De l'amour des femmes pour les sots/09

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IX

L’homme d’esprit est le plus maladroit des hommes pour écrire à une femme.

Quand il se hasarde à le faire, il éprouve d’incroyables difficultés. Méprisant le jargon de la galanterie, il ne sait comment se faire entendre. Il veut être réservé, et il paraît froid ; il veut dire ce qu’il espère, et il indique ce qu’il craint ; il avoue qu’il n’a rien pour plaire, et on le prend au mot. Il commet le crime de n’être ni commun ni vulgaire. Ses lettres sortent de son cœur, et non de sa tête ; elles sont d’un style simple, clair et limpide ; elles ne contiennent que quelques détails touchants et bien sentis. Mais c’est précisément ce qui fait qu’on ne les lit pas, qu’on ne les comprend pas, et qu’on s’en venge. Elles sont décentes : il les faut stupides.

Le sot est très fort en correspondance amoureuse, et il le sait. Bien loin de reculer devant l’envoi d’une lettre, c’est très souvent par là qu’il débute. Il en a une collection de toutes prêtes, pour tous les degrés de la passion. Il y allègue en langage burlesque l’ardeur de sa flamme ; à chaque phrase, il répète mon ange et je vous adore. Il ne débite que des formules emphatiques et plates ; il ne décèle rien qui indique une personnalité quelconque. Il n’est suspect ni d’excentricité ni de poésie : c’est ce qu’il faut ; il est médiocre et ridicule : c’est mieux encore. En effet, l’étranger qui lit ses missives n’y trouve rien à redire ; dans sa jeunesse, le père de la demoiselle écrivait comme cela ; la demoiselle elle-même ne s’attendait pas à autre chose. Tout le monde est satisfait, même les amies. Que voulez-vous de plus ?