De l'amour des femmes pour les sots/03

La bibliothèque libre.

III

En cette matière, l’homme d’esprit se laisse aller à d’étranges illusions. Il voit dans les femmes des êtres d’une nature plus relevée que la sienne, ou, tout au moins, il leur prête ses idées, il leur suppose son cœur, il se les représente capables, comme lui, de générosité, de noblesse et de grandeur. Il s’imagine qu’il faut pour leur plaire des qualités au-dessus du vulgaire. Naturellement timide, il s’exagère encore, auprès d’elles, son insuffisance ; le sentiment de ce qui lui manque le rend défiant, indécis, tourmenté. Respectueux jusqu’à en être craintif, il n’ose exprimer son amour en paroles : il l’exhale par une suite non interrompue de douces prévenances, de tendres égards, d’attentions délicates. Comme il ne veut rien obtenir au prix d’une indignité, il n’est pas éternellement sur les pas de celle qu’il aime : il ne la poursuit pas, il ne la fatigue pas de sa présence. Pour l’intéresser à ses maux, il n’affiche pas un air piteux, sombre, plaintif ; au contraire, il s’efforce d’être toujours bon, affectueux et gai auprès d’elle. Ce n’est qu’en la quittant qu’il laisse percer ce qu’il souffre, et ce n’est qu’en secret qu’il verse des larmes.

Le sot n’a pas de ces scrupules. L’intrépide opinion qu’il a de lui-même le remplit de sang-froid, d’assurance. Il est satisfait de sa personne, et rien ne paralyse son audace. Il est amoureux tout haut, et il sollicite avec instance des preuves d’amour. Pour se faire remarquer de celle qu’il recherche, il l’importune : il la suit dans les rues, il la guette dans les églises, il l’épie aux spectacles. Il lui tend des pièges grossiers. À table, il lui fait accepter un fruit pour le partager avec elle, ou bien il lui glisse mystérieusement, dans l’enveloppe d’une praline, quelque billet brûlant. Dans une contredanse, il lui serre la main, et, à la fin d’un bal, il lui dérobe son bouquet. En une soirée, il lui crie dix fois à l’oreille : « Que vous êtes belle ! » car son instinct lui a révélé que c’est par l’adulation qu’on prend les femmes et qu’on les perd, comme les rois. Du reste, comme chez lui tout est superficiel et extérieur, l’amour n’est pas un événement qui change sa vie : il continue, comme par le passé, à la dissiper dans les jeux, dans les salons et dans les promenades.