De l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain pontife/I/6

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H. Goemaere (Œuvres de Joseph de Maistre, IVp. 114-117).



CHAPITRE VI.


CAUSE DE LA RÉPUTATION USURPÉE DONT A JOUI PORT-ROYAL.


Plusieurs causes ont concouru à la fausse réputation littéraire de Port-Royal. Il faut considérer d’abord qu’en France, comme chez toutes les autres nations du monde, les vers ont précédé la prose. Les premiers prosateurs semblent faire sur l’esprit public plus d’effet que les premiers poëtes. Nous voyons Hérodote obtenir des honneurs dont Homère ne jouit jamais. Les écrivains de Port-Royal commencèrent à écrire à une époque où la prose française n’avait point déployé ses véritables forces. Boileau, en 1667, disait encore dans sa rétractation badine :


Pelletier écrit mieux qu’Ablancourt ni Patru[1] ;


prenant, comme on voit, ces deux littérateurs, parfaitement oubliés de nos jours, pour deux modèles d’éloquence. Les, écrivains de Port-Royal ayant écrit dans cette enfance de la prose, s’emparèrent d’abord d’une grande réputation ; car il est aisé d’être les premiers en mérite quand on est les premiers en date. Aujourd’hui on ne les lit pas plus que d’Ablancourt et Patru, et même il est impossible de les lire. Cependant ils ont fait plus de bruit, et ils ont survécu à leurs livres, parce qu’ils appartenaient à une secte et à une secte puissante dont les yeux ne se fermaient pas un instant sur ses dangereux intérêts. Tout écrit de Port-Royal était annoncé d’avance comme un prodige, un météore littéraire. Il était distribué par les frères, communément sous le manteau[2], vanté, exalté, porté aux nues dans toutes les coteries du parti, depuis l’hôtel de la duchesse de Longue ville, jusqu’au galetas du colporteur. Il n’est pas aisé de comprendre à quel point une, secte ardente et infatigable, agissant toujours dans le même sens, peut influer sur la réputation des livres et des hommes. De nos jours encore, cette influence n’est pas à beaucoup près éteinte.

Une autre cause de cette réputation usurpée fut le plaisir de contrarier, de chagriner, d’humilier une société fameuse, et même de tenir tête à la cour de Rome, qui ne cessait de tonner contre les dogmes jansénistes. Ce dernier attrait enrôla surtout les parlements dans le parti janséniste. Orgueilleux ennemis du Saint-Siège, ils devaient chérir ce qui lui déplaisait.

Mais rien n’augmenta la puissance de Port-Royal sur l’opinion publique comme l’usage exclusif qu’ils firent de la langue française dans tous leurs écrits. Ils savaient le grec sans doute, ils savaient le latin, mais sans être ni hellénistes, ni latinistes, ce qui est bien différent. Aucun monument de véritable latinité n’est sorti de chez eux : ils n’ont pas même su faire l’épitaphe de Pascal en bon latin[3]. Outre cette raison d’incapacité qui est incontestable, une autre raison de pur instinct conduisait les solitaires de Port-Royal. L’Église catholique, établie pour croire et pour aimer, ne dispute qu’à regret[4]. Si on la force d’entrer en lice, elle voudrait au moins que le peuple ne s’en mêlât pas. Elle parle donc volontiers latin, et ne s’adresse qu’à la science. Toute secte au contraire a besoin de la foule et surtout des femmes. Les jansénistes écrivent donc en français, et c’est une nouvelle conformité qu’ils eurent avec leurs cousins. Le même esprit de démocratie religieuse les conduisit à nous empester de leurs traductions de l’Écriture sainte et des Offices divins. Ils traduisent tout jusqu’au Missel, pour contredire Rome, qui, par des raisons évidentes, n’a jamais aimé ces traductions. L’exemple fut suivi de tout côté, et ce fut un grand malheur pour la Religion. On parle souvent des travaux de Port-Royal. Singuliers travaux catholiques qui n’ont cessé de déplaire à l’Église catholique !

Après ce coup frappé sur la Religion à laquelle ils n’ont fait que du mal[5], ils en portèrent un autre non moins sensible aux sciences classiques, par leur malheureux système d’enseigner les langues antiques en langues modernes ; je sais que le premier coup d’œil est pour eux ; mais le second a bientôt montré à quel point le premier est trompeur. L’enseignement de Port-Royal est la véritable époque de la décadence des bonnes lettres. Dès lors l’étude des langues savantes n’a fait que déchoir en France. J’admire de tout mon cœur les efforts qu’on fait chez elle dans ce moment ; mais ces efforts sont précisément la meilleure preuve de ce que je viens d’avancer. Les Français sont encore dans ce genre si fort au-dessous de leurs voisins d’Angleterre et d’Allemagne, qu’avant de reprendre l’égalité, ils auront tout le temps nécessaire pour réfléchir sur la malheureuse influence de Port-Royal[6].

  1. Boileau, satire IX, composée en 1667, et publiée en 1668.
  2. Écoutons encore Mme de Sévigné : J’ai fait prêter à nos pauvres filles de Sainte-Marie (pauvres petites !) un livre dont elles sont charmées, c’est la Fréquente (le livre de la Fréquente Commun. d’Arnaud) ; mais c’est le plus grand secret du monde, (Mme de Sévigné, lettre DXXIII, tom. VI, in-12.) Oserais-je vous demander, madame la marquise, pourquoi ce grand secret ? se cache-t-on pour vendre ou pour prêter l’Imitation de Jésus-Christ, le Combat spirituel, ou l’Introduction à la Vie dévote ? — Tel était Port-Royal, toujours brouillé avec l’autorité, toujours aux aguets, toujours intriguant, colportant, manœuvrant dans l’ombre, et craignant les mouchards de la police, autant que les Révérends Pères inquisiteurs de Rome ; le mystère était son élément. Témoin ce beau livre mis au jour par une des plus grandes dames de l’ordre (Le chapelet secret du S. Sacrement, par la mère Agnès Arnaud, 1663, in-12.) Secret ! eh ! bon Dieu, ma mère ! qu’est-ce donc que vous voulez dire ? Est-ce le S. Sament qui est secret, ou l’Ave, Maria ?
  3. On y lit néanmoins une ligne latine : Mortuusque etiamnum latere qui vivus semper latere voluerat. Mais cette ligne est volée au célèbre médecin Guy-Patin, qui voulut être enterré en plein air ; ne mortuus cuiquam noceret, qui vivus omnibus profuerat. L’esprit, la grâce, l’opposition lumineuse des idées a disparu ; cependant le vol est manifeste. Voilà les écrivains de Port-Royal, depuis l’in-folio dogmatique jusqu’à l’épitaphe ; ils volent partout et s’approprient tout.
  4. Voltaire a dit : On disputait peu dans l’Église latine aux premiers siècles. (Siècle de Louis XIV, tom. III, chap. xxxvi.) Jamais elle n’a disputé, si elle ne s’y est vu forcée. Par tempérament elle hait les querelles.
  5. Je n’entends pas dire, comme on le sent assez, qu’aucun livre de Port-Royal n’ait fait aucun bien à la Religion ; ce n’est pas du tout cela dont il s’agit : je dis que l’existence entière de Port-Royal, considérée dans l’ensemble de son action et de ses résultats, n’a fait que du mal à la Religion, et c’est sur quoi il n’y a pas le moindre doute.
  6. La France sans doute a possédé de grands humanistes dans le XVIIIe siècle, et personne ne pense à s’inscrire contre la latinité des Rollin, des Hersan, des Le Beau, etc. ; mais ces hommes célèbres avaient été élevés dans le système ancien conservé par l’université. Aujourd’hui, celui de Port-Royal a produit tout son effet. Je pourrais citer de singuliers monuments, mais je ne veux pas avoir plus raison qu’il ne faut.