De l'esclavage des noirs (Schœlcher)/X

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CHAPITRE X.

L’homme noir n’est pas moins digne de la liberté que l’homme blanc.

Si nous avons réussi, dans les deux chapitres précédens, à dire ce que nous voulions dire, on est convaincu maintenant qu’il ne manque aux Africains que la lumière qui nous guide dans l’obscurité. Où donc alors nos adversaires prennent-ils le droit de leur reprocher leur barbarie, à laquelle, on le voir, nous ne contribuons que trop ? Combien de siècles les Gaulois, nos farouches aïeux, n’ont-ils pas vécu en hordes sauvages qui se déchiraient entre elles, avant de se policer au frottement des beaux arts et du génie expirant de leurs vainqueurs ! Cette France, cette grande France, notre gloire et notre amour, est-ce au sortir des forêts sanglantes de la Gaule qu’elle a marché belle et puissante reine de l’Europe, comme nous la voyons même aujourd’hui, quoi que fassent le juste milieu et la sainte alliance ? « Que dirions-nous, s’écrie Frossard à ce propos, si nous retrouvions des ouvrages d’Athènes ou de Rome, dans lesquels l’auteur se serait efforcé de prouver que nous sommes susceptibles d’intelligence et de perfectibilité, par opposition aux sophismes de quelques raisonneurs, qui auraient prétendu qu’étant sans arts et sans culture, les habitans des Gaules étaient un intermédiaire entre l’homme et la brute ? »

On a parlé de l’état misérable des habitans de Saint-Domingue, et j’entends quelquefois en tirer la conclusion que les nègres sont incapables de vivre en société policée. Mais peut-on nous citer un pays qui soir parvenu, en quinze années, à une civilisation complète ? Faites la part de chacun, considérez que la population actuelle d’Haïti est composée des restes et des enfans de ces esclaves, sauvages et cruels vainqueurs de leurs tyrans, de ces fougueux insurgés qui ont vécu trente ans entiers au milieu des troubles et de la licence, et dites si les républiques du Sud, placées, on l’avouera, dans des conditions de progrès et de perfectionnement tout opposées, sont cependant plus avancées que Saint-Domingue ? — Depuis le commencement du monde les masses sont accoutumées à être conduites par des êtres privilégiés que la nature leur accorde. Eh bien ! attendez donc que le génie des nègres apparaisse, laissez faire au temps, car l’avenir est dans ces éclatantes paroles d’un membre célèbre de l’opposition française : « Haïti forcé d’acheter chèrement des protections trompeuses, des débouchés incertains, des marchés à vil prix, vivait d’une existence précaire ; sans cesse sous les armes, produisant peu, vendant mal, et craignant toujours. La France imprime sur ce front noir le sceau monarchique d’une légitimité républicaine, et soudain il prend sa place parmi les nations, livre ses soldats à l’agriculture, règle ses douanes, ferme ses ports à son gré, et n’est plus à la merci des Antilles qui le haïssent, de l’Amérique qui le craint, et de l’Angleterre qui le dédaigne[1]. »

Quoi qu’il en soit, M. F. P., que nous avons déjà eu occasion de réfuter au commencement de cet ouvrage, nous promet une seconde brochure, dans laquelle « il se décidera à considérer le nègre sous les rapports où il lui semble que le ciel a voulu le placer. Il fera voir qu’il est de sa nature paresseux, parce qu’il est sans besoins et sans industrie, parce que la nécessité ne le force point d’en avoir ; dans laquelle enfin il essaiera de démontrer que la traite des noirs, mais une traite légalement faite et aussi humaine que possible, est par conséquent un bienfait pour ces êtres, parmi lesquels le temps même n’a pu encore amener aucune espèce de civilisation. »

Je n’ai point à justifier les noirs de l’apathie dans laquelle on leur reproche de vivre ; je n’ai pas ici à prouver non plus que l’homme, loin d’être naturellement travailleur, est au contraire de sa nature essentiellement paresseux, et que l’on ne peut en conséquence s’étonner avec raison que les nègres, isolés des grandes sociétés européennes et de leur civilisation, soient restés à peu près sans industrie sous un ciel toujours chaud, sur une terre qui se féconde d’elle-même. Je n’ai point à dire, avec le lumineux auteur du Traité de législation, que, « si les nègres eussent changé de sol avec nous, ils feraient peut-être aujourd’hui sur nous les mêmes raisonnemens que nous faisons sur eux. » J’ai seulement à demander compte à leurs oppresseurs du droit qu’ils puisent dans la prétendue barbarie des Africains ; et pour cela j’interrogerai M. F. P. lui-même. Si M. F. P., par hasard, était un paresseux, un idiot, ce qu’à Dieu ne plaise ; s’il n’avait pas de revenu, mais qu’héritier de la maison de ses pères, il vécût tranquillement, sans faire de mal à personne et sans travailler, mangeant les fruits de son jardin et buvant l’eau de son puits ; si tout cela était, quelle vengeance n’appellerait-il pas sur la tête de l’homme qui, plus fort et plus adroit que lui, viendrait lui dire : « Tu es un paresseux, un idiot ; tu bois ton eau, tu manges tes chardons depuis long-temps : donc l’esclavage sera un bienfait pour toi. Je pourrais bien t’instruire, je pourrais t’ouvrir les trésors de science que m’ont transmis nos pères, et te faire comprendre le prix de la civilisation ; mais il me faut des bras pour cultiver mon champ qui me fatigue ; il en faut aussi pour me bercer dans mon hamac : viens, malheureux, et travaille ! Travaille, je le veux, sinon je suis plus fort que toi, je te battrai, et si tu résistes je te tuerai. » — Voilà pourtant la logique des partisans de l’esclavage ! — Oh ! laissez-les parler, ils vous prouveront bientôt que c’est pour le bonheur des habitans de la côte d’Afrique, que nous en faisons des esclaves, que nous les poussons à la guerre en achetant leurs prisonniers, et que nous avons porté le pillage et la désolation sur leur terre. Ils vous prouveront que si, au lieu de partager avec eux les bienfaits de notre expérience, nous leur avons vendu des armes à feu pour se détruire, et de l’eau-de-vie pour s’enivrer, c’est par respect pour le nom d’homme et par amour pour l’humanité ! M. F. P. vous le dit dès aujourd’hui : « L’esclavage est un fardeau pour le maître ; il a mille chances fatales ; et l’unique avantage qu’en tire le planteur, est le droit de faire travailler et la certitude d’avoir des travailleurs. » Ainsi voilà qui est clair : il faut violer tout ce que la société a de plus sacré pour assurer des ouvriers aux colons : tel est le motif final, la justification unique des horreurs de la traite. C’est pour donner des bras aux colons, qu’il faut nous charger de crimes ; autrement dit, on est en droit de voler parce qu’on n’a pas d’argent. — Jamais Bonaparte, dans toute la puissance de son hideux despotisme, jamais la force dans son plus haut degré d’aveuglement stupide, n’ont raisonné avec tant de brutalité.

Nous en savons plus d’un qui croient se justifier en disant : « Du moment où les nègres sont assez avilis, assez dépourvus de tout sentiment de dignité humaine pour se vendre réciproquement à des étrangers, ils méritent l’esclavage. » Eh ! mon dieu ! nous ne craignons pas de prendre nos adversaires eux-mêmes à témoin ; ne croient-ils pas que si les Turcs et les Chinois venaient acheter des Français sur nos marchés, il s’élèverait immédiatement parmi nous, nous le peuple le plus fier de la terre, des trafiqueurs d’esclaves blancs, qui ne manqueraient jamais de marchandise ? ne pensent-ils pas avec moi qu’il se répandrait dans tous nos villages de hardis voleurs d’hommes, et que plus d’un père peut-être irait secrètement au marché recevoir le prix de la liberté de sa fille ? — Peut-on oublier que le préfet de Versailles a reçu cinquante et une pétitions, je crois, pour la charge de bourreau de son département, lorsqu’elle vint à vaquer il y a quelques années ?

  1. Pagès : Encyclopédie moderne.