De l’Allemagne/Seconde partie/XXIV

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Librairie Stéréotype (Tome 2p. 215-237).

CHAPITRE XXIV.

Luther, Attila, les Fils de la Vallée, La Croix
sur la Baltique, Le Vingt-Quatre Février,
par Werner.



Depuis que Schiller est mort, et que Goethe ne compose plus pour le théâtre, le premier des écrivains dramatiques de, l’Allemagne c’est Werner : personne n’a su mieux que lui répandre sur les tragédies le charme et la dignité de la poésie lyrique ; néanmoins, ce qui le rend si admirable comme poëte nuit à ses succès sur la scène. Ses pièces, d’une rare beauté, si l’on y cherche seulement des chants, des odes, des pensées religieuses et philosophiques, sont extrêmement attaquables, quand on les juge comme des drames qui peuvent être représentés. Ce n’est pas que Werner n’ait du talent pour le théâtre, et qu’il n’en connoisse même les effets beaucoup mieux que la plupart des écrivains allemands ; mais on diroit qu’il veut propager un système mystique de religion et d’amour à l’aide de l’art dramatique, et que ses tragédies sont le moyen dont il se sert, plutôt que le but qu’il se propose.

Luther, quoique composé toujours avec cette intention secrète, a eu le plus grand succès sur le théàtre de Berlin. La réformation est un événement d’une haute importance pour le monde, et particulièrement pour l’Allemagne qui en a été le berceau. L’audace et l’héroïsme réfléchi du caractère de Luther font une vive impression, surtout dans le pays où la pensée remplit à elle seule toute l’existence : nul sujet donc ne pouvoit exciter davantage l’attention des Allemands.

Tout ce qui concerne l’effet des nouvelles opinions sur les esprits est extrêmement bien peint dans la pièce de Werner. La scène s’ouvre dans les mines de Saxe, non loin de Wittemberg, où demeurait Luther : le chant des mineurs captive l’imagination ; le refrain de ces chants est toujours un appel à la terre extérieure, à l’air libre, au soleil. Ces hommes vulgaires, déjà saisis par la doctrine de Luther, s’entretiennent de lui et de la réformation ; et, dans leurs souterrains obscurs, ils s’occupent de la liberté de conscience, de l’examen de la vérité, enfin de cet autre jour, de cette autre lumière qui doit pénétrer dans les ténèbres de l’ignorance.

Dans le second acte, les agents de l’électeur de Saxe viennent ouvrir la porte des couvents aux religieuses. Cette scène, qui pouvoit être comique, est traitée avec une solennité touchante. Werner comprend avec son âme tous les cultes chrétiens ; et s’il conçoit bien la noble simplicité du protestantisme, il sait aussi ce que les vœux au pied de la croix ont de sévère et de sacré. L’abbesse du couvent, en déposant le voile qui a couvert ses cheveux noirs dans sa jeunesse, et qui cache maintenant ses cheveux blanchis, éprouve un sentiment d’effroi, touchant et naturel ; et des vers harmonieux et purs comme la solitude religieuse expriment son attendrissement. Parmi ces religieuses il y a la femme qui doit s’unir à Luther, et c’est dans ce moment la plus opposée de toutes à son influence.

Au nombre des beautés de cet acte il faut compter le portrait de Charles-Quint, de ce souverain dont l’âme s’est lassée de l’empire du monde. Un gentilhomme saxon attaché à son service s’exprime ainsi sur lui : « Cet homme gigantesque, dit-il, ne recèle point de cœur dans sa terrible poitrine. La foudre de la toute-puissance est dans sa main ; mais il ne sait point y joindre l’apothéose de l’amour. Il ressemble au jeune aigle qui tient le globe entier dans l’une de ses griffes, et doit le dévorer pour sa nourriture. » Ce peu de mots annonce dignement Charles-Quint ; mais il est plus facile de peindre un tel homme que de le faire parler lui-même.

Luther se fie à la parole de Charles-Quint, quoique cent ans auparavant, au Concile de Constance, Jean Hus et Jérôme de Prague eussent été brûlés vifs, malgré le sauf-conduit de l’empereur Sigismond. À la veille de se rendre à Worms, où se tient la diète de l’Empire, le courage de Luther foiblit pendant quelques instants ; il se sent saisi par la terreur et le découragement. Son jeune disciple lui apporte la flûte dont il avoit coutume de jouer pour ranimer ses esprits abattus ; il la prend, et des accords harmonieux font rentrer dans son cœur toute cette confiance en Dieu, qui est la merveille de l’existence spirituelle. On dit que ce moment produisit beaucoup d’effet sur le théâtre de Berlin, et c’est facile à concevoir. Les paroles, quelque belles qu’elles soient, ne peuvent changer notre disposition intérieure aussi rapidement que la musique ; Luther la considéroit comme un art qui appartenoit à la théologie, et servoit puissamment à développer les sentiments religieux dans le cœur de l’homme.

Le rôle de Charles-Quint, dans la diète de Worms, n’est pas exempt d’affectation, et par conséquent il manque de grandeur. L’auteur a voulu mettre en opposition l’orgueil espagnol et la simplicité rude des Allemands ; mais, sans compter que Charles-Quint avoit trop de génie pour être exclusivement de tel ou tel pays, il me semble que Werner auroit dû se garder de présenter un homme, d’une volonté forte, proclamant ouvertement et surtout inutilement cette volonté. Elle se dissipe pour ainsi dire en l’exprimant ; et les souverains despotiques ont toujours fait plus de peur par ce qu’ils cachoient que par ce qu’ils laissoient voir.

Werner, à travers le vague de son imagination, a l’esprit très-fin et très-observateur ; mais il me semble que, dans le rôle de Charles-Quint, il a pris des couleurs qui ne sont pas nuancées comme la nature.

Un des beaux moments de la pièce de Luther, c’est lorsqu’on voit marcher à la diète, d’une part, les évêques, les cardinaux, toute la pompe enfin de la religion catholique ; et de l’autre, Luther, Mélanchthon, et quelques-uns des réformés leurs disciples, vêtus de noir, et chantant dans la langue nationale le cantique qui commence par ces mots : Notre Dieu est notre forteresse. La magnificence extérieure a été vantée souvent comme un moyen d’agir sur l’imagination ; mais quand le christianisme se montre dans sa simplicité pure et vraie, la poésie du fond de l’âme l’emporte sur toutes les autres.

L’acte dans lequel se passe le plaidoyer de Luther, en présence de Charles-Quint, des princes de l’Empire et de la diète de Worms, commence par le discours de Luther ; mais l’on n’entend que sa péroraison, parce qu’il est censé avoir déjà dit tout ce qui concerne sa doctrine. Après qu’il a parlé, l’on recueille les avis des princes et des députés sur son procès. Les divers intérêts qui meuvent les hommes, la peur, le fanatisme, l’ambition, sont parfaitement caractérisés dans ces avis. Un des votants, entre autres, dit beaucoup de bien de Luther et de sa doctrine ; mais il ajoute en même temps que, « puisque tout le monde affirme que cela met du trouble dans l’Empire, il opine, bien qu’à regret, pour que Luther soit brûlé. » On ne peut s’empêcher d’admirer dans les ouvrages de Werner la connaissance parfaite qu’il a des hommes, et l’on voudroit que, sortant de ses rêveries, il mît plus souvent pied à terre pour développer dans ses écrits dramatiques son esprit observateur.

Luther est renvoyé par Charles-Quint, et renfermé pendant quelque temps dans la forteresse de Wartbourg, parce que ses amis, à la tête desquels étoit l’électeur de Saxe, l’y croyoient plus en sûreté. Il reparaît enfin dans Wittemberg, où il a établi sa doctrine, ainsi que dans tout le nord de l’Allemagne.

Vers la fin du cinquième acte, Luther, au milieu de la nuit, prêche dans l’église contre les anciennes erreurs. Il annonce qu’elles disparoîtront bientôt, et que le nouveau jour de la raison va se lever. Dans ce moment on vit, sur le théâtre de Berlin, les cierges s’éteindre par degrés, et l’aurore du jour percer à travers les vitraux de la cathédrale gothique.

La pièce de Luther est si animée, si variée, qu’il est aisé de concevoir comment elle a ravi tous les spectateurs ; néanmoins on est souvent distrait de l’idée principale par des singularités et des allégories qui ne conviennent ni à un sujet tiré de l’histoire, ni surtout au théâtre.

Catherine, en apercevant Luther, qu’elle détestoit, s’écrie  : — Voilà mon idéal ! — et le plus violent amour s’empare d’elle à cet instant. Werner croit qu’il y a de la prédestination dans l’amour, et que les êtres créés l’un pour l’autre doivent se reconnoître à la première vue. C’est une très-agréable doctrine métaphysique et madrigalique, mais qui ne sauroit guère être comprise sur la scène ; d’ailleurs il n’y a rien de plus étrange que cette exclamation sur l’idéal adressée à Martin Luther ; car on se le représente comme un gros moine savant et scolastique, à qui ne convient guère l’expression la plus romanesque qu’on puisse emprunter à la théorie moderne des beaux-arts.

Deux anges, sous la forme d’un jeune homme disciple de Luther, et d’une jeune fille amie de Catherine, semblent traverser la pièce avec des hyacinthes et des palmes, comme des symboles de la pureté et de la foi. Ces deux anges disparoissent à la fin, et l’imagination les suit dans les airs ; mais le pathétique est moins pressant, quand on se sert de tableaux fantastiques pour embellir la situation ; c’est un autre genre de plaisir, ce n’est plus celui qui naît des émotions de l’âme ; car l’attendrissement ne peut exister sans la sympathie. L’on veut juger, sur la scène, les personnages comme des êtres existants : blâmer, approuver leurs actions, les deviner, les comprendre, et se transporter à leur place, pour éprouver tout l’intérêt de la vie réelle, sans en redouter les dangers.

Les opinions de Werner, sous le rapport de l’amour et de la religion, ne doivent pas êlre légèrement examinées. Ce qu’il sent est sûrement vrai pour lui ; mais comme, dans ce genre surtout, la manière de voir et les impressions de chaque individu sont différentes, il ne faut pas qu’un auteur fasse servir à propager ses opinions personnelles un art essentiellement universel et populaire.

Une autre production de Werner, bien belle et bien originale, c’est Attila. L’auteur prend l’histoire de ce fléau de Dieu au moment de son arrivée devant Rome. Le premier acte commence par les gémissements des femmes et des enfants qui s’échappent d’Aquilée en cendre ; et cette exposition en mouvement, non-seulement excite l’intérêt dès les premiers vers de la pièce, mais donne une idée terrible de la puissance d’Altila ; C’est un art nécessaire au théâtre, que de faire juger les principaux personnages, plutôt par l’effet qu’ils produisent sur les autres, que par un portrait, quelque frappant qu’il puisse être. Un seul homme multiplié par ceux qui lui obéissent remplit d’épouvante l’Asie et l’Europe. Quelle image gigantesque de la volonté absolue ce spectacle n’offre-t-il pas ?

À côté d’Attila est une princesse de Bourgogne, Hildegonde, qui doit l’épouser, et dont il se croit aimé. Cette princesse nourrit un profond sentiment de vengeance contre lui, parce qu’il a tué son père et son amant. Elle ne veut s’unir à lui que pour l’assassiner ; et, par un raffinement singulier de haine, elle l’a soigné lorsqu’il étoit blessé, de peur qu’il ne mourût de l’honorable mort des guerriers. Cette femme est peinte comme la déesse de la guerre ; ses cheveux blonds et sa tunique écarlate semblent réunir en elle l’image de la foiblesse et de la fureur. C’est un caractère mystérieux qui a d’abord un grand empire sur l’imagination ; mais quand ce mystère va toujours croissant, quand le poëte laisse supposer qu’une puissance infernale s’est emparée d’elle, et que non-seulement, à la fin de la pièce, elle immole Attila pendant la nuit de ses noces, mais poignarde à côté de lui son fils âgé de quatorze ans, il n’y a plus de trait de femme dans cette créature, et l’aversion qu’elle inspire l’emporte sur l’effroi qu’elle peut causer. Néanmoins ; tout ce rôle d’Hildegonde est une invention originale ; et, dans un poëme épique, où l’on admettrait les personnages allégoriques, cette furie sous des traits doux, attachée aux pas d’un tyran, comme la flatterie perfide, produirait sans doute un grand effet.

Enfin il parait, ce terrible Attila, au milieu des flammes qui ont consumé la ville d’Aquilée ; il s’assied sur les ruines des palais qu’il vient de renverser, et semble à lui seul chargé d’accomplir en un jour l’œuvre des siècles. Il a comme une sorte de superstition envers lui-même, il est l’objet de son culte, il croit en lui, il se regarde comme l’instrument des décrets du ciel, et cette conviction mêle un certain système d’équité à ses crimes. Il reproche à ses ennemis leurs fautes, comme s’il n’en avoit pas commis plus qu’eux tous ; il est féroce, et néanmoins c’est un barbare généreux ; il est despote, et se montre pourtant fidèle à sa promesse ; enfin au milieu des richesses du monde il vit comme un soldat, et ne demande à la terre que la jouissance de la conquérir.

Attila remplit les fonctions de juge dans la place publique, et là il prononce sur les délits portés devant son tribunal d’après un instinct naturel, qui va plus au fond des actions que les lois abstraites dont les décisions sont les mêmes pour tous les cas. Il condamne son ami, coupable de parjure, l’embrasse en pleurant, mais ordonne qu’à l’instant il soit déchiré par des chevaux : l’idée d’une nécessité inflexible le dirige, et sa propre volonté lui paroît à lui-même cette nécessité. Les mouvements de son âme ont une sorte de rapidité et de décision qui exclut toute nuance ; il semble que cette âme se porte comme une force physique irrésistiblement et toute entière dans la direction qu’elle suit. Enfin on amène devant son tribunal un fratricide ; et comme il a tué son frère, il se trouble, et refuse de juger le criminel. Attila, malgré tous ses forfaits, se croyoit chargé d’accomplir la justice divine sur la terre, et, prêt à condamner un homme pour un attentat pareil à celui dont sa propre vie a été souillée, quelque chose qui tient du remords le saisit au fond de l’âme.

Le second acte est une peinture vraiment admirable de la cour de Valentinien à Rome. L’auteur met en scène, avec autant de sagacité que de justesse, la frivolité du jeune empereur Valentinien, que le danger de son empire ne détourne pas de ses amusements accoutumés ; l’insolence de l’impératrice-mère, qui ne sait pas dompter la moindre de ses haines quand il s’agit du bonheur de l’empire, et qui se prête à toutes les bassesses dès qu’un danger personnel la menace. Les courtisans infatigables dans leurs intrigues cherchent encore à se nuire les uns aux autres à la veille de la ruine de tous ; et la vieille Rome est punie par un barbare de s’être montrée elle-même si tyrannique envers le monde : ce tableau est d’un poëte historien comme Tacite.

Au milieu de ces caractères si vrais apparoît le pape Léon, personnage sublime donné par l’histoire, et la princesse Honoria, dont Attila réclame l’héritage, afin de le lui rendre. Honoria éprouve en secret un amour passionné pour le fier conquérant qu’elle n’a jamais vu, mais dont la gloire l’enflamme. On voit que l’intention de l’auteur a été de faire d’Hildegonde et d’Honoria le bon et le mauvais génie d’Attila ; et déjà l’allégorie qu’on croit entrevoir dans ces personnages refroidit l’intérêt dramatique qu’ils pourraient inspirer. Cet intérêt néanmoins se relève admirablement dans plusieurs scènes de la pièce, mais surtout lorsque Attila, après avoir défait les troupes de l’empereur Valentinien, marche à Rome, et rencontre sur la route le pape Léon, porté sur un brancard, et précédé de la pompe sacerdotale.

Léon le somme, au nom de Dieu, de ne pas entrer dans la ville éternelle. Attila ressent tout à coup une terreur religieuse jusqu’alors étrangère à son âme. Il croit voir dans le ciel saint Pierre qui, l’épée nue, lui défend d’avancer. Cette scène est le sujet d’un admirable tableau de Raphaël. D’un côté, le plus grand calme règne sur la figure du vieillard sans défense, entouré par d’autres vieillards qui se confient, Comme lui, à la protection de Dieu ; et de l’autre, l’effroi se peint sur la redoutable figure du roi des Huns ; son cheval même se cabre à l’éclat de la lumière céleste, et les guerriers de l’invincible baissent les yeux devant les cheveux blancs du saint homme, qui passe sans crainte au milieu d’eux.

Les paroles du poëte expriment très-bien la sublime intention du peintre, le discours de Léon est une hymne inspirée ; et la manière dont la conversion du guerrier du Nord est indiquée me semble aussi vraiment belle. Attila, les yeux tournés vers le ciel et contemplant l’apparition qu’il croit voir, appelle Edécon, l’un des chefs de son armée, et lui dit :

« Edécon, n’aperçois-tu pas là haut un géant terrible ? ne l’aperçois-tu pas là au-dessus de la place même où le vieillard s’est fait voir à la clarté du soleil ?

EDÉCON.

Je ne vois que des corbeaux qui se précipitent en troupe sur les morts qui vont leur servir de pâture.

ATTILA.

Non, c’est un fantôme ; c’est peut-être l’image de celui qui peut seul absoudre ou condamner. Le vieillard ne l’a-t-il pas prédit ? Voilà ce géant dont la tête est dans le ciel et dont les pieds touchent la terre ; il menace de ses flammes la place où nous sommes ; il est là devant nous, immobile ; il dirige contre moi, comme un juge, son épée flamboyante.

EDÉCON.

Ces flammes, ce sont les feux du ciel qui dorent dans ce moment les coupoles des temples de Rome.

ATTILA.


Oui, c’est un temple d’or, orné de perles, qu’il porte sur sa tête blanchie ; d’une main il tient une épée flamboyante, et de l’autre deux clefs d’airain entourées de fleurs et de rayons ; deux clefs que le géant a reçues sans doute des mains de Wodan, pour ouvrir ou fermer les portes de Walhalla[1]. » Dès cet instant la religion chrétienne agit sur l’âme d’Attila, malgré les croyances de ses ancêtres, et il ordonne à son armée de s’éloigner de Rome.

On voudroit que la tragédie finît là, et il y auroit déjà bien assez de beautés pour plusieurs pièces bien ordonnées ; mais il arrive un cinquième acte, pendant lequel Léon, qui est un pape beaucoup trop initié dans la théorie mystique de l’amour, conduit la princesse Honoria dans le camp d’Attila, la nuit même où Hildegonde l’épouse et l’assassine. Le pape, qui sait d’avance cet événement, le prédit sans l’empêcher, parce qu’il faut que le sort d’Attila s’accomplisse. Honoria et le pape Léon prient pour Attila sur le théâtre. La pièce finit par un alleluia, et s’élevant vers le ciel comme un encens de poésie, elle s’évapore au lieu de se terminer.

La versification de Werner est pleine des admirables secrets de l’harmonie, et l’on ne sauroit donner en français l’idée de son talent à cet égard. Je me souviens, entre autres, dans une de ses tragédies tirée de l’histoire de Pologne, de l’effet merveilleux d’un cœur de jeunes ombres qui apparoissent dans les airs : le poëte sait changer l’allemand en une langue molle et douce que ces ombres fatiguées et désintéressées articulent avec des sons à demi formés ; tous les mots qu’elles prononcent, toutes les rimes des vers sont pour ainsi dire vaporeuses. Le sens aussi des paroles est admirablement adapté à la situation ; elles peignent si bien un froid repos, un terne regard ; on y entend le retentissement lointain de la vie, et le pâle reflet des impressions effacées jette sur toute la nature comme un voile de nuages.

S’il y a dans les pièces de Werner des ombres qui ont vécu, on y trouve aussi quelquefois des personnages fantastiques qui semblent n’avoir pas encore reçu l’existence terrestre. Dans le prologue de Tarare de Beaumarchais, un génie demande à ces êtres imaginaires s’ils veulent naître ; et l’un d’entre eux répond : — Je ne m’y sens aucun empressement. — Cette spirituelle réponse pourroit s’appliquer à la plupart de cet figures allégoriques qu’on voudroit introduire sur le théâtre allemand.

Werner a composé sur les Templiers une pièce en deux volumes, les Fils de la Vallée, d’un grand intérêt pour ceux qui sont initiés dans la doctrine des ordres secrets ; car c’est plutôt l’esprit de ces ordres que la couleur historique qui s’y fait remarquer. Le poëte cherche à rattacher les Francs-Maçons aux Templiers, et s’applique à faire voir que les mêmes traditions et le même esprit se sont toujours conservés parmi eux. L’imagination de Werner se plaît singulièrement à ces associations qui ont l’air de quelque chose de surnaturel, parce qu’elles multiplient d’une façon extraordinaire la force de chacun, en donnant à tous une tendance semblable. Cette pièce, ou ce poème des Fils de la Vallée, a produit une grande sensation en Allemagne ; je doute qu’il obtint autant de succès parmi nous.

Une autre composition de Werner, très-digne de remarque, c’est celle qui a pour sujet l’introduction du christianisme en Prusse et en Livonie. Ce roman dramatique est intitulé la Croix sur la Baltique. Il y règne un sentiment très-vif de ce qui caractérise le Nord, la pêche de l’ambre, les montagnes hérissées de glace, l’âpreté du climat, l’action rapide de la belle saison, l’hostilité de la nature, la rudesse que cette lutte doit inspirer à l’homme ; et l’on reconnaît dans ces tableaux un poëte qui a puisé dans ses propres sensations ce qu’il exprime et ce qu’il décrit.

J’ai vu jouer, sur un théâtre de société, une pièce de la composition de Werner, intitulée le Vingt-quatre Février : pièce sur laquelle les opinions doivent être très-partagées. L’auteur suppose que, dans les solitudes de la Suisse, il y avoit une famille de paysans qui s’étoit rendue coupable des plus grands crimes, et que la malédiction paternelle poursuivoit de père en fils. La troisième génération maudite présente le spectacle d’un homme qui a été la cause de la mort de son père en l’outrageant ; le fils de ce malheureux a dans son enfance tué sa propre sœur par un jeu cruel, mais sans savoir ce qu’il faisoit. Après cet affreux événement il a disparu. Les travaux du père parricide ont toujours été frappés de malheur depuis ce temps ; ses champs sont devenus stériles ses bestiaux ont péri ; la pauvreté la plus horrible l’accable ; ses créanciers le menacent de s’emparer de sa cabane, et de le jeter dans une prison ; sa femme va se trouver seule, errante au milieu des neiges des Alpes. Tout à coup arrive le fils absent depuis vingt années. Des sentiments doux et religieux l’animent ; il est plein de repentir, quoique son intention n’ait pas été coupable. Il revient chez son père ; et ne pouvant en être reconnu, il veut d’abord lui cacher son nom, pour gagner son affection avant de se dire son fils ; mais le père devient avide et jaloux, dans sa misère, de l’argent que porte avec lui cet hôte, qui lui paroît un étranger vagabond et suspect ; et quand l’heure de minuit sonne, le vingt-quatre février, anniversaire de la malédiction paternelle dont la famille entière est frappée, il plonge un couteau dans le sein de son fils. Celuici révèle, en expirant, son secret à l’homme doublement coupable, assassin de son père et de son enfant, et le misérable va se livrer au tribunal qui doit le condamner.

Ces situations sont terribles ; elles produisent, on ne sauroit le nier, un grand effet : cependant on admire bien plus la couleur poétique de cette pièce, et la gradation des motifs tirés des passions, que le sujet sur lequel elle est fondée.

Transporter la destinée funeste de la famille des Atrides chez des hommes du peuple, c’est trop rapprocher des spectateurs le tableau des crimes. L’éclat du rang, et la distance des siècles, donnent à la scélératesse elle-même un genre de grandeur qui s’accorde mieux avec l’idéal des arts ; mais quand vous voyez le couteau au lieu du poignard ; quand le site, les mœurs, les personnages peuvent se rencontrer sous vos yeux, vous avez peur comme dans une chambre noire ; mais ce n’est pas là le noble effroi qu’une tragédie doit causer.

Cependant cette puissance de la malédiction paternelle, qui semble représenter la Providence sur la terre, remue l’âme fortement. La fatalité des anciens est un caprice du destin ; mais la fatalité, dans le christianisme, est une vérité morale sous une forme effrayante. Quand l’homme ne cède pas au remords, l’agitation même que ce remords lui fait éprouver le précipite dans de nouveaux crimes ; la conscience repoussée se change en un fantôme qui trouble la raison.

La femme du paysan criminel est poursuivie par le souvenir d’une romance qui raconte un parricide ; et seule, pendant son sommeil, elle ne peut s’empêcher de la répéter à demi-voix, comme ces pensées confuses et involontaires dont le retour funeste semble un présage intime du sort.

La description des Alpes et de leur solitude est de la plus grande beauté ; la demeure du coupable, la chaumière où se passe la scène, est loin de toute habitation : la cloche d’aucune église ne s’y fait entendre, et l’heure n’y est annoncée que par la pendule rustique, dernier meuble dont la pauvreté n’a pu se résoudre à se séparer : le son monotone de cette pendule, dans le fond de ces montagnes où le bruit de la vie n’arrive plus, produit un frémissement singulier. On se demande pourquoi du temps dans ce lieu ; pourquoi la division des heures, quand nul intérêt ne les varie ? et quand celle du crime se fait entendre, on se rappelle cette belle idée d’un missionnaire qui supposoit que dans l’enfer les damnés demandoient sans cesse : — Quelle heure est-il ? et qu’on leur répondoit : — L’éternité ! — On a reproché à Werner de mettre dans ses tragédies des situations qui prêtent aux beautés lyriques plutôt qu’au développement des passions théâtrales. On peut l’accuser d’un défaut contraire dans la pièce du Vingt-quatre Février. Le sujet de cette pièce, et les mœurs qu’elle représente, sont trop rapprochés de la vérité, et d’une vérité atroce qui ne devroit point entrer dans le cercle des beaux-arts. Ils sont placés entre le ciel et la terre ; et le beau talent de Werner quelquefois s’élève au-dessus, quelquefois descend plus bas que la région dans laquelle les fictions doivent rester.


  1. Walhalla est le paradis des, Scandinaves.