De l’égalité des races humaines/Chapitre 11

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CHAPITRE XI.

Perfectibilité générale des races humaines.


Sanabiles fecit omnes nationes terræ.

(De Sapimtiâ, ch. I, v. 14).

I.

LE DARWINISME ET L’ÉGALITÉ DES RACES.


Cinquante ans après que Lamarck, dans sa Philosophie zoologique, eut formulé le premier doute sur la théorie de la fixité des espèces et proposé une conception nouvelle de l’ordre sériaire à établir dans leur classification, un des naturalistes les plus remarquables de ce siècle, Darwin, distingué tant par la hardiesse de ses idées, par l’élévation de son intelligence, que par son esprit d’observation, publia un livre sur l’Origine des espèces qui ouvrit une ère nouvelle dans toutes les études biologiques. Il ne fit que reprendre l’idée de Lamarck, quelque peu oubliée, malgré la gloire éclatante qu’elle a eue d’avoir à son service l’illustre Étienne Geoffroy-Saint-Hilaire. Mais soit que l’esprit européen n’ait pu parvenir à une parfaite compréhension des nouvelles théories que dans la deuxième moitié de ce siècle ; soit que l’exposition de Darwin, appuyée par une grande masse de faits et par une méthode plus scientifique, attirât mieux les intelligences, le transformisme ne fut considéré comme une doctrine sérieuse que depuis sa seconde apparition sur le terrain de la science. On en conteste encore la plupart des conclusions, mais on compte avec elles. C’est que le transformisme s’est aujourd’hui développé avec tout un corps de principes, où des savants tels que Hœckel, Huxley, Carl Vogt, Lanessan, Jacoby, Herbert Spencer, Mme Clémence Royer et foule d’autres dont les noms sont inscrits à l’avant·garde du mouvement intellectuel de notre époque, sont venus apporter à la théorie de Darwin et de Wallace un appoint considérable, s’élançant dans toutes les voies et adaptant leur méthode de démonstration à tous les genres de vérité. Une idée soutenue par tant et de si remarquables champions ne reste jamais dédaignée. Leur seul acquiescement, conditionnel ou absolu, équivaut à la meilleure présomption en faveur de sa justesse et de son efficacité scientifique.

Darwin, en expliquant les lois de transformation des êtres organisés, a eu particulièrement en vue d’étudier les questions relatives à l’origine des espèces, point capital, par lequel sa théorie a eu le plus de retentissement et qui lui a mérité aussi les plus énergiques protestations des naturalistes de l’école classique. Je n’ai pourtant pas l’intention de m’en occuper ici. J’ai déjà exprimé mon opinion sur l’origine des espèces. Je la rattache aux transformations successives que la terre a subies, depuis l’apparition de la vie dans l’évolution géologique jusqu’à la genèse de l’espèce humaine qui est le couronnement de la faune sublunaire. D’ailleurs, l’apparition successive des espèces avec les transformations de chaque habitat, — transformations qui se manifestent toujours d’une façon lente, suivant la théorie des causes actuelles, mais qui, à certains moments, sont subitement produites, — ne détruit absolument rien de ce qu’il y a d’essentiellement vrai dans la théorie darwinienne. Il est très possible qu’un phénomène cosmogonique, parmi les nombreux exemples qui ont du se répéter dans l’histoire des évolutions du globe, ait eu la vertu d’imposer de telles conditions d’existence à une espèce simienne, qu’elle fût obligée d’évoluer vers la forme humaine, afin de se mieux adapter aux nouveaux accidents du milieu. Cette première transformation étant subie, rien ne s’oppose à ce que l’être humain, d’abord partout semblable en ses rares spécimens et partout inférieur à tout ce que nous pouvons nous figurer d’après les hommes actuels, ait continué à évoluer insensiblement, sous l’empire de conditions plus ou moins favorables à son développement spécifique, réalisant alors la distinction des races, distinction de nature absolument secondaire.

C’est à ce dernier degré que je voudrais reprendre la question. Là, elle est vraiment intéressante, au point de vue de mon argumentation. Darwin, tout en formulant les lois scientifiques à l’aide desquelles on peut y faire la lumière, ne l’a point abordée d’une manière directe et positive. Son ouvrage sur la Descendance de l’homme prouve qu’il s’en est préoccupé ; mais il semble que son esprit fût plus attiré vers les développements généraux de sa doctrine que vers une étude spéciale et approfondie des principes de l’ethnologie. Aussi dans cet ouvrage où il étudie surtout la sélection sexuelle dans toute la série animale, le sous-titre l’a-t-il emporté sur le titre principal. Cependant, des sa première publication sur l’Origine des espèces, il voyait admirablement toute la lumière que sa doctrine pouvait apporter a l’étude philosophique du développement des races humaines. « Je vois dans l’avenir, disait-il, des champs ouverts devant des recherches bien plus importantes. La psychologie reposera sur une nouvelle base, déjà établie par M. Herbert Spencer, c’est-à-dire sur l’acquisition nécessairement graduelle de chaque faculté mentale. Une vive lumière éclairera alors l’origine de l’homme et son histoire[1]. »

M. Herbert Spencer, sans s’y être appesanti d’une façon particulière, croit ou paraît croire à l’inégalité des races humaines. Un des écrivains qui a le plus contribué à faire connaître l’œuvre de Darwin en France, Mme Clémence Royer y croit positivement. « Enfin, dit-elle, la théorie de M. Darwin, en nous donnant quelques notions un peu claires sur notre véritable origine, ne fait-elle pas, par cela même justice de tant de doctrines philosophiques, morales ou religieuses, de systèmes et d’utopies politiques dont la tendance, généreuse peut-être, mais assurément fausse, serait de réaliser une égalité impossible, nuisible et contre nature entre tous les hommes ? Rien n’est plus évident que les inégalités des diverses races humaines ; rien encore de mieux marqué que ces inégalités entre les divers individus de la même race. Les données de la théorie de sélection naturelle ne peuvent plus nous laisser douter que les races supérieures ne se soient produites successivement ; et que, par conséquent, en vertu de la loi du progrès, elles ne soient destinées à supplanter les races inférieures, en progressant encore, et non à se mélanger et à se confondre avec elles, au risque de s’absorber en elles par des croisements qui feraient baisser le niveau moyen de l’espèce. En un mot, les races humaines ne sont pas des espèces distinctes, mais ce sont des variétés bien tranchées et fort inégales ; et il faudrait réfléchir à deux fois avant de proclamer l’égalité politique et civile chez un peuple composé d’une minorité d’Indo-Européens et d’une majorité de Mongols ou de Nègres[2]. »

Mme Clémence Royer est une femme savante, mais une femme. Il y a des problèmes dont le caractère complexe ne saurait être bien étudié que par des hommes ; car eux seuls peuvent les envisager sous toutes les faces, tant par leur éducation particulière que par leur tempérament de mâles. Bien que mon honorable collègue de la Société d’Anthropologie ait solennellement déclaré qu’elle « croit au progrès », on sait positivement que la femme a une tendance naturelle à perpétuer les idées reçues et courantes. Or, malgré la haute valeur intellectuelle que je reconnais tout le premier au traducteur de Darwin, on ne peut empêcher qu’elle ne soit de son sexe. C’est un beau privilège, d’ailleurs, puisqu’elle peut impunément ignorer les nécessités impérieuses qui obligent les Européens à proclamer l’égalité politique et civile entre eux et les Mongols ou les Nègres. En effet, il lui est bien permis d’oublier que lorsque l’on n’accorde pas spontanément cette égalité politique et civile, qui est l’égalité juridique, il y a alors des Nègres qui savent la prendre de force.

Mme Clémence Royer prétend que le croisement des races dites supérieures et de celles considérées comme inférieures ferait baisser le niveau moyen de l’espèce, et elle admet pourtant la doctrine unitaire ! C’est une mathématicienne de première force ; elle peut sans doute expliquer comment la moyenne de deux quantités est susceptible de varier, quand toutes les valeurs perdues par le plus grand nombre passent au plus petit. On me répondra peut-être qu’il ne s’agit pas ici d’une relation mathématique établie entre les géniteurs ; mais d’un fait d’ordre physiologique ou d’ordre moral, qu’il faut contrôler par une tout autre méthode que celle des sciences exactes. Je demanderai alors par suite de quelle expérience ou de quelle démonstration on est parvenu à s’assurer de la réalité de ce fait, au point de le citer absolument comme une vérité universelle. Bien de plus confus que ces calculs arbitraires des aptitudes ethniques. À trop s’en occuper, on y perdrait son barème. Mais est-ce la théorie du transformisme qui autorise ces conclusions si affirmatives sur l’inégalité des rares humaines ?

Plusieurs savants ont avancé cette assertion. Je crois cependant, qu’en étudiant sérieusement la théorie darwinienne, on peut constater qu’au lieu de sanctionner la doctrine de l’inégalité elle prouve plutôt que les races humaines sont constitutionnellement douées d’aptitudes égales ; que des influences accessoires de milieu ou d’hérédité expliquent seules la différence de développement dont chaque groupe ethnique fait preuve dans la carrière relativement courte, déjà parcourue par l’espèce entière, dans son évolution historique. Cela pourrait être vrai à l’encontre même de l’opinion personnelle de l’éminent naturaliste anglais. En effet, le plus beau titre des vérités scientifiques, c’est qu’elles sont la manifestation de lois immuables et éternelles, ne se prêtant pas avec plus de complaisance aux savants qui les ont découvertes qu’au plus chétif des mortels. Newton a le premier énoncé la loi de l`attraction universelle ; mais il eut été dans l’incapacité absolue d’en tirer une conclusion contraire à la règle des choses, sans qu’on pût le contredire par la loi même qu’il avait formulée. Haüy fut le premier à observer le phénomène du clivage et à formuler la loi de symétrie par laquelle les formes cristallines secondaires se déduisent des formes principales. On peut le considérer comme le créateur de la cristallographie ; cependant il ne pourrait jamais, avec une structure cristalline donnée, obtenir un clivage autre que celui du système cristallin faisant l’objet de l’observation. Ainsi se présentent les choses dans le cas qui nous occupe. Je suis persuadé que toutes les fois qu’on voudra étudier consciencieusement les lois de la sélection, on verra qu’elles ne sont nullement favorables à la théorie qui admet une inégalité native et originelle entre les races humaines.

Dans la réunion de l’Association scientifique des savants allemands tenue à Magdebourg, le 23 septembre de l’année dernière, le docteur Kirchoff, de Halle, a fait une conférence remarquable sur le darwinisme et l’évolution des races. Toutes ces considérations confirment pleinement ma manière de voir. Voici comment en parle la « Revue scientifique » :

« D’après l’auteur, le développement physique des peuples dépend entièrement des conditions de milieu. Chez les habitants du nord, les poumons sont plus développés que chez les peuples des pays chauds. En revanche, chez ces derniers, les fonctions du foie sont beaucoup plus actives. L’adaptation au milieu n’est pas une question d’harmonie providentielle. C’est un fait de sélection naturelle ; l’évolution du nègre, ce type parfait de l’homme tropical est la pour le prouver. Les exigences de la vie entraînent chez un peuple des particularités organiques spéciales. Les peuples pasteurs, les tribus de chasseurs, ont l’odorat, la vue et l’ouïe extrêmement développés. Ils peuvent supporter la faim, la soif et autres privations a un degré qui nous semble étonnant. La sélection sexuelle joue son rôle dans le caractère du corps, dans l’habillement et jusque dans le caractère du peuple : l’homme sauvage est courageux et cruel ; au contraire, chez l’homme civilisé on trouve l’économie et les vertus domestiques. Mais, en dehors de ces considérations, le principe de la sélection domine encore dans les caractères moraux d’un peuple. À l’habitant des régions glacées du pôle, il faut un caractère flegmatique qui lui permette de supporter la triste vie d’un hiver perpétuel. Aussi l’Esquimau a-t-il un caractère enjoué et pacifique, qui lui permet de vivre en communauté, seul régime possible dans un pays ou le combustible est inconnu.

« L’excès de la population de la Chine a fait des habitants de ce pays les plus sobres et les plus industrieux des hommes. Ils émigrent à l’étranger et s’établissent chez des nations plus indolentes ou plus exigeantes[3]. »

Ces idées très peu développées ne sont pas absolument neuves ; mais elles sont méthodiquement tirées de la théorie de Darwin et suffisent pour établir la justesse de mon opinion. En effet, si la simple adaptation au milieu, qui est un fait de sélection naturelle, peut expliquer la production dans une race de certaines aptitudes organiques entraînées par les exigences de la vie, n’y a-t-il pas lieu d’affirmer qu’aucune race n’est supérieure à une autre race et que les circonstances ambiantes ont seules amené les différences qu’on remarque parmi les divers groupes humains ? Avant donc de proclamer l’inégalité des races, il faudrait préalablement étudier les milieux dans lesquels elles se sont respectivement développées, ainsi que les difficultés plus ou moins grandes qu’elles ont eu à surmonter pour s’y adapter et déployer ensuite toute leur énergie naturelle, en évoluant vers une conformation supérieure du corps et de l’esprit. Mais jusqu’ici, peu d’études positives ont été faites en ce genre.

Plusieurs savants ont néanmoins senti l’importance d’un tel facteur dans la question. Carus, par exemple, affirme l’inégalité d’aptitudes des diverses races humaines au développement supérieur de l’esprit, mais il attribue à l’influence des milieux un rôle considérable dans la production des résultats, tels qu’il a cru devoir les interpréter. Il admet que des influences favorables, tels qu’un climat tempéré, la proximité d’un grand fleuve ou de la mer, les vallées propres à la culture et les grandes routes entraînent infailliblement la civilisation chez tous les peuples qui sont à même d’en profiter[4]. Cette idée est d’ailleurs beaucoup plus Vieille qu’on ne pense. « La doctrine de linfluence générale exercée par le sol et le climat sur les dispositions intellectuelles et sur la moralité des races humaines, dit Humboldt, est propre à l’école alexandrine d’Ammonius Saccas et fut surtout représentée par Longin[5]. » On n’a pas oublié les paroles de M. Georges Ville. Le savant professeur a démontré d’une manière positive que l’on peut changer non-seulement le physique des races, mais encore leurs aptitudes morales et intellectuelles, en rendant le milieu qu’elles habitent plus propice et favorable à leur développement. Un savant anglais qui occupe une place éminente parmi les psychologues contemporains, Galton, a fait les observations suivantes Sur la démographie sociologique de l’Afrique.

« La différence qui sépare, dit-il, sous le rapport du moral et du physique, les tribus de l’Afrique australe, est en rapport intime avec l’aspect, le sol et la végétation des divers pays qu’elles habitent. Les plateaux arides de l’intérieur, couverts uniquement d’épaisses broussailles et d’arbustes, sont occupés par les Boschimans à la taille de nains et au corps nerveux ; dans les contrées ouvertes, montagneuses, présentant des ondulations, résident les Damaras, peuple de pâtres indépendants, où chaque famille exerce l’indépendance dans son petit cercle ; les riches pays de la couronne, dans le nord, sont habités par la tribu des Ovampo, la plus civilisée de toutes et de beaucoup la plus avancée[6]. »

Ces faits rigoureusement constatés nous amènent à reconnaître que toutes les races d’hommes, en fuyant les causes de dégénération qui les condamnent à abâtardissement ou les empêchent de se développer progressivement, peuvent et doivent arriver aux mêmes résultats que celles qui ont pu évoluer, se perfectionner au point de tenir une place supérieure dans le cercle des nations. On peut se soustraire de différentes manières aux influences défavorables du milieu : soit en abandonnant une terre reconnue ingrate et où l’inclémence de la nature rend l’existence tellement précaire que toutes les facultés de l’homme s’épuisent dans les difficultés de l’adaptation ; soit en transformant par l’industrie humaine les conditions naturelles que l’on rend plus supportables, et qu’on tourne même en accidents avantageux pour le développement moral et matériel de la communauté. La première forme d’action est la plus commune pour toutes les nations qui n’ont pas encore franchi les premières étapes de la civilisation : c’est ainsi que s’expliquent toutes les grandes migrations de peuples dont l’histoire est, pour ainsi dire, parsemée. La seconde ne se manifeste que parmi les peuples ; déjà avancés en civilisation et complètement constitués : les immenses travaux de canalisation, d’assainissement, de reboisement ou d’amendement des terrains en sont les meilleurs exemples.

Il est impossible de rencontrer un peuple, quelle que soit la race à laquelle il appartienne, développé des aptitudes supérieures de civilisation en des conditions nuisibles et défavorables à toute culture humaine. D’autre part, il semble nettement établi par l’histoire sociologique, que toutes les fois qu’un peuple a pu jouir de certains avantages naturels, provenant du milieu ambiant, il a toujours évolué spontanément vers un état de choses de plus en plus élevé. Là, les acquisitions matérielles concourent merveilleusement à son développement intellectuel et moral. Il s’approprie de nouvelles forces chaque jour grandissantes et en faveur desquelles l’homme modifie non-seulement le monde extérieur, mais encore son propre être, par les réactions admirables du moral sur le physique et du physique sur le moral.

On peut bien objecter ici que bien des nations se sont trouvées dans les meilleures conditions d’évolution et sont restées dans un état patent d’infériorité, tandis que d’autres, moins bien favorisées par les circonstances, ont pu marcher de conquête en conquête, jusqu’à atteindre les plus hauts sommets de la civilisation. Ce sera le lieu de répondre que dans tout système il se présente toujours des faits en contradiction avec la loi générale qui régit la marche des choses, sans que ces exceptions nuisent jamais à l’excellence de la règle. Il faudrait de plus vérifier exactement si les conditions que l’on considère souvent comme nuisibles, ne constitueraient pas, à certain moment, un avantage capital dans la lutte pour l’existence. Car on doit se rappeler que dans ce rude combat, les qualités négatives peuvent, suivant un ensemble de circonstances, concourir plus efficacement que les qualités positives au bien de la communauté.

N’est-ce pas ainsi que la hardiesse, l’esprit d’initiative, le désir du changement, qui sont dans toute agglomération sociale les plus sûrs stimulants du progrès, deviennent parfois moins utiles à un peuple que la prudence, l’esprit de conservation et l’amour du repos ? La nation que les circonstances extérieures obligeraient d’adopter un tempérament quelque peu inerte, juste au moment psychologique ou l’activité serait pour elle un danger, n’en tirerait-elle pas le plus grand bien ? En ce dernier cas, le hasard qui entre toujours pour une grande part dans le déroulement de toutes les choses humaines, expliquerait, à lui seul, les faits qui paraissent contradictoires ou plutôt nous dispenserait de toute explication.

Nous devons donc conclure, en admettant comme fondées les théories du transformisme qui dominent si généralement les spéculations scientifiques de notre époque, que toutes les races humaines non paralysées par la nocuité des influences extérieures sont essentiellement aptes à commencer l’évolution vers leur propre perfectionnement. Elles peuvent y persévérer et atteindre le plus beau résultat, à moins que des causes morales déprimantes et indépendantes de leur constitution ethnique ne viennent y opérer une réversion inopportune et enrayer périodiquement leur marche en avant. Mais la force virtuelle du progrès, beaucoup plus résistante qu’on ne croit, les ramène toujours dans la bonne voie, comme l’influx physiologique, vis medicatrix naturæ, tend à ramener la santé, partout où l’organisme n’est pas complètement empoisonné. C’est le premier pas qui coûte. Et que faut-il pour que cette transformation progressive se manifeste ? Il suffit d’un ébranlement quelconque, accomplissant une différenciation avantageuse en quelques individus et même dans un seul. « La cause d’évolution que nous avons dit devoir être illimitée est celle-ci, dit M. Delbœuf, qu’entre tous les enfants d’une même famille, il y ait des différences intellectuelles et que l’un l’emporte nécessairement sur ses parents. Voilà le premier ferment. L’impulsion est donnée[7]. »

II.

THÉORIE DE L’ÉVOLUTION HUMAINE.


Mais les anthropologistes protestent. Pour tous ceux qui entendent la science dans le sens étroit qu’on lui donne et comme on la définit, si les races humaines pouvaient, au point de vue esthétique, évoluer d’une forme inférieure à une forme supérieure ; si elles pouvaient passer d’un état d’ignorance profonde à un degré d’instruction qui ne reconnaît pas de bornes, l’anthropologie n’aurait plus rien à faire. En effet, les cent-cinquante mesures que Broca avait imaginées et qu’il réussissait à prendre sur le crâne et l’encéphale, deviendraient inutiles et sans aucune portée taxiologique, en présence d’une transformation progressive de toutes les races humaines, évoluant corrélativement à la civilisation. Les angles faciaux et tout ce qui s’y rapporte, rentreraient dans la destination modeste qui leur fut primitivement attribuée par Camper. Aussi, toutes les fois qu’on parle aux anthropologistes du transformisme et de l’application qu’on pourrait faire de ses théories dans les études anthropologiques, n’acceptent-ils ces idées que sous bénéfice d’inventaire !

Ils ne nient rien et n’approuvent rien. La théorie anthropogénique d’Hœckel n’est pas ce qui les effraie le plus. L’homme pourrait bien venir d’une famille de singes, pourvu que le Satyrus quelconque dont la déviation sélective a commencé l’évolution vers le type humain, eût donné naissance à des progénitures dissemblables, dont les unes feraient souche à la race blanche, les autres à la race mongolique etc. Cependant qu’on veuille pousser le raisonnement jusqu’au bout ; qu’on veuille leur expliquer que, toutes choses égales, on doit supposer à chaque groupe particulier une puissance évolutive de même qualité que les autres groupes environnants, à moins que, sous le coup d’une fatalité incompréhensible, les unes n’aient eu une tendance innée à rétrograder ou stationner et les autres une propension naturelle à progresser ! Ils refusent alors d’entendre raison. Pour toute réponse, ils se contenteront de présenter des crânes soigneusement numérotés, tantôt montés sur le reste du squelette humain, tantôt alignés sur une table poussiéreuse, triste nécropole où notre vanité grimace en chœur. Voici lÉthiopien au masque hideux : mâchoire prognathe, front déprimé, arcade dentaire oblique, indice nasal platyrrhinien, indice céphalique tombant jusqu’à 69 degrés ! Voilà le Caucasien au front proéminent, à la face orthognate, profil superbe, indice nasal leptorrhinien, indice céphalique mesurant 80 degrés, type représentant seul[8] la beauté humaine, par l’harmonie des lignes et l’élégance des formes ! La race jaune mongolique sera comme elle pourra, à travers Chinois et Tongouses, et les autres à l’avenant.

Cette manière d’argumenter semble être d’une dialectique irrésistible aux yeux de ces dignes savants. Mais les formes crâniennes si délicatement mesurées et dans lesquelles on croit voir les signes indélébiles de la race, ne subissent-elles pas aussi l’influence de l’évolution ? Ne varient-elles pas constamment dans la même race, d’une époque à l’autre, selon la marche ascendante ou rétrograde de la civilisation ? C’est ce que nous pouvons facilement étudier. Chose curieuse, les anthropologistes qui sont obligés de compter avec la physiologie et les progrès qu’elle réalise, connaissent tous le phénomène de la variation des types ethniques, mais leur esprit est comme muré dans un système. Il leur faut diviser les races en brachycéphales, en dolichocéphales ou en d’autres catégories que nous avons déjà vues, sans pouvoir jamais comprendre une vérité que tout le monde constate autour d’eux. Cette vérité, c’est que les races humaines, sorties toutes d’un état intérieur, évoluent ou doivent évoluer toutes vers les formes supérieures, dans le perpétuel devenir qui est la condition normale de toute nature organisée et surtout des organisations supérieures.

Cette obstination à ne point reconnaître un fait qui se déduit logiquement de tous les principes scientifiques servant de gouverne aux investigations modernes, ne peut provenir que d’un tempérament empirique, regardant les choses par leurs petits côtés et s’y cramponnant, sans même s’occuper des lois générales qui les régissent. La science vraiment expérimentale, procède-t-elle ainsi ? Si les physiologistes, les chimistes et les physiciens ne parviennent jamais à dévoiler le pourquoi des choses que tout vrai savant, d’après Newton, doit écarter de ses recherches, ne tâchent-ils pas chaque jour d’en mieux découvrir le déterminisme et de resserrer de plus en plus les liens de concordance qui font de toutes les notions scientifiques un ensemble de vérités harmoniques ? Sans demander à l’anthropologie cette rigueur de méthode, que l’on ne saurait exiger que dans les sciences opérant in anima vili, on a droit d’y rechercher cette hauteur de vue, cette analyse délicate et patiente des phénomènes qui aide à les interpréter et les ramener à des principes généraux, par une coordination synthétique de tous les éléments qui ont concouru à leur formation. Mais pour atteindre un tel but il faudrait que la science anthropologique s’émancipât de l’esprit fermé et du sentier étroit où l’ont dirigée les premier maîtres et Où elle se voit obligée de tourner sur elle-même, piétinant sur place, répétant les mêmes essais anthropométriques, qu’on ne saurait décorer du nom d’observation, accumulant toujours les résultats, sans pouvoir en tirer aucune déduction solide. Malheureusement les théories et les méthodes dont elle s’inspire actuellement, loin de conduire à des résultats scientifiques dignes d’être notés, semblent plutôt s’écarter systématiquement de la vraie interprétation des faits. C’est à ce point que cette science dont le titre seul promettait tant d’éclat commence déjà à perdre tout intérêt sérieux. Je crois qu’il est grand temps de réagir contre cette force d’inertie, en se degageant de toutes les entraves auxquelles un respect exagéré de la tradition a, pour ainsi dire, rivé l’esprit des anthropologistes. Voyons donc comment l’évolution physiologique amène lentement l’amélioration et l’embellissement des formes dans toutes les races de l’espèce humaine, dont la perfectibilité incalculable est peut-être le meilleur signe de distinction que l’on doive reconnaître entre l’homme et les autres animaux de la création.

Qu’on prenne un peuple quelconque, dans les premières époques de son existence, on rencontre toujours en lui la grande majorité des individus avec des traits repoussants, une physionomie barbare, fidèle reflet de l’intelligence inculte, de la pensée nourrie de toutes les fausses conceptions. Les uns peuvent bien soutenir que l’homme est foncièrement bon ; les autres pourront soutenir avec plus de véhémence que c’est plutôt un être pervers, que la civilisation seule l’améliore et le perfectionne : le fait indéniable, c’est qu’on n’a jamais découvert une peuplade à l’état sauvage où toutes les vertus qui sont admirées dans nos sociétés policées soient connues et cultivées. Ces vertus, fruits de la maturité, résultat d’une longue existence sociale, ne se manifestent que lorsque le développement intellectuel permet à chacun de se dédoubler, en quelque sorte, en étendant progressivement la puissance d’expansion que prennent les sentiments avec une grande habitude d’abstraire. Or, tout le temps que les conquêtes matérielles n’ont pas encore pris une importance décisive, ce qui préoccupe l’homme par dessus tout, c’est la lutte brutale pour la vie, lutte intense, horrible, insatiable, où tous les éléments de la nature inanimée ou vivante s’entrechoquent dans une étreinte insensée.

La roche brute lutte contre les intempéries de l’air qui la désagrègent et l’émiettent ; le lichen lutte contre la roche qui lui refuse son suc déjà si pauvre ; l’arbre lutte contre le parasite qui l’étouffe, la plante lutte contre l’arbre qui lui vole sa part de lumière et contre l’insecte qui la dévore ; l’insecte lutte contre les oiseaux, les reptiles ou d’autres insectes qui lui font la chasse ; ceux-là continuent à lutter contre les carnassiers ou contre d’autres éléments du règne végétal ou animal. Continuellement, du faible au fort, du fort au faible, c’est un carnage insensé dans toute l’échelle biologique. M. Coutance[9] a décrit avec une ampleur et un talent saisissant ces rudes combats où tout dans la nature ne semble vivre qu’en répandant la mort et la ruine autour de soi.

Toute cette guerre d’extermination vient aboutir a l’homme contre lequel les organisations inférieures se coalisent, encore qu’elles continuent à se combattre. C’est un tableau terrifiant que celui de l’homme sauvage, désarmé et nu, en face de toutes ces attaques. Son existence est incertaine ; chaque pas qu’il fait peut en être le dernier. Surpris à tout moment par les embûches que lui tend la nature, sa vie est une malédiction : la ronce lui perce le pied, les lianes le renversent, un insecte lui suce le sang, un autre le pique de son aiguillon ; des animaux voraces l’attaquent et le poursuivent, effaré. N’est-ce pas un être condamné à disparaître de la terre avant qu’il ait pu s’apercevoir de la beauté de la nature et en jouir par la contemplation ? Il a résisté pourtant. Mais c’était à la condition de devenir féroce, de développer en son esprit tous les mauvais instincts, tels que la ruse, la méfiance, l’égoïsme. Ce qui devra devenir en cet être, le premier de tous en dignité, la source des plus pures affections, le stimulant de tous les sentiments chevaleresques, n’est en ce moment là que la source des passions les plus brutales, des appétits les plus grossiers.

Quod cuique obtulerat præde fortuna, ferebat,
Sponte sua, Sibi quisque valere et vivere doctus.
Et Venus in sibis jungebat corpora amantum:
Conciliabat enim vel mutua quamque cupido,
Vel violenta viri vis atque impensa libido,
Vel pretium, glandes, atque arbuta, vel pira lecta[10].

Les vers de Lucrèce sont une peinture fidèle, mais encore idéalisée de la vie que l’homme des temps préhistoriques était condamné à mener ici-bas. Plié sous le poids de la fatalité qui semblait conjurer tous les éléments pour faire de lui un être purement sensitif et rivé pour jamais à une existence végétative, il a trouvé dans la puissance mystérieuse qui est en lui, la force nécessaire pour se débarrasser de toutes ces chaînes et marcher, de triomphe en triomphe, à la conquête du monde. C’est un résultat si beau, si extraordinaire que, jouissant paisiblement de tous les raffinements de la civilisation, sentant s’épanouir en lui tous les sentiments de délicatesse, vraies fleurs du cœur, toutes les notions scientifiques, vraies fleurs de l’esprit, le successeur de l’homme antédiluvien, aujourd’hui transfiguré, ne peut croire à la réalité d’une telle métamorphose. Plus il se compare à ce type inférieur, ignorant et laid, féroce et vicieux, moins il veut croire à la possibilité de son étrange filiation ; moins il comprend « comment en or si pur un vil plomb s’est changé ! »

C’est pourtant par le jeu naturel des choses, par une progression lente et se développant insensiblement à travers de longs siècles, que cette admirable transformation s’est produite. Mouvement et repos, action et réaction, tout a servi de force promotrice à l’organisme humain qui a commencé à se perfectionner des le principe, qui marche encore et toujours vers un perfectionnement plus accentué.

L’intelligence et la beauté sont les deux qualités dont les hommes s’enorgueillissent le plus. En fait, la seconde de ces qualités, comme nous l’avons déjà remarqué, ne constitue aucunement un caractère de préexcellence ; mais elle acquiert un mérite réel dans le besoin inné de coquetterie qui fait le fond de la nature humaine et répond si bien à la soif d’idéal dont elle est dévorée. Aussi ne conteste-t-on pas beaucoup la possibilité qu’ont les races d’embellir avec des circonstances favorables à leur épanouissement. Ce qu’on refuse d’admettre, c’est qu’elles deviennent plus intelligentes, plus aptes qu’elles n’étaient à leurs premières phases évolutives. Mais il faut avouer qu’il n’y a rien de scientifique dans une telle négation.

La faculté intellective n’a jamais été refusée à aucune race humaine ; cela serait incompréhensible et souverainement illogique, puisque l’on reconnaît que tous les animaux en sont généralement doués, quoique à différents degrés. Les partisans de l’inégalité n’affirment donc, pour maintenir la distinction qu’ils ont établie et par laquelle ils divisent les races humaines en supérieures et inférieures, qu’une simple différence de degrés dans la somme d’intelligence où chaque race humaine est susceptible de parvenir. Mais j’ai déjà posé l’objection : comment mesurer les degrés de l’intellection, en l’absence d’une science noologique qui en trace les différents modes de manifestation ? C’est une difficulté de premier ordre, un obstacle infranchissable qui s’élève contre toute hiérarchisation intellectuelle entre les races humaines. Cependant nous ne pouvons pas nous contenter du silence de la science. Puisque, à tort ou à raison, on tend à considérer la matière cérébrale comme le substractum de l’intellect ; puisque l’on croit pouvoir, en étudiant la dimension et le poids du cerveau, supputer le degré et l’énergie de l’intelligence, je vais avoir recours à la théorie transformiste qui servira, encore une fois, à nous éclairer sur les différences que l’on rencontre d’un cerveau à un autre, dans les diverses races humaines ou dans les individus d’une même race. D’ailleurs, le principe biologique qui explique le mode de transformation du cerveau, ainsi que les conformations variées que l’on constate dans les crânes humains, tout en concordant merveilleusement avec les données générales du transformisme, existe indépendamment de la doctrine de Darwin et la confirme d’autant mieux.

La fonction fait l’organe. C’est une loi physiologique qui n’a jamais été contredite : par elle, toutes les évolutions successives qui se réalisent dans l’économie organique d’un même individu, prennent un caractère rationnel qu’on ne concevrait jamais autrement. Tous les organes se transforment et augmentent de volume, en raison directe de l’exercice qu’on leur impose. Cette vérité découle de la grande loi de nutrition des tissus vivants, lesquels ne s’assimilent les matériaux dont ils ont besoin pour se fortifier qu’autant que le sang, riche en substances plastiques, vienne les baigner de son liquide réparateur et leur cède ces substances qu’il charrie constamment dans sa course circulatoire. L’afflux sanguin accomplit une double action sur les organes : par l’une, il leur fournit les matières assimilables ; par l’autre, il excite et active l’énergie vitale de leurs tissus. Or, l’exercice, occasionnant une dépense de forces que l’organisme à l’état de santé tend toujours à réparer, établit un courant complexe d’assimilation et de désassimilation où la fréquence de l’excitation locale influe mécaniquement sur le champ d’opération et finit par en élargir les limites. C’est ainsi que la main qui agit toujours acquiert non-seulement de la souplesse et de l’habileté, mais encore un plus fort volume. Personne n’ignore la différence qui existe, à cet égard, entre la main gauche et la main droite chez tous les droitiers, qui forment la majorité des hommes.

Il en est ainsi pour tous les autres membres. La jambe du marcheur devient de plus en plus ferme et résistante ; le tissu musculaire gagne en élasticité et en consistance ; ses fibres, riches de sang nourricier, se développent harmonieusement et tout le membre s’améliore. Tel est aussi le cas du bras pour celui qui s’exerce au pugilat. Nonobstant les membres, les organes de la vie végétative ou de la vie de relation subissent la même loi. L’estomac du gourmand augmente continuellement de capacité. Le Chasseur qui s’exerce continuellement à discerner le cri du gros gibier ou le chant des divers oiseaux, ainsi que le bruit léger qui se produit à de longues distances, finit par acquérir une telle finesse de l’ouïe, qu’au milieu d’une foule de gens, lui seul distinguera mille sons qui n’éveillent chez les autres aucune sensation auditive. Chez lui, le nerf auditif, recevant du sensorium commune une tension continuelle sous l’influence d’une attention soutenue, excite constamment les organes de l’oreille interne. Tout l’appareil otique reçoit par conséquent une circulation supérieure ; les effets de la nutrition ainsi accélérée y amènent une plasticité plus grande, et ce que l’organe ne peut gagner en volume, à cause de ses limites anatomiques, il le gagne en sensibilité. Le pavillon extérieur de l’oreille, non emprisonné dans les espaces restreints qu’ouvre le rocher, augmente parfois de grandeur et prend une disposition qui perfectionne assurément ses qualités acoustiques, en s’érigeant de manière à chasser dans le labyrinthe toutes les ondes sonores qui viennent s’y réfléchir.

On pourrait faire le même raisonnement sur l’acuité visuelle que présente l’œil du vigiste consommé, sur la délicatesse palatine du gourmet ou les aptitudes vocales que développe l’exercice du chant ; mais ce sont des vérités si généralement connues dans la physiologie, qu’il est parfaitement inutile de les rappeler ici.

Un fait général et incontestable se dégage de toutes ces constatations. C’est qu’un membre, un organe quelconque contient toujours en lui-même les éléments nécessaires à sa transformation ; cachés dans sa contexture intime, ils n’attendent que l’action du stimulus sanguin pour se manifester. Le sang lui-même n’agit qu’en vertu de l’impulsion que lui communique la force excito-motrice des nerfs encéphaliques dont l’excitation, une fois produite, continue à se développer dans tout le système vasomoteur. Le courant circulatoire est ainsi porté vers chaque organe mis en mouvement, par le phénomène bien connu de l’innervation. Ne semble-t-il pas en résulter que la volonté seule de l’individu suffit pour changer son état organique dans une proportion notable ? Quand bien même la volonté personnelle n’interviendrait pas toute seule, un concours de circonstances, amenant la répétition fréquente des mêmes exercices, ne pourrait-il pas réaliser le même résultat ? Ce qui est toujours vrai pour tous les membres du corps, pour tous les organes, en général, comporterait-il une exception à l’égard du cerveau ? L’organe encéphalique dérogerait-il à toutes les lois physiologiques que nous sommes habitués à considérer comme les régulatrices des forces intrinsèques de la vie ? Cela est positivement insoutenable, à moins qu’on ne cesse de voir dans le cerveau un organe soumis aux mêmes conditions que les autres organes dont il ne se distingue que par la spécialité de ses fonctions.

Un tel écart, contraire à tous les principes de corrélation que la science établit chaque jour d’une façon de plus en plus caractéristique, devrait s’appuyer d’une justification que nous ne trouvons nulle part. Pour l’accepter, il faudrait renverser toutes les acquisitions de la science expérimentale et revenir aux anciennes conceptions métaphysiques. Mais dans ce dernier cas, les anthropologistes se placeraient dans la plus flagrante contradiction, en ruinant leur propre doctrine. Car comment pourraient-ils jamais concilier le haut intérêt qu’ils mettent à rechercher le poids et le volume du cerveau avec une théorie qui serait la plus éclatante condamnation de ces mêmes recherches, devenues inutiles et même ridicules ?

Par bonheur, il n’est plus permis de douter que le cerveau ne soit un organe comme un autre. De même qu’un autre, il subit les effets de la loi physiologique qui veut que chaque partie du corps se développe et se transforme, selon l’usage qu’on en fait. Les plus grands maîtres de la science se sont prononcés. Ils ont généralement déclaré la parfaite similarité de conditions qui existe entre le cerveau et les autres organes, relativement à l’influence qu’y exerce la fonction. « Dans son développement anatomique, le cerveau suit la loi commune, dit Claude Bernard, c’est-à-dire qu’il devient plus volumineux quand les fonctions auxquelles il préside augmentent de puissance[11]. » Depuis longtemps, Leuret et Gratiolet[12] avaient fait la même remarque ; et tous les physiologistes ou les anatomistes qui ont abordé ce sujet, de 1840 a nos jours, ont été unanimes à reconnaître l’exactitude de cette observation.

Un physiologiste d’outre-Rhin dont les travaux sont légitimement considérés comme réunissant la plus grande valeur, tant par son esprit indépendant et éclairé que par le nombre de ses recherches sur toutes les questions dont il s’occupe, Hermann Wagner, après avoir étudié spécialement et consciencieusement le sujet qui nous intéresse actuellement, a aussi conclu « que l’étendue du cerveau augmente avec le développement de l’intelligence[13]. » Telle est encore l’opinion du professeur Vulpian[14]. Non-seulement le cerveau croît avec l’intelligence, mais cette croissance, selon la remarque de l’éminent physiologiste, se vérifie particulièrement dans la partie antérieure où se trouvent les lobes cérébraux qui sont nos véritables centres de cérébration ou d’idéation. Enfin, suivant Abendroth, « l’abbé Frère, de Paris, a prouvé après un grand nombre d’expériences et de recherches, que les progrès de la civilisation ont eu pour résultat d’élever la partie antérieure du crâne et d’en aplatir la partie occipitale[15]. »

Dans la grande discussion entre les monogénistes et les polygénistes dont j’ai longtemps entretenu le lecteur, on a entamé cette question si intéressante de la relation qui existe entre l’état psychologique et la conformation du cerveau. Les monogénistes qui n’eurent jamais une conviction scientifique bien profonde, mais qui se préoccupaient plutôt de l’orthodoxie religieuse et philosophique dont il fallait défendre à tout prix l’honneur et l’intégrité, se montrèrent mous et timides. Ils craignaient, en s’appesantissant trop sur la vérité scientifique, d’aboutir à des principes matérialistes ; ils craignaient surtout de ravir à Dieu la gloire d’avoir tout prévu et tout réglé d’une façon indéfectible, en moulant les créatures humaines d’après des types circonscrits en chaque groupe, et en les marquant d’une empreinte éternelle. Ils avaient pourtant risqué l’argument de la transformation des types sous l’influence de la civilisation. Le savant Broca, en lutteur intrépide, entreprit de les réfuter sur ce point comme il avait essayé de le faire sur tant d’autres. Ce fut, pour lui, très malaisé. Embarrassé dans sa conscience de physiologiste éclairé, mais voulant porter ses adversaires au silence, le grand athlète de l’école polygéniste eut recours à une argumentation spécieuse et sophistique. « S’il était vrai, dit-il, que l’état du cerveau fût déterminé chez les hommes par leur état social, par l’usage qu’ils font de leurs facultés, par la direction qu’ils donnent à la vie cérébrale, il faudrait en conclure que l’habitude de faire fonctionner ou de laisser en repos tel ou tel organe encéphalique a pour conséquence de faire hypertrophier ou atrophier cet organe comme s’atrophie un muscle longtemps immobilisé, comme s’hypertrophie une glande qui fonctionne outre mesure ; et il en résulterait que le cerveau est à l’âme ce que le muscle est à la contractilité, ce que le rein est à la sécrétion urinaire. Conséquence inévitable, d’une doctrine qui a pu se croire orthodoxe ! Il n’y a pas de milieu. Il faut se séparer de cette doctrine ou prendre place parmi les matérialistes les plus radicaux[16]. »

Il faut rendre hommage à l’habileté du célèbre anthropologiste, qui eut l’art de mettre en déroute tous ses contradicteurs, rien qu’en les menaçant de les considérer comme des matérialistes ; on conviendra néanmoins que le procédé n’est pas du meilleur aloi dans une discussion scientifique. Mais disons bien vite que Broca ne resta pas toujours sourd à la vérité. Il abandonna bientôt cette inflexibilité doctrinale, cette pertinacité bien belle dans le caractère de l’homme privé ou public, dont elle prouve la fermeté d’esprit et la haute moralité, mais qui est une pierre d’achoppement pour le savant. Celui-ci, en effet, ne doit point montrer une opiniâtreté si grande à soutenir une doctrine, qu’il en vienne à détourner systématiquement ses yeux de tout ce qu’il y a de plus clair et de plus évident dans la science qu’il étudie. Aussi quinze ans plus tard, verrons-nous l’illustre physiologiste, avec l’esprit naturellement plus éclairé, dégagé surtout de tout parti pris, discuter avec une largeur de conception remarquable la théorie de la sélection naturelle. Sa conclusion mérite d’être citée. Elle est bien éloignée de l’opinion exprimée plus haut, mais ce changement opéré dans les idées de Broca, à travers l’espace d’une quinzaine d’années, est lui-même un argument précieux en faveur de l’évolution intellectuelle qui se manifeste dans toute organisation cérébrale, sans exception de races ni de conditions, puisque blancs ou noirs, illettrés ou savants, tous les hommes en donnent chaque jour l’exemple.

« La civilisation, dit-il, admet donc « au banquet de la vie[17] » une nombreuse catégorie d’individus que la nature brutale en aurait exclus. Dans ces conditions, on conçoit que la valeur moyenne de la race puisse être relevée de deux manières : ou bien par l’élimination des faibles, ou bien par leur perfectionnement. La nature suivrait le premier procédé, la civilisation suit le second. La baisse de la moyenne, cette décadence apparente qui n’est qu’un effet de la statistique, n’est que temporaire ; elle fait place à un mouvement ascensionnel ; la société continue son évolution progressive, et la civilisation, après avoir accordé aux faibles le bienfait de la vie, leur accorde un autre bienfait plus grand encore : elle les perfectionne à leur tour. C’est ainsi que la capacité moyenne du crâne des Parisiens s’est accru de 35 centimètres cubes depuis le douzième siècle ; et, Chose remarquable, l’étude des mesures partielles prouve que cet accroissement a porté exclusivement sur la région frontale…

« Ces changements sont l’effet de l’éducation. Reprenant sur des bases plus étendues et plus naturelles les études déjà commencées par Parchappe, j’ai prouvé que les hommes de la classe éclairée ont la tête plus volumineuse que les illettrés et que cette différence est due au plus grand développement, absolu et relatif, de la région crânienne antérieure des premiers[18]. »

Après Broca que tous les anthropologistes ont toujours regardé comme le maître de la science et qui est mort entouré de l’estime et de l’admiration générale, on peut encore citer M. Topinard dont l’opinion est d’une si haute valeur dans toutes les questions d’anthropologie pratique. « Les circonvolutions et le cerveau entier, dit-il, se perfectionnent, s’accroissent et se compliquent en proportion de l’activité que déploie l’organe. » Il répète plus loin : « Le cerveau s’accroît, toutes choses égales, en proportion de l’activité vasculaire dont il est le siège… Mais de tous les genres d’activité, celui qui est le plus conforme à la destination de l’organe a le plus d’efficacité. Telle est l’activité physiologique dont la résultante est l’intelligence. Les pesées faites par Lelut, Parchappe, Wagner, le démontrent[19]. »

En réfléchissant sur la portée philosophique et biologique d’un phénomène aussi bien reconnu, je comprends difficilement, je l’avoue, la persistance que mettent les anthropologistes à fixer pour chaque race une mesure et une conformation particulière de l’encéphale. Cet organe est celui qui varie le plus entre les hommes de toutes les races, parce que c’est par lui surtout que l’espèce humaine se distingue des autres êtres, parce que c’est celui qui agit le plus dans le développement de notre personnalité ; mais ces variations sont plutôt individuelles que sériales. Ce qu’on peut distinguer dans les diverses races humaines, c’est une simple différence dans la proportion des types crâniens plus ou moins bien conformés chez les unes que chez les autres. Le plus souvent, les écarts s’expliquent uniquement par le degré d’évolution que ces races ont respectivement atteint. Bien plus, en admettant la nature évolutive de l’organe encéphalique, il est incontestablement illogique de s’appuyer sur les conformations crâniennes pour diviser les hommes en races supérieures et races inférieures. Car ces conformations, au lieu d’avoir un caractère fixe et positif, susceptible d’offrir une base de classification quelconque, ne sont alors que le résultat des phénomènes accidentels de la vie. Elles doivent être essentiellement transitoires dans chaque race ; il suffit, en effet, qu’on veuille les changer par une application méthodique et constante de certaines règles, pour qu’elles varient dans un sens ou dans l’autre. Au lieu donc de conclure, comme font la plupart, en certifiant que l’Africain ne pourra jamais parvenir au grand développement intellectuel dont l’Européen a fourni des exemples célèbres, parce que la nature lui a donné un front étroit et déprimé, en exagérant la partie occipitale de sa tête, on doit renverser la proposition : il faut conclure que la forme du crâne nigritien est souvent dolichocéphale, parce qu’il n’a pas encore subi le degré d’évolution que doit y amener le développement intellectuel que l’Européen a déjà reçu et auquel il est redevable de cette brachycéphalie dont il est si fier.

En somme, il y a des nations sauvages et des nations civilisées. Naturellement, les premières sont inférieures et les secondes supérieures ; mais la race n’y est pour rien, la civilisation y est pour tout. Ces races sauvages, malgré l’état de profond avilissement dans lequel on les croit plongées, n’ont aucunement perdu leur droit au patrimoine commun de l’humanité, c’est-à-dire au relèvement et au progrès. Elles peuvent commencer, si tard qu’il soit, l’ascension merveilleuse qui a conduit les peuples civilisés à leur degré de perfectionnement actuel. Elles n’ont qu’à trouver ou retrouver le secret qui a fait naître une si belle transformation dans la physionomie de ceux qui tiennent aujourd’hui la tête de l’humanité, parce qu’ils sont les gardiens de la civilisation. Ce secret n’est pas si difficile à découvrir. « L’éducation, l’éducation sous toutes ses formes, dit l’illustre Broca, voilà la force intelligente qui permet à la société d’améliorer la race, tout en luttant contre les sommaires procédés de la sélection naturelle. C’est certainement le plus efficace des moyens dont elle dispose. Joignez-y des institutions équitables permettant à chaque individu d’obtenir une position proportionnelle à son utilité et vous aurez plus fait pour la race que ne pourrait faire la sélection naturelle la plus impitoyable[20]. »

Belles paroles ! en vérité. Je reconnais ici le grand savant, cette intelligence supérieure qui dominait tous ceux qui l’entouraient. Pour le coup, Broca franchit les limites étroites de l’anthropologie systématique ; il parle en vrai sociologue et laisse planer son esprit sur le plus beau côté des problèmes que doit soulever la véritable anthropologie. La contemplation de ces problèmes ne sera peut-être jamais autre chose qu’une aspiration vague et indécise vers un idéal de science et de bien-être dont la réalisation est très lointaine ; mais c’est la plus noble, la plus élevée, la plus digne des préoccupations du génie !

III.

APPLICATION DU DARWINISME À L’ETHNOLOGIE DE L’ÉGYPTE, GRECS ANCIENS ET GRECS MODERNES.


Arrivé à ce point de ma démonstration, je suis obligé de revenir à l’étude consciencieusement faite sur l’ancienne race égyptienne que l’on a vainement essayé de séparer des autres races noires de l’Afrique.

Ce qui a paru autoriser la plupart des égyptologues qui ne s’occupent pas d’anthropologie et la grande majorité des anthropologistes qui se sont fort peu intéressés à l’archéologie égyptienne, à déclarer que les anciens riverains du Nil n’étaient pas de la race noire, c’est surtout une considération empirique. En comparant l’infériorité actuelle des Africains et la haute civilisation à laquelle avait pu atteindre la nation qui a construit les pyramides et le Rhamesséum, l’on s’est demandé comment une même race d’hommes serait capable d’exécuter de si grands travaux, à une époque si reculée, pour ne faire preuve aujourd’hui que de l’impuissance et de l’ignorance les plus accablantes. Sans aucune autre forme de procès, on a inféré de ce que l’on voit actuellement que la race blanche seule aura pu faire de si grandes choses. Mais comment prouver l’existence d’une race blanche en Égypte, sous le sceptre des Pharaons ? Égyptologues et anthropologistes se servirent mutuellement d’appui. Il fut admis que depuis sept mille ans, rien n’a changé dans la physionomie de l’Égyptien. Le Rétou antique ne serait autre que le fellah d’aujourd’hui, lequel appartiendrait à la race blanche. Non-seulement cette assertion est contredite par toutes les lois de l’évolution organique et sociale que les nations subissent dans leur existence, mais elle repose en outre sur un fait de pure fantaisie, en considérant le fellah comme étant toujours un homme de race blanche.

En réalité, les fellahs ne représentent pas une race dans l’Égypte moderne ; mais bien une condition sociale. Cette classe qui réunit les paysans ou laboureurs[21], la plus malheureuse de la nation, est composée d’Arabes, d’Éthiopiens et de mille autres éléments disparates, issus des croisements de la race antique et des peuples de différentes régions, mais tous de race blanche, qui ont envahi l’Égypte à diverses époques de l’histoire. Lors donc qu’on annonce que telle statue ressemble a un fellah, vivant dans telle partie de l’Égypte, il reste encore à dire quelle est la race à laquelle appartient ce fellah. Ces petits détails ethnographiques dont l’incorrection passe inaperçue jettent souvent la plus grande confusion dans la science. C’est ainsi que dans plusieurs traités d’ethnographie, on voit figurer les Albanais comme une sous-race, comprenant les populations de l’Albanie, tandis que le plus souvent ce nom n’indique qu’une condition sociale. Grecs, Slaves ou Turcs peuvent se nommer Albanais, suivant l’emploi qu’ils occupent dans lorganisation si confuse des gouvernements de l’Europe sud-orientale.

Mais revenons à la question de l’évolution. Le fait qui a le plus influé sur le jugement des anthropologistes, c’est qu’en mesurant les crânes des anciens Égyptiens, qu’ilS ont pu facilement rencontrer dans les nécropoles quarante fois séculaires où dorment les momies, ils ont cru constater que le caractère anthropométrique de ces crânes présentait des différences trop notables avec celui du crâne éthiopien moderne, pour qu’on puisse les confondre dans une même race. Ainsi, l’indice céphalique des anciens Égyptiens présente une moyenne de 75,58 (d’après Broca) tandis que le crâne du Nigritien ne doit offrir qu’une moyenne de 73, d’après le même anthropologiste. Encore que nous connaissions déjà le caractère illusoire des moyennes anthropométriques, qui varient si aisément au gré de l’expérimentateur, je veux bien accepter la justesse de ses résultats craniométriques. Envisagées, pourtant, à la lumière de la théorie évolutionniste, ces différences ne s’expliquent-elles pas sans effort ? N’est-il pas naturel que la race noire de l’ancienne Égypte, cultivée et civilisée, présente une conformation crânienne supérieure à ce que nous voyons dans la même race replongée dans la barbarie, telle qu’on la rencontre dans une grande partie de l’Afrique ! Ce qui a paru constituer le plus grand embarras pour concilier l’unité de race entre les Nigritiens et les anciens Rétous ne fait donc que sanctionner les principes de la science. En effet, si l’on ne conteste plus que l’éducation et la civilisation aient une influence directe sur la constitution si organique des races humaines qu’elles améliorent et perfectionnent, ne serait-il pas étonnant et incompréhensible que les Noirs de l’ancienne Égypte, intelligents et civilisés, eussent une conformation absolument semblable aux Noirs encore incultes de l’Afrique contemporaine ?

Les anciens Égyptiens, quoique noirs, ont pu parvenir à un degré d’évolution notable. Aussi, le type nigritique admirablement affiné en eux, sans rien perdre de son caractère fondamental, avait embelli d’une manière surprenante. Il a pu même atteindre aux belles formes qu’on admire dans Rhâmes-sou II ou Nofri-t-ari. Je joins intentionnellement ces deux types de l’ancienne race nilotique ou nigritique, parce qu’il n’est plus possible de nier aujourd’hui la communauté d’origine des anciens habitants de l’Égypte et de l’Éthiopie. Admirable harmonie de la science, où tout s’enchaîne et où chaque nouvelle vérité sert à rendre plus saisissante une vérité d’un autre ordre ! C’est ainsi que la théorie darwinienne, suffisamment étudiée, concourt à prouver l’origine purement africaine des Rétous. Cette même preuve, c’est-à-dire l’existence d’un peuple de race noire, ayant eu primitivement des formes grossières, mais ayant pu évoluer, avec la civilisation, vers des formes plus belles, confirme l’espérance de toutes les races arriérées. Elle leur montre un horizon bien vaste, ou par la persévérance de la volonté, par la constance de leurs efforts, elles trouveront la voie qu’il leur faut pour suivre les sentiers du progrès et de la civilisation, et obtenir enfin leur régénération physiologique et morale.

Mais là ne s’arrêtent pas toutes les difficultés. On peut parfaitement formuler une autre objection : en admettant que l’ancienne race égyptienne était noire, comme tant de probabilités le font actuellement supposer, comment expliquer la dégénération dans laquelle sont tombées ses congénères ou ses descendants, au point de laisser disparaître entièrement la vieille civilisation qui florissait avec tant d’exubérance sur les bords du Nil ? Comment cette même race, dont les Coptes sont les représentants abâtardis par le mélange d’autres peuples et la décadence sociale, a-t-elle pu oublier sa gloire passée au point de n’offrir actuellement, dans les régions de l’Afrique, aucune trace des aptitudes merveilleuses de ses ancêtres ? Ne dirait-on pas que les vrais successeurs des Rétous et, par conséquent, leurs seuls congénères soient les peuples blancs de l’Europe ? En considérant l’état de profonde dégradation où se trouvent les hommes de l’Afrique, comparativement à l’Européen, cette objection paraît avoir une valeur sérieuse. Il semble tout d’abord que, d’après les principes mêmes de la théorie sélective que je complète toujours dans ma pensée par la théorie évolutionniste, un peuple parvenu à un certain degré de civilisation ne peut que monter et monter toujours dans l’échelle de perfectionnement qu’il a commencé de gravir. Mais il faut aussi se rappeler qu’à côté des influences qui entraînent une sélection progressive, il y en a d’autres qui mènent à des transformations régressives, tant au point de vue matériel qu’au point de vue moral. Alors, au lieu d’une évolution, il s’accomplit une révolution pénible ; au lieu de marcher en avant, on rétrograde. Ce sont des faits qui s’observent, tant dans la sélection naturelle que dans la sélection sociale.

L’invasion des peuples moins avancés et d’une race étrangère ont enrayé et renversé la civilisation égyptienne, en contrariant l’essor du monde éthiopien vers un état de perfectionnement définitif. Dans la lutte pour l’existence, n’arrive-t-il pas aussi que des parasites ou bien des espèces étrangères, plus vivaces ou plus nombreuses, s’attaquent à une espèce ancienne, la dépriment, l’obligent à restreindre son développement organique, à revenir peu à peu aux formes antérieures, les moins accomplies, à subir enfin tous les effets d’une réversion inéluctable ? La civilisation égyptienne est-elle seule dans ce cas ? La race noire est-elle seule susceptible de cette dégradation intellectuelle et morale ? On ne saurait soutenir une telle opinion.

On a vu les anciens Grecs, après avoir été tour à tour soumis par les Romains et envahis par les Barbares du moyen âge, se laisser assujettir par les Turcs ; nous ne faisons pas mention de la conquête macédonienne, puisque Philippe et Alexandre étaient aussi de la race hellénique, bien que les Athéniens les appelassent des barbares. Tombés dans une complète décadence, les petits-fils de Périclès, les descendants de la race qui a produit Homère et Eschyle, Phidias et Praxitèle, Protagoras, Socrate, Platon et Aristote, ont subi une dégénération si profonde, qu’un appréciateur peu philosophe pourrait bien se demander, vers le commencement de ce siècle, s’il restait en eux aucun sentiment généreux, aucune aspiration au relèvement. On peut même affirmer que, sans la chaude sympathie, excitée chez l’élite des grandes nations de l’Europe par le souvenir captivant de l’antique Hellade, cette Grèce mille fois célèbre par le génie immortel de ses poètes, de ses guerriers, de ses philosophes et de ses artistes incomparables, dormirait encore courbée sous les humiliations imposées par la grossièreté d’un pacha turc.

Sans doute, elle se montra héroïque et belle, au jour de la revendication ; mais le souffle qui a propagé l’idée de l’émancipation nationale était parti des universités de France, d’Angleterre et d’Allemagne, où l’on apprend le culte de l’hellénisme en même temps que la littérature et l’histoire grecque, avec un zèle, une ardeur qui laisse souvent en arrière le patriotisme même. On ne peut nommer Botzaris sans nommer en même temps le chevaleresque Byron, poète capricieux qui n’a jamais eu qu’une seule idée positive, l’émancipation de l’antique patrie de Pindare et d’Euripide. On ne peut penser à la constance admirable, à la foi intrépide de Kanaris, sans penser immédiatement aux sociétés philhellènes dont les propagandes et les quêtes ont si positivement contribue à l’affranchissement de la Grèce ; sans penser aux éloquentes harangues de Villemain, au dévouement de Chateaubriand dont la voix précieuse était alors si sympathique, si écoutée parmi la génération brillante et généreuse qui venait d’éclore avec la floraison printanière des idées de 1789. Capo d’Istria, grec d’origine et de cœur, était russe par sa position officielle et européen par ses relations générales. Avec de tels éléments, en face de la Turquie, dont le croissant commençait à pâlir depuis la paix de Passarowitz, en 1718, pour perdre enfin son dernier éclat à la paix de Bukharest, en 1812, la cause de l’indépendance de la Grèce ne pouvait que triompher.

On aurait juré qu’une fois dégagés de l’oppression ottomane, les Hellènes allaient reprendre leur ancien lustre et faire briller mille qualités nationales dont leur nom seul inspire l’idée. Mais ce serait bien à tort.

Malgré plus d’un demi-siècle d’indépendance ; malgré tous les beaux souvenirs de leur histoire et le continuel contact de l’élite de l’Europe qui va dans leur pays admirer les ruines de la civilisation antique, étudier les arts qui ont fleuri avec une élégance incomparable sous le ciel clair et bleu de l’Attique, les Grecs restent encore, pour la meilleure partie, entièrement indifférents aux choses de l’esprit. Parmi eux le sentiment esthétique reste absolument en sommeil, sauf d’honorables, mais de fort rares exceptions. Archéologues et artistes des contrées civilisées de l’Europe s’attristent de voir jusqu’à quel point une coupable négligence laisse se détériorer les plus beaux produits de l’art, lorsque l’étroitesse de l’esprit national traduite en décision légale empêche que la science n’en profite. Les petits-fils des anciens Athéniens sont gourmandés par les arrière-neveux des anciens Celtes et en sont traités avec mépris. « Quod non fecere Barbari, fecere Grœculi[22]. »

N’est-ce pas un fait curieux que cette oblitération profonde de toute aspiration élevée dans l’esprit du Grec moderne, quand ses ancêtres ont toujours mérité la réputation incontestable d’avoir été les premiers artistes et les premiers penseurs du monde entier ? Ce fait est d’autant plus remarquable que la Grèce restaurée a été l’objet de l’encouragement continuel de toutes les puissances civilisées de l’Europe. Partout, elle a constamment rencontré des sympathies agissantes qui l’accompagnent et lui facilitent la voie. L’état actuel de l’esprit national dans la patrie de Démosthène prouve donc une vérité de premier ordre. C’est que le sentiment de l’art, le culte du beau, la production des plus belles œuvres littéraires, toutes ces qualités superbes qui florissaient chez les anciens Hellènes ne sont nullement un caractère distinctif de race. Elles constituent plutôt la fleur de l’esprit humain qui ne s’épanouit que là où la civilisation a fait pousser l’arbre de science qu’elles couronnent et embellissent. Cet état de choses démontre encore que toutes les races sont susceptibles de civilisation, mais que toutes sont aussi susceptibles de la plus profonde décadence. Pour se relever, quand elles sont tombées dans une voie de dégénération parcourue dans une longue mesure, il faut une somme de temps et des circonstances favorables, agissant lentement, mais constamment ; car c’est toujours paresseusement, avec des oscillations de vive ardeur et d’étonnante langueur qu’elles recommencent l’évolution. Certainement, la Grèce régénérée brillera dans l’avenir d’un lustre qui surpassera peut-être sa gloire antique, suivant la conception plus large que nous avons aujourd’hui du progrès. Une race humaine quelconque ne tombe jamais dans un état d’éternelle stérilité ; elle reprend tôt ou tard l’ascension magnifique qui conduit aux hauteurs de la civilisation. Mais si cette vérité indiscutable s’applique à toutes les branches de l’humanité, il n’est pas moins vrai que des causes accidentelles puissent survenir qui la mettent en évidence ou l’éclipsent pour un long espace de temps.

Les Grecs, de race blanche, à la faveur de circonstances heureuses, ont pu reprendre le fil du progrès qu’ils avaient perdu avec leur autonomie, durant plus de vingt siècles. Tel n’est pas le cas des noirs Égyptiens, créateurs de civilisation nilotique. Devant l’envahissement de l’élément blanc, les uns se sont refoulés dans la Nubie, avec l’émigration des deux cent quarante mille soldats qui se dirigèrent vers les cataractes du Haut-Nil, sous le règne de Psaméthik ; les autres, continuellement croisés avec des peuples d’origine blanche qui ont fait irruption en Égypte à différentes époques de l’histoire, ont presque disparu par suite de ces croisements vingt fois séculaires. Il a fallu d’immenses recherches et de nombreux travaux d’érudition pour qu’on pût en recomposer la généalogie ethnique. C’est ainsi que les paléontologistes, à l’aide des pièces éparses et des inductions scientifiques, sont parvenus à reconstituer ces curieux animaux qui vivaient sur la terre à des époques lointaines et démesurément reculées, mais ont complètement disparu de la faune actuelle.

Cependant les noirs congénères de l’ancienne population égyptienne ne peuvent-ils pas tout aussi bien que les Grecs, remonter l’échelle lumineuse qui va de la sauvagerie à la civilisation, c’est-à-dire de la dégradation au perfectionnement de la race ? Rien n’indique que l’Éthiopie où s’est concentrée la force vive de la race noire, irradiant vers l’Afrique occidentale, ne reprendra pas dans l’avenir la suite des grandes traditions interrompues et déviées par plus de vingt-quatre siècles de rétrogradation. Le sang brûlé de l’Abyssin ou du Yolof ne lui inflige aucune incapacité naturelle, insurmontable et dont la pérennité soit une cause de désespérance pour tous ceux qui croient à la possibilité du relèvement et de la rédemption morale et civilisatrice de toutes les races humaines.

Sans écouter la voix des savants qui prêchent une fausse doctrine, en affirmant l’inégalité native des races, la science, la vraie science proteste par chacune de ses acquisitions contre ces théories désolantes qui semblent condamner à l’abjection, et sans appel, toute une partie de l’humanité aussi fière de son titre que tous les autres hommes et aussi digne de le porter que quiconque. La conviction profonde de l’égalité que la nature a mise dans le cœur de chacun sera un éternel démenti à toutes les doctrines qui tâchent de diviser les hommes, en mettant les uns au-dessus des autres. Cette voix de la conscience n’a pu être oblitérée que par un calcul étroit, que par de fausses conceptions.

C’est en vain qu’on a essayé de les légitimer, en y édifiant un système sans base, incapable de résister à la moindre analyse. L’erreur ne peut durer éternellement. Du fond de la plus épaisse obscurité sort souvent une lumière, d’abord confuse ; mais elle croît graduellement, brille soudain et éclaire enfin les choses qu’on a pris le plus de peine à dissimuler. La vérité éclate alors dans toute sa splendeur. Les moyens même dont on s’était servi pour la voiler et l’empêcher de se manifester, concourent mystérieusement à cette manifestation, espoir suprême de ceux qui y croient et l’attendent, impassibles ! C’est ainsi que de la race noire plongée dans la plus profonde dégradation, contaminée et flétrie par les chaînes de l’esclavage, courbée et brisée sous le bâton du contre-maître, démoralisée et abêtie par un travail excessif, considérée, en un mot, comme une race de brutes, devait jaillir le rayon intellectuel qui grandira, s’étendra, pour briller comme un astre et éclairer les faits, en prouvant l’égale aptitude de tous les hommes à la civilisation et aux conquêtes supérieures de l’esprit.

Pour constater la réalité du phénomène que j’indique, on n’a qu’à jeter un coup d’œil sur l’évolution qu’ont accomplie les hommes de la race noire tirés de l’Afrique et transportés comme esclaves dans les deux Amériques.



  1. Darwin, De l’origine des espèces, traduct. de Mme Clémence Royer. 4e édit., p. 504.
  2. Préface de la traduction de l’Origine des espèces, 4me édit., p. XXXVIII.
  3. Revue scientifique du 1er nov 1884, n° 18, 3e série, 2e semestre.
  4. Carus, Ueber die ungleiche Befahigung der verschiederen Menschheitstœmme für hœtere geistige Entwickelung.
  5. Alex. de Humboldt, Kosmos.
  6. Galton, in London Journ. of the Royal Geograph. Society, vol. XXII.
  7. J. Delbœuf, Une loi mathématique applicable au transformisme, in Revue scientifique du 11 août 1877.
  8. Meiners, dans son Précis de l’histoire de l’humanité (Grundriss der Geschicthe der Menschheit), partage les races humaines en deux Catégories : la belle composée seulement de la race blanche, la laide qui comprend toutes les autres.
  9. A. Coutance, La lutte pour l’existence.
  10. « Chacun ravissait la proie que la fortune lui offrait, et, sans autre
    maître que son instinct, usait de ses forces et ne vivait que pour soi.
    Point d’autres unions que celles que Vénus ménageait dans les forêts
    entre les amoureux. La femme y était amenée ou par la réciprocité
    des désirs, ou par la violence de l’homme qui n’écoutait que sa passion, ou par quelque présent tel que des glands, des arbouses, ou des
    poires choisies. » — Lucrèce, De natura, rerum, liv. V, vers 959-963.
    — Traduction de M. Crouslé.
  11. Cl. Bernard, La science expérimentale, p. 373.
  12. Leuret et Gratiolet, Anatom. comparée du système nerveux. Paris 1839-1857.
  13. Herm. Wagner, Massbestimungen der Oberflache der grossen Gehirns.
  14. Vulpian, Physiologie du système nerveux.
  15. Abendroth, Origen del hombre segun la theoria descencional.
  16. Broca, Mémoires d’anthropologie, t.III, p. 406.
  17. Ces mots ainsi guillemetés font sans doute allusion à la phrase célèbre de Malthus que Mme  Clémence Royer semble prendre un peu trop à la lettre dans la préface de sa traduction de l’Origine des espèces de Darwin.
  18. Broca, loco citato, t. III, p. 224-245.
  19. Topinard, loco citato, p. 106 et 123.
  20. Broca, loco citato, p. 245.
  21. Fellah, vient de l’arabe falaha qui signifie : fendre la terre, labourer.
  22. Voir Salomon Reinach, Le vandalisme en Orient, dans la Revue des Deux-Mondes du 1er  mars 1883.