De l’Allemagne/Première partie/IX

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Librairie Stéréotype (Tome 1p. 77-86).

CHAPITRE IX.

Des étrangers qui veulent imiter l’esprit français.


La destruction de l’esprit féodal, et de l’ancienne vie de château qui en étoit la conséquence, a introduit beaucoup de loisir parmi les nobles ; ce loisir leur a rendu très-nécessaire l’amusement de la société ; et comme les Français sont passés maîtres dans l’art de causer, ils se sont rendus souverains de l’opinion européenne, ou plutôt de la mode, qui contrefait si bien l’opinion. Depuis le règne de Louis XIV, toute la bonne compagnie du continent, l’Espagne et l’Italie exceptées, a mis son amour-propre dans l’imitation des Français. En Angleterre il existe un objet constant de conversation, les intérêts politiques, qui sont les intérêts de chacun et de tous ; dans le midi il n’y a point de société : le soleil, l’amour et les beaux-arts remplissent la vie. À Paris on s’entretient assez généralement de littérature ; et les spectacles qui se renouvellent sans cesse donnent lieu à des observations ingénieuses et spirituelles. Mais dans la plupart des autres grandes villes le seul sujet dont on ait l’occasion de parler, ce sont des anecdotes et des observations journalières sur les personnes dont la bonne compagnie se compose. C’est un commérage ennobli par les grands noms qu’on prononce, mais qui a pourtant le même fond que celui des gens du peuple ; car à l’élégance des formes près, ils parlent également tout le jour sur leurs voisins et sur leurs voisines.

L’objet vraiment libéral de la conversation, ce sont les idées et les faits d’un intérêt universel. La médisance habituelle, dont le loisir des salons et la stérilité de l’esprit font une espèce de nécessité, peut être plus ou moins modifiée par la bonté du caractère, mais il en reste toujours assez pour qu’à chaque pas, à chaque mot on entende autour de soi le bourdonnement des petits propos qui pourroient, comme les mouches, inquiéter même le lion. En France on se sert de la terrible arme du ridicule pour se combattre mutuellement et conquérir le terrain sur lequel on opère des succès d’amour-propre ; ailleurs un certain bavardage indolent use l’esprit et décourage des efforts énergiques dans quelque genre que ce puisse être.

Un entretien aimable, alors même qu’il porte sur des riens, et que la grâce seule des expressions en fait le charme, cause encore beaucoup de plaisir ; on peut l’affirmer sans impertinence, les Français sont presque seuls capables de ce genre d’entretien. C’est un exercice dangereux, mais piquant, dans lequel il faut se jouer de tous les sujets comme d’une balle lancée qui doit revenir à temps dans la main du joueur.

Les étrangers, quand ils veulent imiter les Français, affectent plus d’immoralité, et sont plus frivoles qu’eux, de peur que le sérieux ne manque de grâce, et que les sentiments ou les pensées n’aient pas l’accent parisien.

Les Autrichiens en général ont tout à la fois trop de roideur et de sincérité pour rechercher les manières d’être étrangères. Cependant ils ne sont pas encore assez Allemands, ils ne connoissent pas assez la littérature allemande ; on croit trop à Vienne qu’il est de bon goût de ne parler que français ; tandis que la gloire et même l’agrément de chaque pays consistent toujours dans le caractère et l’esprit national.

Les Français ont fait peur à l’Europe, mais surtout à l’Allemagne, par leur habileté dans l’art de saisir et de montrer le ridicule : il y avoit je ne sais quelle puissance magique dans le mot d’élégance et de grâce qui irritoit singulièrement l’amour-propre. On diroit que les sentiments, les actions, la vie enfin, devoient, avant tout, être soumis à cette législation très-subtile de l’usage du monde, qui est comme un traité entre l’amour-propre des individus et celui de la société même, un traité dans lequel les vanités respectives se sont fait une constitution républicaine où l’ostracisme s’exerce contre tout ce qui est fort et prononcé. Ces formes, ces convenances légères en apparence, et despotiques dans le fond, disposent de l’existence entière ; elles ont miné par degrés l’amour, l’enthousiasme, la religion, tout, hors l’égoïsme que l’ironie ne peut atteindre, parce qu’il ne s’expose qu’au blâme et non à la moquerie.

L’esprit allemand s’accorde beaucoup moins que tout autre avec cette frivolité calculée ; il est presque nul à la superficie ; il a besoin d’approfondir pour comprendre ; il ne saisit rien au vol, et les Allemands auroient beau, ce qui certes seroit bien dommage, se désabuser des qualités et des sentiments dont ils sont doués, que la perte du fond ne les rendroit pas plus légers dans les formes, et qu’ils seroient plutôt des Allemands sans mérite que des Français aimables.

Il ne faut pas en conclure pour cela que la grâce leur soit interdite ; l’imagination et la sensibilité leur en donnent, quand ils se livrent à leurs dispositions naturelles. Leur gaieté, et ils en ont, surtout en Autriche, n’a pas le moindre rapport avec la gaieté française : les farces tyroliennes, qui amusent à Vienne les grands seigneurs comme le peuple, ressemblent beaucoup plus à la bouffonnerie des Italiens qu’à la moquerie des Français. Elles consistent dans des scènes comiques fortement caractérisées, et qui représentent la nature humaine avec vérité, mais non la société avec finesse. Toutefois cette gaieté, telle qu’elle est, vaut encore mieux que l’imitation d’une grâce étrangère : on peut très-bien se passer de cette grâce, mais en ce genre la perfection seule est quelque chose. « L’ascendant des manières des Français a préparé peut-être les étrangers à les croire invincibles. Il n’y a qu’un moyen de résister à cet ascendant : ce sont des habitudes et des mœurs nationales très-décidées[1]. » Dès qu’on cherche à ressembler aux Français, ils l’emportent en tout sur tous. Les Anglais, ne redoutant point le ridicule que les Français savent si bien donner, se sont avisés quelquefois de retourner la moquerie contre ses maîtres ; et loin que les manières anglaises parussent disgracieuses même en France, les Français tant imités imitoient à leur tour, et l’Angleterre a été pendant long-temps aussi à la mode à Paris que Paris partout ailleurs.

Les Allemands pourroient se créer une société d’un genre très-instructif et tout-à-fait analogue à leurs goûts et à leur caractère. Vienne étant la capitale de l’Allemagne, celle où l’on trouve le plus facilement réuni tout ce qui fait l’agrément de la vie, auroit pu rendre sous ce rapport de grands services à l’esprit allemand, si les étrangers n avoient pas dominé presque exclusivement la bonne compagnie. La plupart des Autrichiens, qui ne savoient pas se prêter à la langue et aux coutumes françaises, ne vivoient point du tout dans le monde ; il en résultoit qu’ils ne s’adoucissoient point par l’entretien des femmes, et restoient à la fois timides et rudes, dédaignant tout ce qu’on appelle la grâce et craignant cependant en secret d’en manquer. Sous prétexte des occupations militaires, ils ne cultivoient point leur esprit et ils négligeoient souvent ces occupations mêmes, parce qu’ils n’entendoient jamais rien qui pût leur faire sentir le prix et le charme de la gloire. Ils croyoient se montrer bons Allemands en s’éloignant d’une société où les étrangers seuls avoient l’avantage, et jamais ils ne songeoient à s’en former une capable de développer leur esprit et leur âme.

Les Polonais et les Russes, qui faisoient le charme de la société de Vienne, ne parloient que français et contribuoient à en écarter la langue allemande. Les Polonaises ont des manières très-séduisantes ; elles mêlent l’imagination orientale à la souplesse et à la vivacité de l’esprit français. Néanmoins, même chez les nations esclavonnes, les plus flexibles de toutes, l’imitation du genre français est très-souvent fatigante : les vers français des Polonais et des Russes ressemblent, à quelques exceptions près, aux vers latins du moyen âge. Une langue étrangère est toujours sous beaucoup de rapports une langue morte. Les vers français sont à la fois ce qu’il y a de plus facile et de plus difficile à faire. Lier l’un à l’autre des hémistiches si bien accoutumés à se trouver ensemble, ce n’est qu’un travail de mémoire ; mais il faut avoir respiré l’air d’un pays, pensé, joui, souffert dans sa langue, pour peindre en poésie ce qu’on éprouve. Les étrangers, qui mettent avant tout leur amour-propre à parler correctement le français, n’osent pas juger nos écrivains autrement que les autorités littéraires ne les jugent, de peur de passer pour ne pas les comprendre. Ils vantent le style plus que les idées, parce que les idées appartiennent à toutes les nations, et que les Français seuls sont juges du style dans leur langue.

Si vous rencontrez un vrai Français, vous trouvez du plaisir à parler avec lui sur la littérature française ; vous vous sentez chez vous, et vous vous entretenez de vos affaires ensemble ; mais un étranger francisé ne se permet pas une opinion ni une phrase qui ne soit orthodoxe, et le plus souvent c’est une vieille orthodoxie qu’il prend pour l’opinion du jour. L’on en est encore dans plusieurs pays du nord aux anecdotes de la cour de Louis XIV. Les étrangers, imitateurs des Français, racontent les querelles de mademoiselle de Fontanges et de madame de Montespan avec un détail qui seroit fatigant quand il s’agiroit d’un événement de la veille. Cette érudition de boudoir, cet attachement opiniâtre à quelques idées reçues, parce qu’on ne sauroit pas trop comment renouveler sa provision en ce genre, tout cela est fastidieux et même nuisible ; car la véritable force d’un pays, c’est son caractère naturel ; et l’imitation des étrangers, sous quelque rapport que ce soit, est un défaut de patriotisme.

Les Français hommes d’esprit, lorsqu’ils voyagent, n’aiment point à rencontrer, parmi les étrangers, l’esprit français, et recherchent surtout les hommes qui réunissent l’originalité nationale à l’originalité individuelle. Les marchandes de modes, en France, envoient aux colonies, dans l’Allemagne et dans le nord, ce qu’elles appellent vulgairement le fonds de boutique ; et cependant elles recherchent avec le plus grand soin les habits nationaux de ces mêmes pays, et les regardent avec raison comme des modèles très-élégants. Ce qui est vrai pour la parure l’est également pour l’esprit. Nous avons une cargaison de madrigaux, de calembours, de vaudevilles, que nous faisons passer à l’étranger, quand on n’en fait plus rien en France ; mais les Français eux-mêmes n’estiment dans les littératures étrangères que les beautés indigènes. Il ny a point de nature, point de vie dans l’imitation ; et l’on pourroit appliquer, en général, à tous ces esprits, à tous ces ouvrages imités du français, l’éloge que Roland, dans l’Arioste, fait de sa jument qu’il traîne après lui : Elle réunit, dit-il, toutes les qualités imaginables ; mais elle a pourtant un défaut, c’est qu’elle est morte.


  1. Supprimé par la censure.