De l’Allemagne/Première partie/XX

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Librairie Stéréotype (Tome 1p. 180-188).

CHAPITRE XX.

La fête d’Interlaken.


Il faut attribuer au caractère germanique une grande partie des vertus de la Suisse allemande. Néanmoins il y a plus d’esprit public en Suisse qu’en Allemagne, plus de patriotisme, plus d’énergie, plus d’accord dans les opinions et les sentiments ; mais aussi la petitesse des États et la pauvreté du pays n’y excitent en aucune manière le génie ; on y trouve bien moins de savants et de penseurs que dans le nord de l’Allemagne, où le relâchement même des liens politiques donne l’essor à toutes les nobles rêveries, à tous les systèmes hardis qui ne sont point soumis à la nature des choses. Les Suisses ne sont pas une nation poétique, et l’on s’étonne avec raison que l’admirable aspect de leur contrée n’ait pas enflammé davantage leur imagination. Toutefois un peuple religieux et libre est toujours susceptible d’un genre d’enthousiasme, et les occupations matérielles de la vie ne sauroient l’étouffer entièrement. Si l’on en avoit pu douter, on s’en seroit convaincu par la fête des bergers, qui a été célébrée l’année dernière, au milieu des lacs, en mémoire du fondateur de Berne.

Cette ville de Berne mérite plus que jamais le respect et l’intérêt des voyageurs : il semble que depuis ses derniers malheurs elle ait repris toutes ses vertus avec une ardeur nouvelle, et qu’en perdant ses trésors elle ait redoublé de largesses envers les infortunés. Ses établissements de charité sont peut-être les mieux soignés de l’Europe : l’hôpital est l’édifice le plus beau, le seul magnifique de la ville. Sur la porte est écrite cette inscription : Christo in Pauperibus, au Christ dans les pauvres. Il n’en est point de plus admirable. La religion chrétienne ne nous a-t-elle pas dit que c’étoit pour ceux qui souffrent que le Christ étoit descendu sur la terre ? et qui de nous, dans quelque époque de sa vie, n’est pas un de ces pauvres en bonheur, en espérances, un de ces infortunés enfin qu’on doit soulager au nom de Dieu ?

Tout dans la ville et le canton de Berne porte l’empreinte d’un ordre sérieux et calme, d’un gouvernement digne et paternel. Un air de probité se fait sentir dans chaque objet que l’on aperçoit ; on se croit en famille au milieu de deux cent mille hommes, que l’on appelle nobles, bourgeois ou paysans, mais qui sont tous également dévoués à la patrie.

Pour aller à la fête, il falloit s’embarquer sur l’un de ces lacs dans lesquels les beautés de la nature se réfléchissent, et qui semblent placés au pied des Alpes pour en multiplier les ravissants aspects. Un temps orageux nous dérobait la vue distincte des montagnes, mais, confondues avec les nuages, elles n’en étoient que plus redoutables. La tempête grossissoit, et bien qu’un sentiment de terreur s’emparât de mon âme, j’aimois cette foudre du ciel qui confond l’orgueil de l’homme. Nous nous reposâmes un moment dans une espèce de grotte avant de nous hasarder à traverser la partie du lac de Thun, qui est entourée de rochers inabordables. C’est dans un lieu pareil que Guillaume Tell sut braver les abîmes et s’attacher à des écueils pour échapper à ses tyrans. Nous aperçûmes alors dans le lointain cette montagne qui porte le nom de Vierge (Jung frau), parce qu’aucun voyageur n’a jamais pu gravir jusqu’à son sommet : elle est moins haute que le Mont-Blanc, et cependant elle inspire plus de respect, parce qu’on la sait inaccessible.

Nous arrivâmes à Unterseen, et le bruit de l’Aar, qui tombe en cascades autour de cette petite ville, disposoit l’âme à des impressions rêveuses. Les étrangers, en grand nombre, étoient logés dans des maisons de paysans fort propres, mais rustiques. Il étoit assez piquant de voir se promener dans la rue d’Unterseen de jeunes Parisiens tout à coup transportés dans les vallées de la Suisse ; ils n’entendoient plus que le bruit des torrents ; ils ne voyaient plus que des montagnes, et cherchoient si dans ces lieux solitaires ils pourroient s’ennuyer assez pour retourner avec plus de plaisir encore dans le monde.

On a beaucoup parlé d’un air joué par les cors des Alpes, et dont les Suisses recevoient une impression si vive qu’ils quittoient leurs régiments, quand ils l’entendoient, pour retourner dans leur patrie. On conçoit l’effet que peut produire cet air quand l’écho des montagnes le répète ; mais il est fait pour retentir dans l’éloignement ; de près il ne cause pas une sensation très-agréable. S’il étoit chanté par des voix italiennes, l’imagination en seroit tout-à-fait enivrée ; mais peut-être que ce plaisir feroit naître des idées étrangères à la simplicité du pays. On y souhaiteroit les arts, la poésie, l’amour, tandis qu’il faut pouvoir s’y contenter du repos et de la vie champêtre.

Le soir qui précéda la fête on alluma des feux sur les montagnes ; c’est ainsi que jadis lies libérateurs de la Suisse se donnèrent le signal de leur sainte conspiration. Ces feux placés sur les sommets ressembloient à la lune lorsqu’elle se lève derrière les montagnes, et qu’elle se montre à la fois ardente et paisible. On eût dit que des astres nouveaux venoient assister au plus touchant spectacle que notre monde puisse encore offrir. L’un de ces signaux enflammés sembloit placé dans le ciel, d’où il éclairoit les ruines du château d’Unspunnen, autrefois possédé par Berthold, le fondateur de Berne, en mémoire de qui se donnoit la fête. Des ténèbres profondes environnaient ce point lumineux, et les montagnes, qui pendant la nuit ressemblent à de grands fantômes, apparoissoient comme l’ombre gigantesque des morts qu’on vouloit célébrer.

Le jour de la fête le temps étoit doux, mais nébuleux ; il falloit que la nature répondit à l’attendrissement de tous les cœurs. L’enceinte choisie pour les jeux est entourée de collines parsemées d’arbres, et des montagnes à perte de vue sont derrière ces collines. Tous les spectateurs, au nombre de près de six mille, s’assirent sur les hauteurs en pente, et les couleurs variées des habillements ressembloient dans l’éloignement à des fleurs répandues sur la prairie. Jamais un aspect plus riant ne put annoncer une fête ; mais quand les regards s’élevoient, des rochers suspendus sembloient, comme la destinée, menacer les humains au milieu de leurs plaisirs. Cependant s’il est une joie de l’âme assez pure pour ne pas provoquer le sort, c’étoit celle-là.

Lorsque la foule des spectateurs fut réunie, on entendit venir de loin la procession de la fête, procession solennelle en effet, puisqu’elle étoit consacrée au culte du passé. Une musique agréable l’accompagnoit ; les magistrats paroissoient à la tête des paysans, les jeunes paysannes étoient vêtues selon le costume ancien et pittoresque de chaque canton ; les hallebardes et les bannières de chaque vallée étoient portées en avant de la marche par des hommes à cheveux blancs, habillés précisément comme on l’étoit il y a cinq siècles, lors de la conjuration de Rutli. Une émotion profonde s’emparoit de l’âme en voyant ces drapeaux si pacifiques qui avoient pour gardiens des vieillards. Le vieux temps étoit représenté par ces hommes âgés pour nous, mais si jeunes en présence des siècles ! Je ne sais quel air de confiance dans tous ces êtres foibles touchoit profondément, parce que cette confiance ne leur étoit inspirée que par la loyauté de leur âme. Les yeux se remplissoient de larmes au milieu de la fête, comme dans ces jours heureux et mélancoliques où l’on célèbre la convalescence de ce qu’on aime.

Enfin les jeux commencèrent, et les hommes de la vallée et les hommes de la montagne montrèrent, en soulevant d’énormes poids, en luttant les uns contre les autres, une agilité et une force de corps très-remarquables. Cette force rendoit autrefois les nations plus militaires ; aujourd’hui que la tactique et l’artillerie disposent du sort des armées, on ne voit dans ces exercices que des jeux agricoles. La terre est mieux cultivée par des hommes aussi robustes ; mais la guerre ne se fait qu’à l’aide de la discipline et du nombre, et les mouvements même de l’âme ont moins d’empire sur la destinée humaine depuis que les individus ont disparu dans les masses, et que le genre humain semble dirigé comme la nature inanimée par des lois mécaniques.

Après que les jeux furent terminés et que le bon bailli du lieu eut distribué les prix aux vainqueurs, on dîna sous des tentes, et l’on chanta des vers en l’honneur de la tranquille félicité des Suisses. On faisoit passer à la ronde pendant le repas des coupes en bois, sur lesquelles étoient sculptés Guillaume Tell et les trois fondateurs de la liberté helvétique. On buvoit avec transport au repos, à l’ordre, à l’indépendance ; et le patriotisme du bonheur s’exprimoit avec une cordialité qui pénétroit toutes les âmes.

« Les prairies sont aussi fleuries que jadis, les montagnes aussi verdoyantes : quand toute la nature sourit, le cœur seul de l’homme pourroit-il n’être qu’un désert[1]. »

Non sans doute il ne l’étoit pas, il s’épanouissoit avec confiance au milieu de cette belle contrée, en présence de ces hommes respectables, animés tous par les sentiments les plus purs. Un paysan pauvre, d’une étendue très-bornée, sans luxe, sans éclat, sans puissance, est chéri par ses habitants comme un ami qui cache ses vertus dans l’ombre et les consacre toutes au bonheur de ceux qui l’aiment. Depuis cinq siècles que dure la prospérité de la Suisse, on compte plutôt de sages générations que de grands hommes. Il n’y a point de place pour l’exception quand l’ensemble est aussi heureux. On diroit que les ancêtres de cette nation règnent encore au milieu d’elle : toujours elle les respecte, les imite, et les recommence. La simplicité des mœurs et l’attachement aux anciennes coutumes, la sagesse et l’uniformité dans la manière de vivre, rapprochent de nous le passé et nous rendent l’avenir présent. Une histoire, toujours la même, ne semble qu’un seul moment dont la durée est de plusieurs siècles.

La vie coule dans ces vallées comme les rivières qui les traversent ; ce sont des ondes nouvelles, mais qui suivent le même cours : puisse-t-il n’être point interrompu ! puisse la même fête être souvent célébrée au pied de ces mêmes montagnes ! L’étranger les admire comme une merveille, l’Helvétien les chérit comme un asile où les magistrats et les pères soignent ensemble les citoyens et les enfants.


  1. Ces paroles étoient le refrain d’un chant plein de grâce et de talent, composé pour cette fête. L’auteur de ce chant c’est madame Harmès, très-connue par ses écrits sous le nom de madame de Berlepsch en Allemagne.