fade, aussitôt que le soleil monte sur l’horizon. De petits rongeurs, qu’on appelle les rats palmistes, courent d’arbre en arbre ; une perruche s’envole, un martin-pêcheur bleu sautille gaîment, de gros lézards montrent leur tête effarée ; mais ces parages ont des hôtes moins aimables, car à quelques minutes de là nous apercevons un serpent d’aspect fort rébarbatif, que des enfans viennent de tuer.

Au retour, la monotonie superbe de ces paysages s’accentue encore, elle est interrompue par une pagode d’assez pauvre aspect qu’il faut se faire ouvrir, si l’on veut connaître ce qu’elle a de curieux. Le bonze, qui habite une petite cabane voisine et qui épie l’arrivée des visiteurs, survient muni de ses clés, sans mot dire, et vous introduit dans le temple ; ce n’est que par tolérance qu’il vous laisse garder vos chaussures. Le monument est quadrangulaire. On est introduit d’abord dans un couloir qui circule autour des quatre côtés ; les murs en sont peints à fresque et ornés de bas-reliefs polychromes en bois, représentant des déités debout, dans une gaîne dont les peintures égyptiennes du Louvre peuvent donner une idée. Puis on pénètre dans le temple proprement dit. Là, au fond d’une chapelle, se dresse l’image gigantesque de Bouddha ; il est assis les jambes croisées, les deux index en l’air ; la tête mesure environ 1 pied 1/2, le reste est en proportion. Sur les autres parois sont des images moins grandes du dieu dans diverses postures, puis des peintures qui représentent l’histoire, le martyre, la glorification, les miracles et la prédication de Bouddha chez les différentes peuplades de l’Inde. Devant la divinité se trouvent des fleurs déposées en offrande et une petite sébile où nous sommes invités, toujours silencieusement, à déposer un témoignage un peu plus sérieux de notre respect. Plus loin, à Colombus, si la durée de l’escale nous le permettait, nous trouverions un des temples les plus célèbres de l’Inde et des hypogées d’une haute antiquité. Nous avons déjà vu d’autres pagodes bouddhistes, sans compter des temples protestans et une jolie église catholique récemment bâtie. Quelle différence entre cette ferveur et la tiédeur de Java, où j’ai voyagé pendant plus de trois semaines sans apercevoir un seul édifice religieux!

Il faut toute l’inclémence d’un soleil de plomb pour qu’on se résigne à abréger la promenade dans ces sites gracieux, où la nature étale toute sa puissance avec toute sa poésie. A chaque pas, l’œil est fasciné par un effet de lumière inattendu et saisissant : il n’y a si misérables haillons qui ne deviennent superbes sous ces rayons éclatans. Au détour d’une allée ombreuse et solitaire, vous voyez venir une femme pieds nus, retenant de la main droite une corbeille sur sa tête, tandis que de la gauche elle soutient son enfant posé à cheval sur sa hanche ; une légère camisole blanche flotte sur sa taille et indique les rondeurs d’une poitrine de bronze, ses yeux dardent des regards qui semblent chargés de langueurs et d’éclairs; ses cheveux ondulés découvrent un front bas; les lèvres épaisses, ensanglantées par l’usage du bétel, laissent voir des dents d’une blancheur féroce; des anneaux passés aux chevilles, aux poignets, aux bras et dans le cartilage du nez, enfin un collier de verroterie, complètent l’aspect à demi sauvage de ces Vénus noires. Les hommes sont généralement plus beaux, plus élégans dans leurs formes; chez toutes les populations où elle est vouée au travail la femme, flétrie et déformée par la maternité et l’allaitement, dès qu’elle a atteint sa croissance, n’a pour ainsi dire qu’un jour, et la simplicité de son costume ne lui permet pas de se faire un lendemain au moyen des artifices usités ailleurs. L’homme, intact dans sa forme, conserve du moins jusqu’à la vieillesse la régularité et les proportions de l’adolescence : seulement la décadence de la race se fait voir à une certaine faiblesse musculaire, à un aspect efféminé que prononce encore plus la chevelure longue et relevée sur la tête en un petit chignon semblable à celui des femmes et orné comme le leur d’un peigne d’écaille. Il ne faut pas du reste confondre ces Singalais de souche dravido-âryenne avec les Veddahs descendans des premiers indigènes de l’île, qui vivent aujourd’hui refoulés dans les montagnes et réduits par la misère à un état complet de barbarie.

Le cicérone qui, installé sur le marche-pied de la voiture, s’est fait un prétexte de ses connaissances en sabir pour nous piloter dans un pays connu déjà de nous tous, nous entraîne à Cinnamon-Garden, à la place du Marché, à je ne sais quels retranchemens fortifiés. Qu’importent à des passans une collection botanique, un monument, un fort ? C’est l’enchantement de ces lieux, c’est la magie de la lumière et des couleurs, c’est l’intensité de la vie sous les caresses d’un soleil ardent, que nous admirons et dont nous voulons rapporter la sensation enivrante. L’impression générale, en pareil cas, est souvent d’autant plus grande et plus vraie qu’elle est plus rapide et que des souvenirs partiels se confondent et se résument en une pensée dominante, comme les notes d’un accord en une perception unique. Si, comme le veut la tradition hindoue, Ceylan, l’ancienne Taprobane, est le berceau de la race humaine, il faut convenir que la Providence ne pouvait le placer dans un plus magnifique paradis.

15 mai. — L’Anadyr, qui vient de France, le Meinham, qui arrive de Calcutta, nous ont apporté, l’un des nouvelles, l’autre un courrier et des passagers ; ce n’est pas sans un battement de cœur que l’on voit se saluer ces trois beaux navires, venus des extrémités du globe, et qu’on échange les visites d’un bord à l’autre. Ceux qui quittent la France sont impatiens d’entendre des témoins véridiques parler des pays qu’ils vont parcourir ; ceux qui rentrent en Europe veulent en savoir l’état, que chaque nouvelliste résume à sa façon. Les marins s’interrogent sur le temps, les passagers sur la nourriture, les négocians sur l’état du marché, les touristes sur les excursions à faire ; puis on sonne le branle-bas du départ, chacun regagne son bord, on commence les manœuvres délicates de la sortie, et les deux paquebots, sortant l’un après l’autre du chenal, courent en sens contraire échanger les produits, les richesses, les idées de l’Orient et de l’Occident.

La mousson du sud-ouest est-elle établie ? voilà la question qui se pose parmi les officiers. Si elle règne en ce moment dans l’Océan indien, il est impossible de gagner Aden en droite ligne, nous rencontrerions, dans la vaste région dite des moussons, une mer très forte, un vent violent et contraire, contre lequel toute la vapeur des 250 chevaux du Sindh lutterait vainement ; c’est pour avoir voulu tenter l’aventure que plus d’un steamer a été obligé, après avoir épuisé tout son charbon, de revenir à Bombay et de reprendre la route consacrée par l’expérience. Nous ne courrons pas la chance; le détour que nous allons faire nous allonge, il est vrai, de deux jours, retard sensible pour des marins qui ont à peine vingt jours de repos à Marseille entre l’arrivée et le départ, mais en essayant de couper au plus court nous risquerions d’être rejetés sur Pointe-de-Galles et de perdre une semaine. Nous descendons en conséquence au sud presque jusqu’à l’équateur, et le 17 nous nous trouvons en vue des îles Maldives. Il faut naviguer avec la plus grande précaution dans ces parages semés de coraux, qui réunissent entre eux les principaux atolls ; les terres extrêmement basses, formées de polypiers à fleur d’eau recouverts de détritus marins, puis d’humus et de végétation, sont invisibles la nuit, et la moindre erreur de route peut jeter le navire sur les récifs. En passant par le chenal d’un degré et demi, nous apercevons un steamer échoué sur la côte dont l’équipage, réfugié à terre, a hissé un pavillon blanc au haut d’un mât de signal; mais la malle ne s’arrête pas pour lui venir en aide : on sait à bord que les naufragés sont toujours recueillis et tien traités par une population singalaise, douce et vivant dans l’abondance, qui obéit à des chefs indigènes, mais reconnaît la suprématie nominale de l’Angleterre et rend un hommage annuel au gouverneur de Ceylan. Puis nous mettons le cap à l’ouest-nord-ouest pour six jours; le 23, nous reconnaissons la côte d’Afrique à la pointe de Raz-al-foun; nous doublons le cap de Guardafui et, le 24, nous sommes à Aden.


XI.

A peine le soleil perce-t-il les brumes du matin, que, devançant la chaleur insupportable du plein midi, les passagers du Sindh, désireux de toucher terre après neuf jours de mer, gagnent le rivage, où quelques maisons blanches commencent à étinceler au soleil levant. Si loin que le regard puisse aller, on n’aperçoit que des montagnes de basalte presque perpendiculaires, aux arêtes crues, tombant au bord de la mer, si près qu’il a fallu en certains endroits faire sauter le roc pour ouvrir un passage; pas un arbre, pas une touffe de verdure, pas un brin d’herbe ne vient égayer la farouche uniformité de cet entassement de rochers stériles, que domine un pic désigné par une légende populaire comme le tombeau de Caïn, Djebel Samsah, digne sépulcre en effet du premier meurtrier. C’est là, nous dit la géographie, l’Arabie-Heureuse ; que faut-il penser de l’Arabie-Pétrée? Il paraît cependant qu’en dépassant la presqu’île sur laquelle Aden est située en sentinelle perdue, en s’enfonçant dans l’intérieur, on trouve de fertiles vallées où les Arabes mènent encore la vie pastorale des premiers jours; mais ce n’est pas une colonie, ce n’est pas un entrepôt commercial que l’Angleterre est venue chercher ici, c’est une forteresse qu’elle a voulu établir à l’entrée de la route des Indes, à la sortie de la Mer-Rouge, et pour cela, tout ce que peuvent faire l’argent et la volonté britannique ligués ensemble contre la nature, l’Angleterre l’a fait. Elle a bâti des forts, creusé des citernes capables d’alimenter un pays où n’existe pas une source et où l’on reste parfois sept ans sans pluie, organisé des machines à distiller l’eau de mer, élevé des casernes assez spacieuses pour que des régimens pussent y résister à l’action d’une chaleur mortelle; elle a jeté à 100 milles d’Aden, juste au milieu du détroit de Bab-el-Mandeb, et dans le seul chenal où puisse passer un navire, sur une île absolument pelée et déserte, une redoute où veillent constamment deux compagnies, renouvelées de mois en mois par la garnison d’Aden, de sorte que nul ne peut franchir la passe qu’en saluant les canons anglais. Voilà ce qu’a fait la prévoyante Angleterre pour conserver son empire des Indes. Mais elle a fait mieux encore : elle a forgé d’un noble et dur métal ces cœurs d’hommes, intrépides sans emportement et vaillans sans jactance, qu’elle peut opposer comme le plus solide des remparts aux ennemis de sa grandeur.

Le port d’Aden n’est qu’une réunion de quelques habitations européennes, consulats, hôtel, bazar; la ville se trouve à 5 kilomètres plus loin, de l’autre côté du Djebel Samsah. On s’y rend en voiture par une route qui longe la mer. Tout le long du chemin, je rencontre des Arabes drapés superbement, le turban en tête, l’allure fière et dégagée, conduisant leurs bêtes de somme, semblables à des personnages bibliques égarés dans l’histoire contemporaine. En plus grand nombre encore sont les Somals, population noire originaire de l’Ethiopie, qui se distingue par son intelligence et son élégance de toutes les races africaines. Ils ont le front haut, le visage d’un ovale régulier, des traits fins et accentués, de superbes dents blanches, des cheveux noirs soyeux, mais agréablement ondulés, et une barbe fournie. Les femmes sont généralement moins belles, sans doute par suite des rudes travaux qui semblent leur échoir en partage. Elles ont invariablement autour du corps une écharpe en sautoir qui cache à moitié une gorge de bronze poli et supporte un enfant assis sur la hanche. Le petit être appuie doucement sa tête sur l’omoplate et se prend par les mains à l’épaule; il dort dans cette position. Après l’homme vient immédiatement le chameau, l’auxiliaire indispensable de la vie pastorale ou nomade dans les plaines brûlantes de l’Hadramount. Il est impossible d’imaginer quoi que ce soit de plus disgracieux, de plus maniaque. En voici une file de plus de soixante chargés de roseaux qui obstruent l’entrée de la porte fortifiée par où l’on pénètre à Aden ; leurs conducteurs ont toutes les peines du monde à les faire ranger devant notre voiture ; il serait plus facile de faire passer un chameau par le trou d’une aiguille que de le décider à abandonner la trace immédiate de son prédécesseur et à rompre d’une semelle. Je ne dois pas non plus passer sous silence une race d’ânes porteurs d’eau, gros comme des moutons, qui trottinent par petits troupeaux sous la conduite d’un bambin arabe, chargés d’outrés remplies de la précieuse liqueur, presque aussi rare ici que le vin, — ni les moutons aux goitres énormes, aux queues démesurées et pendantes, tirant derrière eux de petits traîneaux où ils portent cette embarrassante monstruosité, délice des gourmets de la tente, — ni les milans qui tournoient par centaines sur ma tête ou se promènent le plus familièrement du monde sur la route : ils sont ici en pleine sécurité; il est défendu de les tuer sous peine d’amende. Ce sont en effet les principaux agens-voyers de ce pays, et leur voracité seule préserve d’infection des bourgades dépourvues d’eau. Au pied même des remparts, quelques indigènes accroupis sur leurs genoux, la face tournée vers l’orient, viennent, en bons mahométans, faire leurs dévotions et saluer le soleil levant.

Qu’on se figure le fort du Roule à Cherbourg indéfiniment prolongé, toute une montagne de granit transformée en forteresse, ses saillies portant des guérites d’observation, ses anfractuosité transformées, avec le secours de la maçonnerie, en embrasures, une muraille gigantesque hérissée de fer et pouvant en un instant se hérisser de soldats, puis, au pied de cette citadelle naturelle, des fortifications basses, rasant la mer, pouvant se couvrir de lourds canons et protégeant des magasins, des casernes spacieuses, considérablement augmentées depuis cinq ans; qu’on s’imagine, en un mot, une place de guerre formidable à la veille de se mettre en état de défense, et l’on aura une idée de l’aspect extérieur d’Aden. Mais aussitôt que l’on a franchi le pont-levis et la tranchée profonde qui coupe la crête de la montagne, le spectacle change, et au fond d’un cirque de sombres collines de basalte, comme une perle au fond d’une noire coquille d’huître, apparaît toute blanche et resplendissante la ville marchande, avec sa mosquée, ses maisons peintes à la chaux, ses terrasses, ses arcades, ses vérandahs, son style oriental, ses tons chauds et lumineux, l’animation pittoresque de son marché, le bariolage amusant de ses petites échoppes et son caractère d’emporium, demi-barbare, demi-civilisé, où le Bédouin nomade se coudoie avec le Parsis, et le conducteur de caravanes avec le débitant de poudre anglaise. C’est jour de marché, les chameaux de tout à l’heure viennent déposer leurs provisions de fourrage et se couchent philosophiquement à côté. Les négociations s’engagent, on discute, on se passionne, on s’injurie avec cette ampleur de geste et cette emphase tragique qui sont dans le génie de la race. Ce sont bien les mêmes fils de Sem qui ont écrit le livre de Job et celui d’Isaïe. Quel souffle ! quelles allures épiques ! Une femme a été, je ne sais à quel propos, menacée d’un coup de fouet par notre cocher ; au moment où j’allais remonter en voiture, elle m’empoigne, se fait un rempart de mon corps, et de cet abri inviolable lance au délinquant, dans une langue sonore et retentissante, une philippique dont je ne comprends pas un mot, mais dont la péroraison énergiquement accentuée me rappelle l’apostrophe homérique :

ϰυνὸς ὄμματ’ ἔχων ϰραδίην δ’ ἐλάφοιο.

Tout cela appartient à l’âge héroïque : c’est là une civilisation primitive, sans mixture apparente, telle qu’on se la figure il y a trente siècles. Non loin du marché est le quartier des Parsis, qu’on reconnaît à leur type plus voisin des races indo-européennes et à leur coiffure en forme de tiare. Ce sont d’anciens Perses chassés par la conquête, qui sont venus chercher un refuge sur les côtes de l’Arabie-Heureuse. Ils adorent l’eau, la terre, le feu et le soleil ; ils ne mangent de rien qui ait vécu, la moindre souillure est pour eux un crime ; la vie des animaux leur est sacrée ; les corps, après la mort, doivent être exposés aux oiseaux du ciel, qui dévorent la chair, puis les os sont brûlés et les cendres jetées. Les Parsis vivent disséminés par petits groupes dans presque tout l’extrême-Orient, où ils se livrent aux opérations de banque, au négoce, et tiennent un rang analogue à celui des Israélites dans le commerce européen. Les Anglais essaient sans violence de décourager leurs pratiques religieuses, en tant qu’elles blessent les lois de police, les laissant libres sur tous les autres points. Ici comme partout, en effet, les maîtres de l’Asie s’entendent à gouverner sans secousse, à exercer le pouvoir sans ostentation ; leur main est partout, mais invisible, et leur domination ne se fait sentir que par ses bienfaits. La ville est gardée par des cipayes, indigènes enrégimentés, équipés et exercés à l’anglaise ; les soldats anglais, quoique nombreux, paraissent peu ; la police est faite par des constables somals ou arabes, qui n’ont de l’Angleterre que l’uniforme aux armes de la reine Victoria. Le gouvernement colonial laisse librement circuler les pèlerins qui se rendent à La Mecque, venant des Indes, de Singapore, de Java, de Chine, les uns par terre, d’autres par des vapeurs de commerce ou sur le pont des paquebots des messageries, quelques-uns dans des boutres sur lesquels ils ne peuvent naviguer que de cap en cap, suivant la côte pendant des mois et quelquefois des années pour venir saluer la Kaaba et s’en retourner. A mon premier passage, le Tigre ramenait quelques centaines de ces malheureux, qui venaient de faire dans le désert plusieurs semaines de caravane pour adorer la pierre sacrée. Aden est pour eux un lieu de repos, et les plus riches peuvent y trouver ces distractions profanes, inséparables de tout pèlerinage, qui leur donnent comme un avant-goût des félicités du paradis qu’ils vont acheter par tant de fatigues. C’est là qu’on peut voir encore, comme au temps de Salomon, la scène si énergiquement décrite au livre des Proverbes : « et ecce occurit illi mulier, ornatu meretricio præparata ad capiendas animas, garrula et vaga... nunc foris, nunc in plaieis, nunc juxta angulos insidians, — apprehensumque deosculatur juvenem, et procaci vultu blanditur. » Il n’y a pas aujourd’hui un mot à retrancher de ce tableau réaliste. C’est bien à l’angle de cette rue que le sage dut la voir, l’Éthiopienne au vêtement serré, l’Abyssinienne au visage peint, aux yeux langoureux, sa cassolette d’argent suspendue au cou, l’Arabe au regard sauvage, la femme somal au corsage flottant, chargée de bracelets, impatiente du repos, babillarde, provocante. — « Mais, écoute, mon fils, sois attentif à mes paroles, ne te laisse pas entraîner dans son sentier décevant, » si tu veux conserver la vigueur de ton âme, si tu ne veux pas surtout, au spectacle trop proche et trop brutal de la réalité, voir s’envoler l’image des temps révolus qui vient de t’apparaître sous son voile poétique. Souviens-toi des paroles de cet autre sage : « Glissez, mortels, n’appuyez pas. »

Quoi qu’il en coûte de retomber de ces réminiscences bibliques dans la prose moderne, on ne peut refuser une visite à l’un des plus curieux travaux d’art que l’homme ait jamais tentés pour asservir à ses besoins les puissances de la nature. Aden, je l’ai dit, est en proie à une sécheresse chronique permanente; il ne faut pas songer à y creuser des puits, c’est un banc de sable. Les Anglais, après les Romains, dit-on, ont imaginé de faire de la ceinture même de collines basaltiques qui entourent la ville, la cuvette d’un colossal entonnoir qui recueillerait sans en perdre une goutte toutes les pluies et les emmagasinerait dans d’immenses réservoirs. De petites vallées se commandant entre elles, maçonnées par places, pour éviter toute perte, canalisées comme les caves d’une fabrique de Champagne, aboutissent à une gorge centrale d’où les eaux se précipitent le long des pentes abruptes dans un premier réservoir en ciment de Portland, puis de là, par un système de vannes, dans un autre construit au-dessous, puis dans un troisième, la paroi de roc ayant toujours été utilisée partout où on l’a pu pour l’établissement de ces vastes citernes. Elles peuvent contenir 20 millions de litres d’eau, et les garder sans perte pendant plusieurs années, mais on ne les a jamais vues pleines. Au pied des citernes, on a planté un jardin assez misérable, où à force d’arrosage et de soins on a réussi à faire pousser quelques arbustes et quelques fleurs. C’est tout ce que l’on voit de verdure à Aden.

A mesure que le soleil monte, ses rayons, réfléchis par le sable blanc et les surfaces lisses de la montagne, deviennent intolérables, il faut s’enfuir et regagner le bord. A moitié chemin, entre la ville et le port, je m’arrête pour donner un coup d’œil à une agglomération de cabanes placées à quelque cent mètres sur la gauche, qui résume en elle tout ce que l’on peut imaginer de plus misérable. Qu’on se représente deux ou trois cents huttes formées de quatre pieux plantés en terre, sur lesquels est étendue une natte en guise de toit, dont les parois sont faites de nattes flottantes qu’on pousse pour entrer ou sortir et qui interceptent l’air et la lumière. Sur le seuil de ces tristes demeures s’entasse une population de vieillards, de femmes, d’enfans somals (les hommes sont occupés à travailler au port). De quoi vivent-ils? Qu’est-ce que ces alimens que je leur ai vu préparer, mêlés aux cendres d’un brasier mourant? Qu’est-ce que ces débris confus, amassés dans leurs réduits, et pour lesquels notre langue ne fournit pas de noms, vieux fragmens de nattes, tessons de poterie, brindilles de bois, épaves de la marée, quartiers de peaux de bouc, vieilles ferrailles, résidus de toute sorte, tout cela exhalant une odeur atroce, se décomposant presque à vue d’œil sous un soleil implacable, et laissant deviner à tous les sens révoltés je ne sais quels fourmillemens immondes ? Voilà en quel état lamentable vivent ces populations faites pour la vie nomade, qui en l’abandonnant n’ont pas su se former aux lois de la vie laborieuse, de la civilisation moderne, et succombent dans cette inégale « lutte pour l’existence » dont parle Darwin. J’ai vu là à mon précédent voyage un spectacle que je n’ai pu oublier. Au milieu d’une des rues, si l’on peut appeler rues les sentiers vagues de ce prétendu village, était accroupi, sur un tas d’ordures et de cendres, un pauvre enfant de deux ou trois ans, nu, chétif, maigre, tremblant la fièvre, visiblement agonisant; la mère était debout devant lui le regardant d’un air de résignation hébétée, secouant la tête par intervalles quand les commères qui allaient et venaient lui adressaient une question au passage. En voyant arriver des étrangers, un groupe se forme, on nous entoure et, nous montrant l’enfant, on nous demande du geste de le guérir. Ces pauvres gens prêtent volontiers aux blancs une puissance mystérieuse et une influence bienfaisante sur les malades. Mon compagnon était un jeune médecin de la marine; il tâte le pouls de l’enfant, l’ausculte, et constate qu’il n’a pas longtemps à vivre; mais ses gestes ont été pris pour quelque incantation, et voici qu’un concert de remercîmens s’élève et nous accompagne jusqu’à la sortie de ce séjour de la misère.

Pendant ce temps, les passagers restés à bord du Sindh n’ont pas manqué de distractions; sans parler des marchands qui sont venus leur offrir des œufs et des plumes d’autruche, des peaux de panthère, des cornes d’antilope, ils ont eu la vue récréative des jeunes Arabes amphibies, qui nagent autour du steamer en attendant qu’on leur jette quelque menue monnaie. Une pièce de six pence tombe à l’eau ; douze moricauds plongent aussitôt, vous ne voyez plus que vingt-quatre pieds, puis tout disparaît; au bout d’un instant, tous remontent à la surface, et le plus habile vous montre entre ses dents la pièce qu’il a saisie avant qu’elle eût gagné le fond. D’autres grimpent comme des écureuils jusqu’à la chaloupe baleinière suspendue à une vingtaine de pieds au-dessus de la mer et débattent le prix d’un plongeon, qu’ils exécutent sans sourciller. C’est une sorte de taxe assez lucrative que ces naturels frappent sur le désœuvrement du passager, nulle part plus profond qu’aux escales.

Du 24 au 29 mai. — Avant de sortir d’Aden, nous prenons un pilote arabe qui ne doit guère quitter la passerelle jusqu’à Suez; il faut l’œil expérimenté de cet hôte assidu de la mer pour nous guider à travers les madrépores qui en rendent la navigation si dangereuse. Nous passons de nuit devant le feu de Perim. Nous rangeons la côte de Moka, puis nous n’apercevons plus que de temps à autre une île déserte et désolée, ou une côte embrumée. Une petite brise du nord rafraîchit légèrement l’atmosphère, mais si le paquebot s’arrêtait ou ralentissait sa marche régulière de 12 nœuds, on se demande comment on respirerait. Ce n’est pas la chaleur qui fait le plus souffrir dans la Mer-Rouge, quoiqu’elle atteigne 50 degrés centigrades à l’ombre d’une double tente, c’est la composition de l’air, qui semble à peine respirable. Que de cas d’asphyxie n’a-t-on pas eu à déplorer? Trois personnes ont succombé pendant le voyage qui a précédé le nôtre. Parmi les malades de Cochinchine, combien, à la veille de toucher enfin le sol natal et d’y recouvrer peut-être la santé, n’ont pu triompher de cette dernière épreuve ! Nous n’avons heureusement à déplorer aucun accident de ce genre; nous entrons le 28 dans le golfe de Suez, d’où nous apercevons dans une échancrure de montagne entre deux crêtes élevées, au second plan, un sommet lointain : c’est le Sinaï; les deux côtes présentent une paroi de rochers arides et nus, aux teints bruns, qui, au soleil couchant, semblent empourprer de leurs reflets la surface unie et miroitante de la mer. C’est sans doute de ce phénomène d’optique qu’elle a tiré son nom, plutôt que d’une coloration réelle due à la présence de zoophytes microscopiques. La nuit vient, il faut trouver sa route à travers les fanaux des divers navires, que nous croisons à intervalles très-rapprochés et dont l’affluence constitue pour les capitaines un des grands soucis de cette navigation; enfin, à minuit, on mouille devant Suez, et le soleil se lève sur une petite oasis qu’on nous indique de loin sur la côte arabe, et qu’on désigne sous le nom de Fontaine-de-Moïse. C’est là, suivant la tradition, que le législateur des Hébreux aurait fait jaillir l’eau d’un rocher par la puissance de sa baguette. A peine avons-nous le temps de regarder sur la côte égyptienne la ville de Suez, son port, ses bassins et le palais que le vice-roi s’y est fait bâtir; un nouveau pilote monte à bord, et nous entrons dans le canal.

Il est peu d’œuvres dont la grandeur réelle s’accuse moins par les aspects extérieurs. Un chenal étroit où l’on est obligé de ralentir la marche, où l’on craint à chaque tour d’hélice de butter contre le talus, ou de s’engraver, de chaque côté des dunes, qui le plus souvent cachent la vue du désert, ou ne laissent voir qu’une étendue de sable indéfinie, quelques postes télégraphiques perdus dans la solitude, voilà tout ce qui s’offre aux yeux. C’est par la pensée surtout qu’il faut juger de la magnificence de l’œuvre, ou bien pour en mesurer la puissance d’un coup d’œil, il faut voir, comme nous en eûmes l’occasion, un des plus gros navires de notre flotte de transports, le Tarn, s’avancer majestueusement, les vergues amenées, couvert de monde, au milieu du désert, et chasser devant lui, comme un mascaret, le flot qu’il déplace, tandis que, rangé dans une gare d’évitement, le paquebot lui livre respectueusement passage. On arrive ainsi aux Lacs Amers, ancienne dépression du désert où les travaux de M. de Lesseps ont ramené les eaux qui jadis les avaient sans doute remplis et y avaient laissé leurs dépôts de sel; la route est balisée à travers cette mer intérieure de création humaine, puis on reprend au sortir le canal jusqu’au lac Timsah. A l’extrémité du lac, un point sombre indique un peu de verdure : c’est Ismaïlia; cette vue est pour moi le signal d’une séparation. Désireux de visiter l’Egypte, je laisse le Sindh continuer jusqu’à Port-Saïd et Marseille et, après avoir dit adieu, non sans regret, à mes compagnons de voyage, je monte dans la chaloupe à vapeur du pilote qui me dépose à Ismaïlia.

Sans le khamsin qui souffle avec violence, soulevant des flots de poussière aveuglans, on pourrait se croire dans quelque village de la Crau. Ismaïlia avec ses masures de torchis, badigeonnées, alignées, ses rues tracées et non construites, ses prétentions européennes et sa sécheresse désolante, est l’un des points du globe les plus laids que j’aie vus. Presque toutes les maisons sont abandonnées et tombent en ruine; la raison d’être de cette ville, jetée de vive force au milieu du désert, c’était la construction du canal. Alors s’y pressait une population de 40,000 indigènes et de 15,000 Européens qui, des divers campemens établis dans le désert, venaient y chercher des provisions, des nouvelles et des distractions. C’était aussi l’entrepôt du matériel venu soit par le canal d’eau douce, soit par le chemin de fer. Aujourd’hui la vie s’en est retirée aussi vite qu’elle y avait afflué; plus de transit, plus de mouvement, à peine 80 employés du canal obligés par leur service d’y résider, quelques milliers de fellahs, et, en souvenir des anciennes grandeurs, une brasserie délabrée où l’on continue par habitude de faire le soir de la musique de barrière devant les banquettes. En dehors de la ville s’élève ou plutôt s’apprête à tomber le palais bâti en trois mois par le khédive pour l’impératrice des Français; démeublé, abandonné, sans gardiens, privé presque partout de ses vitres et crevassé par endroits, ce monument d’un jour n’a même pas la majesté d’une ruine. On songe en le voyant à quelque baraque de la foire abandonnée par des saltimbanques. Un peu plus loin se trouve la pompe foulante qui envoie les eaux du canal d’eau douce jusqu’à Port-Saïd; son secours deviendra bientôt inutile par suite de la continuation du canal jusqu’à la Méditerranée. On trouve autour quelques arbres et des fleurs entretenues grâce aux réservoirs de la pompe; c’est un tour de force dont on apprécie mieux le mérite, quand on vient de traverser Aden et le désert, qu’en arrivant d’Europe; mais, quoi qu’il en soit, c’est une pauvre végétation. Il me tarde de voir enfin l’Egypte véritable, la vallée du Nil. Aussi le lendemain je n’ai garde de manquer le train unique qui, entre onze heures du matin et sept heures du soir, fait le trajet d’Ismaïlia au Caire.


XII.

30 mai, — 12 juin. — Ici j’hésite à poursuivre le récit d’impressions qui ont pu exciter quelque curiosité, tant que l’on a dû me suivre à travers des pays peu connus, mais qui paraîtraient sans doute dénuées d’intérêt, revenus comme nous le sommes à des contrées qu’on pourrait couvrir avec le papier employé à les décrire à toutes les époques et dans toutes les langues. Trop de témoins illustres ont déposé dans cette vaste enquête que poursuit aujourd’hui l’Europe en Orient, pour qu’il vaille la peine d’écouter les confidences personnelles d’un passant de plus ou de moins. Comment d’ailleurs résumer ces sensations imparfaites entassées à la hâte en quelques jours, et ne laissant dans l’esprit qu’une empreinte inachevée où ne peut se mouler le souvenir? Comment parler du Caire, de son aspect merveilleux, quand on le contemple du haut de la citadelle, de ses mille recoins pittoresques, de ses nuits splendides, de la physionomie particulière de la population polychrome et polyglotte qui se presse dans ses rues, du Nil, des pyramides, du musée de Boulaq, qui lui seul demanderait des mois d’études, sous la direction du plus savant des maîtres, Mariette-Bey[3]? Comment rendre le charme exquis de la vie européenne sous le ciel de l’Orient, la facilité avec laquelle on se sent vivre, et par-dessus tout les magnificences incomparables de la lumière particulière au ciel d’Egypte, qui revêt d’un tissu diapré les contours qu’elle caresse, met en vigueur tout ce qu’elle éclaire, et transforme la nature en un immense décor? Mieux vaut admirer ces merveilles en silence que d’en parler à la hâte.

Il faudrait passer six mois au Caire et sur le Nil pour en rapporter une idée complète; on ne se décide à le quitter qu’en se promettant d’y revenir. Mais à cette courte distance l’impatience du sol natal m’a gagné, je ne fais que traverser Alexandrie, une sorte de Marseille transplantée et sans intérêt, et prends passage sur le Mœris des messageries maritimes, où pour la première fois, depuis quatre ans de navigation, je trouve à bord une majorité de Français. Avec quel plaisir on salue de loin ces côtes dont les noms vous ramènent en pleine Europe, la Crète, le mont Ida, berceau de Jupiter, le golfe de Tarente, Reggio, Messine, Naples ! Il faut avoir vécu longtemps au milieu des races dont la morale, l’esthétique, la philosophie nous sont étrangères et antipathiques, pour comprendre toute la satisfaction que l’on éprouve à se replonger au sein des races aryennes. Il semble qu’après avoir vu grimacer l’humanité on la voit enfin sourire. Après avoir foulé le sol de l’Inde, passer devant l’Egypte, la Grande-Grèce, l’Italie, n’est-ce pas suivre les diverses étapes de cette armée d’élite qui semble tenir de Dieu la mission de remplir les vides laissés par lui dans le « plan des choses? » Saluons cette terre féconde où se sont élaborées les plus belles œuvres de l’esprit humain; saluons aussi l’Océan, — qui rend fidèlement à la terre le dépôt qu’elle lui avait confié, — et avant de nous élancer vers le foyer qui nous attend, adressons une pensée de reconnaissance à tous ceux qui durant cette longue absence ont ouvert leur porte à l’étranger.


GEORGE BOUSQUET.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1876, du 1er et du 15 janvier 1877.
  2. Le directeur, dont rien n’épuise l’activité philanthropique, voudrait décider le gouvernement français à envoyer là ses malades de Cochinchine au lieu de les rapatrier à grands frais, parfois trop tard et au risque de les voir trop souvent mourir dans la Mer-Rouge. Mais si ce progrès doit se faire, que de temps on le discutera encore avant de l’accomplir !
  3. Ces lignes étaient déjà écrites quand a paru dans la Revue l’étude si attachante de M. Eugène Melchior de Vogué sur l’ancien empire. Il n’était donné qu’à sa plume élégante et nerveuse de rendre les émotions qui s’emparent de l’âme en présence de ces vestiges éloquens du passé égyptien, perdus dans l’immensité du désert et sortant des nécropoles, à soixante siècles de distance, pour nous initier à la plus ancienne civilisation du globe.