De l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain pontife/I/8

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H. Goemaere (Œuvres de Joseph de Maistre, IVp. 122-126).



CHAPITRE VIII.


PASSAGE DE LA HARPE ET DIGRESSION SUR LE MÉRITE COMPARÉ DES JÉSUITES.


La Harpe m’étonne fort lorsque, dans je ne sais quel endroit de son Lycée, il décide « que les solitaires de Port-Royal furent très-supérieurs aux jésuites dans la composition des livres élémentaires. » Je n’examine pas si les jésuites furent créés pour composer des grammaires dont la meilleure ne saurait avoir d’autre effet que d’apprendre à apprendre ; mais quand cette petite supériorité vaudrait la peine d’être disputée, La Harpe ne semble pas avoir connu la Grammaire latine d’Alvarez, le Dictionnaire de Pomey, celui de Joubert, celui de Lebrun, le Dictionnaire poétique de Vanière, la Prosodie de Riccioli (qui ne dédaigna pas de descendre jusque-là), les Fleurs de la latinité, l’Indicateur universel, le Panthéon mythologique de ce même Pomey, le Petit Dictionnaire de Sanadon, pour l’intelligence d’Horace ; le Catéchisme de Canisius, la Petite Odyssée de Giraudeau, nouvellement reproduite[1], et mille autres ouvrages de ce genre. Les jésuites s’étaient exercés sur toute sorte d’enseignements élémentaires, au point que dans les écoles maritimes d’Angleterre, on s’est servi jusque dans ces derniers temps d’un livre composé autrefois par l’un de ces Pères, qu’on n’appelait pas autrement que le Livre du jésuite[2].

C’est une justice encore de rappeler ces éditions des poètes latins donnés par les jésuites, avec une traduction en prose latine, élégante dans sa simplicité, et des notes qui lui servent de complément. C’est sans contredit l’idée la plus heureuse qui soit tombée dans la tête d’un homme de goût, pour avancer la connaissance des langues anciennes. Celui qui, pour comprendre un texte, se trouve réduit à recourir au dictionnaire ou à la traduction en langue vulgaire, est obligé de s’avouer à lui-même qu’il est à peu près étranger à la langue de ce texte, puisqu’il ne la comprend que dans la sienne ; et de cette réflexion habituelle, il résulte je ne sais quel découragement ; mais celui qui devine le grec et le latin à l’aide du grec et du latin même, loin d’être humilié, est au contraire continuellement animé par le double succès d’entendre l’interprétation et par elle le texte. Il faut avoir éprouvé cette espèce d’émulation de soi-même à soi-même pour la concevoir parfaitement. Je sais que l’idée de ces traducteurs n’est pas nouvelle, et que les anciens grammairiens l’avaient employée pour expliquer aux Grecs leurs propres auteurs, bien moins intelligibles alors pour la foule des lecteurs qu’on ne le croit communément[3]. Mais sans examiner si les éditeurs jésuites tenaient cette heureuse idée d’ailleurs, on ne saurait au moins leur refuser le mérite d’avoir reproduit une méthode très-philosophique, et d’en avoir tiré un parti excellent, surtout dans le Virgile du Père De la Rue, que Heyne lui-même (ut quem virum !) n’a pu faire oublier.

Et que ne doit-on pas encore à ces doctes religieux pour ces éditions corrigées qu’ils travaillèrent avec tant de soin et de goût ! Les siècles qui virent les classiques étaient si corrompus, que les premiers essais de Virgile même, le plus sage de ces auteurs, alarment le père de famille qui les offre à son fils. La chimie laborieuse et bienfaisante qui désinfecta ces boissons avant de les présenter aux lèvres de l’innocence, vaut un peu mieux sans doute qu’une méthode de Port-Royal.

La méthode latine de cette école ne vaut pas à beaucoup près celle d’Alvarez, et la méthode grecque n’est au fond que celle de Nicolas Clenard, débarrassée de son fatras, mais privée aussi de plusieurs morceaux très-utiles, tels par exemple que ses Méditations grecques, qui produisirent, suivant les apparences, dans le siècle dernier, les Méditations chinoises de Fourmont. Dans ce genre, comme dans tous les autres, les hommes de Port-Royal ne furent que des traducteurs qui ne parurent originaux que parce qu’ils traduisirent leurs vols.

Au reste, toutes les méthodes de Port-Royal sont faites contre la méthode. Les commençants ne les lisent pas encore, et les hommes avancés ne les lisent plus. La première chose qu’on oublie dans l’étude d’une langue, c’est la grammaire. J’en atteste tout homme instruit qui n’est pas un professeur ; et si l’on veut savoir ce que valent ces livres, il suffit de rappeler qu’un des grands hellénistes que possède aujourd’hui l’Allemagne vient de nous assurer qu’on n’a point encore jeté les fondements d’une véritable grammaire grecque[4].

Les jésuites, sans négliger les livres élémentaires qu’ils composèrent en très-grand nombre, firent mieux cependant que des grammaires et des dictionnaires ; ils composèrent eux-mêmes des livres classiques dignes d’occuper les grammairiens. Quels ouvrages de latinité moderne peut-on opposer à ceux de Vanière, de Rapin, de Commire, de Sanadon, de Desbillons, etc. Lucrèce, si l’on excepte les morceaux d’inspiration, ne tient pas, tant pour l’élégance que pour la difficulté vaincue, devant l’Arc-en-ciel de Nocetti et les Éclipses de Boscovich.

La main d’un jésuite destina jadis un distique au fronton du Louvre[5]. Un autre jésuite en écrivit un pour le buste de Louis XVI, élevé dans le Jardin du Roi, au milieu des plantes[6]. L’un et l’autre ornent la mémoire d’un grand nombre d’amateurs. Si, dans le cours entier de sa fatigante existence, Port-Royal entier a produit quatre lignes latines de cette force, je consens volontiers à ne jamais lire que des ouvrages de cette école.

La comparaison au reste ne doit pas sortir des livres élémentaires ; car si l’on vient à s’élever jusqu’aux ouvrages d’un ordre supérieur, elle devient ridicule. Toute l’érudition, toute la théologie, toute la morale, toute l’éloquence de Port-Royal, pâlissent devant le Pline de Hardouin, les Dogmes théologiques de Petau, et les sermons de Bourdaloue.

  1. Manuel de la Langue grecque. Paris, 1802, in-8o. — L’opuscule de Giraudeau à son tour avait reproduit l’idée de Lubin (clavis linguæ græcæ), où les racines sont pour ainsi dire enchâssées dans un discours suivi, fait pour se graver dans la mémoire. Le Jardin des Racines grecques est ce qu’on peut imaginer de moins philosophique. Villoison, dit-on, les savait par cœur. Tout est bon pour les hommes supérieurs. Les livres élémentaires faits pour eux ne valent rien. Si l’on veut au reste que les vers techniques de Port-Royal aient le mérite de ces cailloux que Démosthène mettait dans sa bouche en déclamant au bord de la mer, j’y consens de tout mon cœur ; il faut toujours être juste.
  2. Un amiral anglais m’assurait, il n’y a pas dix ans, qu’il avait reçu ses premières instructions dans le Livre du jésuite. Si les événements sont pris pour des résultats, il n’y a point de meilleur livre dans le monde. Dans le cas contraire, tous les livres étant égaux, ce n’est plus la peine de combattre pour la supériorité dans ce genre.
  3. On est assez porté à croire qu’il en était dans l’antiquité comme de nos jours, et que tout ce qui n’était pas tout à fait peuple ou pour mieux dire plebe lisait Homère et Sophocle, comme on lit aujourd’hui Corneille et Racine. Cependant rien n’est plus faux. Pindare déclare expressément qu’il ne veut être entendu que par des savants. ( Olym. II, str. vv. 149, 599. ) Une Jolie épigramme de l’anthologie, dont je n’ai pas retenu la place, fait parler Thucydide dans le même sens ; Ω φιλος, ει ςοφος ει, λαβε μ ες χερας etc. Il fallait donc traduire Thucydide en grec pour les Grecs, à peu près comme dans les temps modernes Pamelius a traduit Tertullien en latin, dans l’édition qu’il a donnée de cet énergique apologiste. Il y a plus : dans le dialogue de Cicéron, sur l’orateur Antoine, que Cicéron vient de louer pour sa grande habileté dans les lettres grecques, il déclare cependant qu’il n’entend que ceux qui ont écrit pour être entendus, et qu’il n’entend pas le mot des philosophes ni des poëtes, (De Orat. c. lix.) Ce qui est à peine explicable. Wetstein n’était donc pas trop paradoxal lorsqu’il avançait (Dissert. de acc. grec. pag. 59) « que les anciens auteurs grecs, et surtout Homère, n’étaient pas plus compris par les Grecs qui suivirent, qu’un Flamand n’entend l’allemand ou l’anglais. » et Burgess a pensé de même « que, dans les plus beaux temps de la langue grecque, celle d’Homère était morte pour les Grecs. » (Obsoleverat.) V. Ric. Dawes Miscell. edit. Burghesii, Oxon, 1785, in-8o, pag. 416 ; et Will. in proleg. VI not.
  4. Multopere falluntur, parumque quo in statu sit græcæ linguæ cognitio intelligunt, qui vel fundamenta esse jacta græcæ grammaticæ credunt. (Goth. Hermani de Ellipsi et Pleonasmo in græcâ linguâ. In Musæo Berol. vol. I. fasc. 1. 1808, in-8o pag. 234 et 235.) — Nous voilà certes fort avancés ! heureusement les choses iront comme elles sont allées, nous apprendrons toujours à apprendre dans les grammaires ; nous apprendrons toujours en conversant avec les auteurs classiques, et nous entendrons Homère et Platon, non pas mieux que nos devanciers, mais tout aussi bien que nos successeurs.
  5. Non orbis gentem, non urbem gens habet ulla,
    Urbsve domum, Dominum non domus ulla parem.

  6. Vitales inter succos, herbasque salubres
    Quam bene stat populi vita salusque sui !

    J’ignore si ces belles inscriptions subsistent ; j’ignore même si jamais elles ont été employées. Elles sont assez belles pour avoir été négligées.