De l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain pontife/I/11

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H. Goemaere (Œuvres de Joseph de Maistre, IVp. 146-148).

CHAPITRE XI.


DE LA VERTU HORS DE L’ÉGLISE.


Qu’on vienne maintenant nous vanter la piété, les mœurs, la vie austère des gens de ce parti. Tout ce rigorisme ne peut être en général qu’une mascarade de l’orgueil, qui se déguise de toutes les manières, même en humilité. Toutes les sectes, pour faire illusion aux autres et surtout à elles-mêmes, ont besoin du rigorisme ; mais la véritable morale relâchée dans l’Église catholique, c’est la désobéissance. Celui qui ne sait pas plier sous l’autorité, cesse de lui appartenir. De savoir ensuite jusqu’à quel point l’homme qui se trompe sur le dogme peut mériter dans cet état, c’est le secret de la Providence, que je n’ai point le droit de sonder. Veut-elle agréer d’une manière que j’ignore les pénitences d’un fakir ? je m’en réjouis et je la remercie. Quant aux vertus chrétiennes, hors de l’unité, elles peuvent avoir encore plus de mérite, elles peuvent aussi en avoir moins à raison du mépris des lumières. Sur tout cela je ne sais rien, et que m’importe ? Je m’en repose sur celui qui ne peut être injuste. Le salut des autres n’est pas mon affaire ; j’en ai une terrible sur les bras, c’est le mien. Je ne dispute donc pas plus à Pascal ses vertus que ses talents. Il y a bien aussi, je l’espère, des vertus chez les protestants, sans que je sois pour cela, je l’espère aussi, obligé de les tenir pour catholiques. Notre miséricordieuse Église n’a-t-elle pas frappé d’anathème ceux qui disent que toutes les actions des infidèles sont des péchés, ou seulement que la grâce n’arrive point jusqu’à eux ? Nous aurions bien droit, en argumentant d’après les propres principes de ces hommes égarés, de leur soutenir que toutes leurs vertus sont nulles et inutiles ; mais qu’elles vaillent tout ce qu’elles peuvent valoir, et que Dieu me préserve de mettre des bornes à sa bonté ! Je dis seulement que ces vertus sont étrangères à l’Église ; et sur ce point, il n’y a pas de doute.

Il en est des livres comme des vertus ; car les livres sont des vertus. Pascal, dit-on, Arnaud, Nicole, ont fait d’excellents livres en faveur de la Religion ; soit. Mais Abadie aussi, Ditton, Sherlock, Léland, Jacquelot et cent autres ont supérieurement écrit sur la Religion. Bossuet lui-même ne s’est-il pas écrié : Dieu bénisse le savant Bull[1] ! Ne l’a-t-il pas remercié solennellement, au nom du clergé de France, du livre composé par ce docteur anglican sur la foi anti-nicéenne ? J’imagine cependant que Bossuet ne tenait pas Bull pour orthodoxe. Si j’avais été contemporain de Pascal, j’aurais dit aussi de tout mon cœur : Que Dieu bénisse le savant Pascal, et en récompense, etc. ; maintenant encore j’admire bien sincèrement ses Pensées, sans croire cependant qu’on n’aurait pas mieux fait de laisser dans l’ombre celles que les premiers éditeurs y avaient laissées, et sans croire encore que la Religion chrétienne soit pour ainsi dire pendue à ce livre. L’Église ne doit rien à Pascal pour ses ouvrages, dont elle se passerait fort aisément. Nulle puissance n’a besoin de révoltés ; plus leur nom est grand, et plus ils sont dangereux. L’homme banni et privé des droits de citoyen par un arrêt sans appel, sera-t-il moins flétri, moins dégradé, parce qu’il a l’art de se cacher dans l’État, de changer tous les jours d’habits, de nom et de demeure ; d’échapper, à l’aide de ses parents de ses amis, de ses partisans, à toutes les recherches de la police ; d’écrire enfin des livres dans le sein de l’État, pour démontrer à sa manière qu’il n’en est point banni, que ses juges sont des ignorants et des prévaricateurs, que le souverain même est trompé, et qu’il n’entend pas ses propres lois ? — Au contraire, il est plus coupable, et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, plus banni, plus absent que s’il était dehors.

  1. Dieu bénisse le savant Bull ! et en récompense du zèle qu’il a fait paraître à défendre la divinité de J.-C, puisse-t-il être délivré des préjugés qui l’empêchent d’ouvrir les yeux aux lumières de l’Église catholique ! Hist. des variat., liv. XV, chap. ciii.)