De l’Allemagne/Seconde partie/XXV

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Librairie Stéréotype (Tome 2p. 238-255).

CHAPITRE XXV.

Diverses pièces du théâtre allemand et
danois.


Les ouvrages dramatiques de Kotzebue sont traduits dans plusieurs langues. Il seroit donc superflu de s’occuper à les faire connoître. Je dirai seulement qu’aucun juge impartial ne peut lui refuser une intelligence parfaite des effets du théâtre. Les Deux Frères, Misanthropie et Repentir, Les Hussites, Les Croisés, Hugo Grotius, Jeanne de Montfaucon, La Mort de Rolla, etc., excitent l’intérêt le plus vif partout où ces pièces sont jouées. Toutefois il faut avouer que Kotzebue ne sait donner à ses personnages, ni la couleur des siècles dans lesquels ils ont vécu, ni les traits nationaux, ni le caractère que l’histoire leur assigne. Ces personnages, à quelque pays, à quelque siècle qu’ils appartiennent, se montrent toujours contemporains et compatriotes ; ils ont les mêmes opinions philosophiques, les mêmes mœurs modernes, et soit qu’il s’agisse d’un homme de nos jours ou de la fille du Soleil, l’on ne voit jamais dans ces pièces qu’un tableau du temps présent naturel et pathétique. Si le talent théâtral de Kotzebue, unique en Allemagne, pouvoit être réuni avec le don de peindre les caractères tels que l’histoire nous les transmet, et si son style poétique s’élevoit à la hauteur des situations dont il est l’ingénieux inventeur, le succès de ses pièces seroit aussi durable qu’il est brillant.

Au reste, rien n’est si rare que de trouver dans le même homme les deux facultés qui constituent un grand auteur dramatique ; l’habileté dans son métier, si l’on peut s’exprimer ainsi, et le génie dont le point de vue est universel : ce problème est la difficulté de la nature humaine toute entière ; et l’on peut toujours remarquer quels sont, parmi les hommes, ceux en qui le talent de la conception ou celui de l’exécution domine ; ceux qui sont en relation avec tous les temps ou particulièrement propres au leur : cependant c’est dans la réunion des qualités opposées que consistent les phénomènes en tout genre. La plupart des pièces de Kotzebue renferment quelques situations d’une grande beauté. Dans les Hussites, lorsque Procope, successeur de Ziska, met le siége devant Naumbourg, les magistrats prennent la résolution d’envoyer tous les enfants de la ville au camp ennemi pour demander la grâce des habitants. Ces pauvres enfants doivent aller seuls implorer les fanatiques soldats, qui n’épargnoient ni le sexe ni l’âge. Le bourgmestre offre le premier ses quatre fils, dont le plus âgé a douze ans, pour cette expédition périlleuse. La mère demande qu’au moins il y en ait un qui reste auprès d’elle ; le père a l’air d’y consentir, et il se met à rappeler successivement les défauts de chacun de ses enfants, afin que la mère déclare quels sont ceux qui lui inspirent le moins d’intérêt ; mais chaque fois qu’il commence à en blâmer un, la mère assure que c’est celui de tous qu’elle préfère, et l’infortunée est enfin obligée de convenir que le cruel choix est impossible, et qu’il vaut mieux que tous partagent le même sort.

Au second acte, on voit le camp des Hussites ; tous ces soldats, dont la figure est si menaçante, reposent sous leurs tentes. Un léger bruit excite leur attention : ils aperçoivent dans la plaine une foule d’enfants qui marchent en troupe, une branche de chêne à la main : ils ne peuvent concevoir ce que cela signifie, et prenant leurs lances, ils se placent à l’entrée du camp pour en défendre l’approche. Les enfants avancent sans crainte au-devant des lances, et les Hussites reculent toujours involontairement, irrités d’être attendris, et ne comprenant pas eux-mêmes ce qu’ils éprouvent. Procope sort de sa tente ; il se fait amener le bourgmestre, qui avoit suivi de loin les enfants, et lui ordonne de désigner ses fils. Le bourgmestre s’y refuse ; les soldats de Procope le saisissent, et dans cet instant les quatre enfants sortent de la foule et se précipitent dans les bras de leur père. — Tu les connois tous à présent, dit le bourgmestre à Procope ; ils se sont nommés eux-mêmes. — La pièce finit heureusement ; et le troisième acte se passe tout en félicitations ; mais le second acte est du plus grand intérêt théâtral.

Des scènes de roman font tout le mérite de la pièce des Croisés. Une jeune fille, croyant que son amant a péri dans les guerres, s’est faite religieuse à Jérusalem, dans un ordre consacré à servir les malades. On amène dans son couvent un chevalier dangereusement blessé : elle vient couverte de son voile, et, ne levant pas les yeux sur lui, elle se met à genoux pour le panser. Le chevalier, dans ce moment de douleur, prononce le nom de sa maîtresse ; l’infortunée reconnoît ainsi son amant. Il veut l’enlever : l’abbesse du couvent découvre son dessein et le consentement que la religieuse y a donné. Elle la condamne, dans sa fureur, à être ensevelie vivante ; et le malheureux chevalier, errant vainement autour de l’église, entend l’orgue et les voix souterraines qui célèbrent le service des morts pour celle qui vit encore et qui l’aime. Cette situation est déchirante : mais tout finit de même heureusement. Les Turcs, conduits par le jeune chevalier, viennent délivrer la religieuse. Un couvent d’Asie, dans le treizième siècle, est traité comme les Victimes cloîtrées pendant la révolution de France ; et des maximes douces, mais un peu faciles, terminent la pièce à la satisfaction de tout le monde.

Kotzebue a fait un drame de l’anecdote de Grotius mis en prison par le prince d’Orange, et, délivré par ses amis, qui trouvent le moyen de l’emporter de sa forteresse, caché dans une caisse de livres. Il y a des situations très-remarquables dans cette pièce : un jeune officier, amoureux de la fille de Grotius, apprend d’elle qu’elle cherche à faire évader son père, et lui promet de la seconder dans ce projet ; mais le commandant, son ami, obligé de s’éloigner pour vingt-quatre heures, lui confie les clefs de la citadelle. Il y a peine de mort contre le commandant lui-même, si le prisonnier s’échappe en son absence. Le jeune lieutenant, responsable de la vie de son ami, empêche le père de sa maîtresse de se sauver, en le forçant à rentrer dans sa prison au moment où il étoit prêt à monter dans la barque préparée pour le délivrer. Le sacrifice que fait ce jeune lieutenant, en s’exposant ainsi à l’indignation de sa maîtresse, est vraiment héroïque ; lorsque le commandant revient, et que l’officier n’occupe plus la place de son ami, il trouve le moyen d’attirer sur lui, par un noble mensonge, la peine capitale portée contre ceux qui ont tenté une seconde fois de faire sauver Grotius, et qui y ont enfin réussi. La joie du jeune homme, lorsque son arrêt de mort lui garantit le retour de l’estime de sa maîtresse, est de la plus touchante beauté ; mais, à la fin, il y a tant de magnaniité dans Grotius, qui revient se constituer prisonnier pour sauver le jeune homme, dans le prince d’Orange, dans la fille, dans l’auteur même, qu’on n’a plus qu’à dire amen à tout. On a pris les situations de cette pièce dans un drame français ; mais elles sont attribuées à des personnages inconnus ; et Grotius ni le prince d’Orange n’y sont nommés. C’est très-sagement fait, car il n’y a rien dans l’allemand qui convienne spécialement au caractère de ces deux hommes tels que l’histoire nous les représente.

Jeanne de Montfaucon étant une aventure de chevalerie de l’invention de Kotzebue, il a été plus libre que dans toute autre pièce de traiter le sujet à sa manière. Une actrice charmante, Mad. Unzelmann, jouoit le principal rôle ; et la manière dont elle défendoit son cœur et son château contre un chevalier discourtois faisoit au théâtre une impression très-agréable. Tour à tour guerrière et désespérée, son casque ou ses cheveux épars servoient à l’embellir ; mais les situations de ce genre prêtent bien plus à la pantomime qu’à la parole, et les mots ne sont là que pour achever les gestes.

La Mort de Rolla est d’un mérite supérieur à tout ce que je viens de citer ; le célèbre Shéridan en a fait une pièce intitulée Pizarre, qui a eu le plus grand succès en Angleterre ; un mot à la fin de la pièce est d’un effet admirable. Rolla, chef des Péruviens, a long-temps combattu contre les Espagnols ; il aimoit Cora, la fille du Soleil, et néanmoins il a généreusement travaillé à vaincre les obstacles qui la séparoient d’Alonzo. Un an après leur hymen les Espagnols enlèvent le fils de Cora qui venoit de naître ; Rolla s’expose à tous les périls pour le retrouver, il le rapporte enfin couvert de sang dans son berceau ; Rolla voit la terreur de la mère à cet aspect. « Rassure-toi, lui dit-il, ce sang-là, c’est le mien ! » et il expire.

Quelques écrivains allemands n’ont pas été justes, ce me semble, envers le talent dramatique de Kotzebue ; mais il faut reconnoître les motifs estimables de cette prévention ; Kotzebue n’a pas toujours respecté dans ses pièces la vertu sévère et la religion positive ; il s’est permis un tel tort, non par système, ce me semble, mais pour produire, selon l’occasion, plus d’effet au théâtre : il n’en est pas moins vrai que des critiques austères ont dû l’en blâmer. Il paroît lui-même depuis quelques années se conformer à des principes plus réguliers, et loin que son talent y perde, il y a beaucoup gagné. La hauteur et la fermeté de la pensée tiennent toujours par des liens secrets à la pureté de la morale.

Kotzebue et la plupart des auteurs allemands avoient emprunté de Lessing l’opinion qu’il falloit écrire en prose pour le théâtre, et rapprocher toujours le plus possible la tragédie du drame ; Goethe et Schiller, par leurs derniers ouvrages, et les écrivains de la nouvelle école, ont renversé ce système : l’on pourroit plutôt reprocher à ces écrivains l’excès contraire, c’est-à-dire une poésie trop exaltée, et qui détourne l’imagination de l’effet théâtral. Dans les auteurs dramatiques qui, comme Kotzebue, ont adopté les principes de Lessing, on trouve presque toujours de la simplicité et de l’intérêt ; Agnès de Bernau, Jules de Tarente, don Diégo et Léonore ont été représentés avec beaucoup de succès, et un succès mérité ; comme ces pièces sont traduites dans le recueil de Friedel, il est inutile d’en rien citer. Il me semble que don Diégo et Léonore surtout pourroit, avec quelques changements, réussir sur le théâtre français. Il faudrait y conserver la touchante peinture de cet amour profond et mélancolique qui pressent le malheur avant même qu’aucun revers l’annonce ; les Ecossais appellent ces pressentiments du cœur la seconde vue de l’homme ; ils ont tort de l’appeler la seconde, c’est la première, et peut-être la seule vraie.

Parmi les tragédies en prose qui s’élèvent au-dessus du genre du drame il faut compter quelques essais de Gerstenberg. Il a imaginé de choisir la mort d’Ugolin pour sujet d’une tragédie ; l’unité de lieu y est forcée, puisque la pièce commence et finit dans la cour où périt Ugolin avec ses trois fils ; quant à l’unité de temps, il faut plus de vingt-quatre heures pour mourir de faim ; mais du reste l’événement est toujours le même, et seulement l’horreur croissante en marque le progrès. Il n’y a rien de plus sublime dans Le Dante que la peinture du malheureux père qui a vu périr ses trois enfants à côté de lui, et s’acharne dans les enfers sur le crâne du farouche ennemi dont il fut la victime, mais cet épisode ne sauroit être le sujet d’un drame. Il ne snffit pas d’une catastrophe pour faire une tragédie ; la pièce de Gerstenberg contient des beautés énergiques, et le moment où l’on entend murer la prison cause la plus terrible impression que l’àme puisse éprouver, c’est la mort vivante ; mais le désespoir ne peut se soutenir cinq actes ; le spectateur doit en mourir ou se consoler ; et l’on pourroit appliquer à cette tragédie ce qu’un spirituel Américain, M. G. Morris, disoit des Français en 1790, Ils ont traversé la liberté. Traverser le pathétique, c’est-à-dire aller au-delà de l’émotion que les forces de l’âme sont capables de supporter, c’est en manquer l’effet.

Klinger, connu par d’autres écrits pleins de profondeur et de sagacité, a composé une tragédie d’un grand intérêt, intitulée les Jumeaux. La rage qu’éprouve celui des deux frères qui passe pour le cadet, sa révolte contre un droit d’aînesse, l’effet d’un instant, est admirablement peinte dans cette pièce : quelques écrivains ont prétendu que c’est à ce genre de jalousie qu’il faut attribuer le destin du masque de fer : quoi qu’il en soit, on comprend très-bien comment la haine que le droit d’aînesse peut exciter doit être plus vive entre des jumeaux. Les deux frères sortent tous les deux à cheval ; on attend leur retour, le jour se passe sans qu’ils reparoissent ; mais le soir on aperçoit de loin le cheval de l’aîné, qui revient seul dans la maison du père : une circonstance aussi simple ne pourroit guère se raconter dans nos tragédies, et cependant elle glace le sang dans les veines : le frère a tué le frère, et le père, indigné, venge la mort d’un fils sur le dernier qui lui reste. Cette tragédie, pleine de chaleur et d’éloquence, feroit, ce me semble, un effet prodigieux s’il s’agissoit de personnages célèbres ; mais on a de la peine à concevoir des passions si violentes pour l’héritage d’un château sur le bord du Tibre. On ne sauroit trop le répéter, il faut pour la tragédie des sujets historiques, ou des traditions religieuses qui réveillent de grands souvenirs dans l’âme des spectateurs ; car dans les fictions, comme dans la vie, l’imagination réclame le passé, quelque avide qu’elle soit de l’avenir.

Les écrivains de la nouvelle école littéraire en Allemagne ont plus que tous les autres du grandiose dans la manière de concevoir les beaux-arts ; et toutes leurs productions, soit qu’elles réussissent ou non sur la scène, sont combinées d’après des réflexions et des pensées dont l’analyse intéresse ; mais on n’analyse pas au théâtre, et l’on a beau démontrer que telle pièce devroit réussir, si le spectateur reste froid, la bataille dramatique est perdue ; le succès, à quelques exceptions près, est dans les arts la preuve du talent ; le public est presque toujours un juge de beaucoup d’esprit quand les circonstances passagères n’altèrent pas son opinion. La plupart de ces tragédies allemandes, que leurs auteurs mêmes ne destinent point à la représentation, sont néanmoins de très-beaux poëmes. L’un des plus remarquables, c’est Geneviève de Brabant, dont Tieck est l’auteur : l’ancienne légende, qui fait vivre cette sainte dix ans dans un désert avec des herbes et des fruits, n’ayant pour son enfant d’autre secours que le lait d’une biche fidèle, est admirablement bien traitée dans ce roman dialogué. La pieuse résignation de Geneviève est peinte avec les couleurs de la poésie sacrée, et le caractère de l’homme qui l’accuse, après avoir voulu vainement la séduire, est tracé de main de maître : ce coupable conserve au milieu de ses crimes une sorte d’imagination poétique qui donne à ses actions comme à ses remords une originalité sombre. L’exposition de cette pièce se fait par saint Boniface qui raconte ce dont il s’agit, et débute en ces termes : « Je suis saint Boniface qui viens ici pour vous dire, etc. » Ce n’est point par hasard que cette forme a été choisie par l’auteur ; il montre trop de profondeur et de finesse dans ses autres écrits, et en particulier dans l’ouvrage même, qui commence ainsi pour qu’on ne voie pas clairement qu’il a voulu se faire naïf comme un contemporain de Geneviève ; mais, à force de prétendre ressusciter l’ancien temps, on arrive à un certain charlatanisme de simplicité qui fait rire, quelque grave raison qu’on ait d’ailleurs pour être touché. Sans doute il faut savoir se transporter dans le siècle que l’on veut peindre ; mais il ne faut pas non plus entièrement oublier le sien. La perspective des tableaux, quelque soit l’objet qu’ils représentent, doit toujours être prise d’après le point de vue des spectateurs.

Parmi les auteurs qui sont restés fidèles à l’imitation des anciens il faut placer Collin au premier rang. Vienne s’honore de ce poëte, l’un des plus estimés en Allemagne, et peut-être depuis long-temps l’unique en Autriche. Sa tragédie de Régulus réussiroit en France si elle y étoit connue. Il y a, dans la manière d’écrire de Collin, un mélange d’élévation et de sensibilité, de sévérité romaine et de douceur religieuse, fait pour concilier ensemble le goût des anciens et celui des modernes. La scène de sa tragédie de Polyxène, où Calchas commande à Néoptolème d’immoler la fille de Priam sur le tombeau d’Achille, est une des plus belles choses qu’on puisse entendre. L’appel des divinités infernales, réclamant une victime pour apaiser les morts, est exprimé avec une force ténébreuse, une terreur souterraine qui semble nous révéler des abîmes sous nos pas. Sans doute on est sans cesse ramené à l’admiration des sujets antiques, et jusqu’à présent tous les efforts des modernes pour tirer de leur propre fonds de quoi égaler les Grecs n’ont point encore réussi ; cependant il faut atteindre à cette noble gloire ; car non-seulement l’imitation s’épuise, mais l’esprit de notre temps se fait toujours sentir dans la manière dont nous traitons les fables ou les faits de l’antiquité. Collin lui-même, par exemple, quoiqu’il ait conduit sa pièce de Polyxène avec une grande simplicité dans les premiers actes, la complique vers la fin par une multitude d’incidents. Les Français ont mêlé la galanterie du siècle de Louis XIV aux sujets antiques ; les Italiens les traitent souvent avec une affectation ampoulée ; les Anglais, naturels en tout, n’ont imité, sur leur théâtre, que les Romains, parce qu’ils se sentoient des rapports avec eux. Les Allemands font entrer la philosophie métaphysique ou la variété des événements romanesques dans leurs tragédies tirées des sujets grecs. Jamais un écrivain de nos jours ne pourra parvenir à composer de la poésie antique. Il vaudroit donc mieux que notre religion et nos mœurs nous créassent une poésie moderne, belle aussi, par sa propre nature, comme celle des anciens.

Un Danois, Œhlenschläger, a traduit lui-même ses pièces en allemand. L’analogie des deux langues permet d’écrire également bien dans toutes les deux, et déjà Baggesen, aussi Danois, avoit donné l’exemple d’un grand talent de versification dans un idiome étranger. On trouve dans les tragédies d’Œhlenschläger une belle imagination dramatique. On dit qu’elles ont eu beaucoup de succès sur le théâtre de Copenhague : à la lecture, elles excitent l’intérêt sous deux rapports principaux ; d’abord, parce que l’auteur a su quelquefois réunir la régularité française à la diversité de situations, qui plaît aux Allemands ; et secondement, parce qu’il a représenté d’une manière à la fois poétique et vraie l’histoire et les fables des pays habités jadis par les Scandinaves.

Nous connoissons à peine le nord qui touche aux confins de la terre vivante ; les longues nuits des contrées septentrionales, pendant lesquelles le reflet de la neige sert seul de lumière à la terre ; ces ténèbres qui bordent l’horizon dans le lointain lors même que la voûte des cieux est éclairée par les étoiles, tout semble donner l’idée d’un espace inconnu, d’un univers nocturne dont notre monde est environné. Cet air si froid qu’il congèle le souffle de la respiration fait rentrer la chaleur dans l’âme, et la nature dans ces climats ne paroit faite que pour repousser l’homme en lui-même.

Les héros, dans les fictions de la poésie du Nord, ont quelque chose de gigantesque. La superstition est réunie, dans leur caractère, à la force, tandis que, partout ailleurs, elle semble le partage de la foiblesse. Des images tirées de la rigueur du climat caractérisent la poésie des Scandinaves : ils appellent les vautours les loups de l’air ; les lacs bouillants formés par les volcans conservent pendant l’hiver les oiseaux qui se retirent dans l’atmosphère dont ces lacs sont environnés : tout porte, dans ces contrées nébuleuses, un caractère de grandeur et de tristesse.

Les nations scandinaves avoient une sorte d’énergie physique qui sembloit exclure la délibération, et faisoit mouvoir la volonté comme un rocher qui se précipite en bas de la montagne. Ce n’est pas assez des hommes de fer de l’Allemagne, pour se faire l’idée de ces habitants de l’extrémité du monde : ils réunissent l’irritabilité de la colère à la froideur persévérante de la résolution ; et la nature elle-même n’a pas dédaigné de les peindre en poëte, lorsqu’elle a placé dans l’Islande le volcan qui vomit des torrents de feu du sein d’une neige éternelle.

Œhlenschlager s’est créé une carrière toute, nouvelle, en prenant pour sujet de ses pièces les traditions héroïques de sa patrie ; et si l’on suit cet exemple, la littérature du Nord pourra deveuir un jour aussi célèbre que celle de l’Allemagne.

C’est ici que je termine l’aperçu que j’ai voulu donner des pièces du théâtre allemand, qui tenoient de quelque manière à la tragédie. Je ne ferai point le résumé des défauts et des qualités que ce tableau peut présenter. Il y a tant de diversité dans les talents et dans les systèmes des poëtes dramatiques allemands, que le même jugement ne sauroit être applicable à tous. Au reste, le plus grand éloge qu’on puisse leur donper, c’est cette diversité même : car, dans l’empire de la littérature, comme dans beaucoup d’autres, l’unanimité est presque toujours un signe de servitude.