De l’Allemagne/Seconde partie/XXX

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Librairie Stéréotype (Tome 2p. 343-348).

CHAPITRE XXX.

Herder.


Les hommes de lettres, en Allemagne, sont à beaucoup d’égards la réunion la plus respectable que le monde éclairé puisse offrir, et parmi ces hommes Herder mérite encore une place à part : son âme, son génie et sa moralité tout ensemble ont illustré sa vie. Ses écrits peuvent être considérés sous trois rapports différents, l’histoire, la littérature et la théologie. Il s’étoit fort occupé de l’antiquité en général, et des langues orientales en particulier. Son livre intitulé la Philosophie de l’Histoire est peut-être le livre allemand écrit avec le plus de charme. On n’y trouve pas la même profondeur d’observations politiques que dans l’ouvrage de Montesquieu, sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains ; mais comme Herder s’attachoit à pénétrer le génie des temps les plus reculés, peut-être que la qualité qu’il possédoit au suprême degré, l’imagination, servoit mieux que toute autre à les faire connoître. Il faut ce flambeau pour marcher dans les ténèbres : c’est une lecture délicieuse que les divers chapitres de Herder sur Persépolis et Babylone, sur les Hébreux et sur les Egyptiens ; il semble qu’on se promène au milieu de l’ancien monde avec un poëte historien qui touche les ruines de sa baguette et reconstruit à nos yeux les édifices abattus.

On exige en Allemagne, même des hommes du plus grand talent, une instruction si étendue, que des critiques ont accusé Herder de n’avoir pas une érudition assez approfondie. Mais ce qui nous frapperoit, au contraire, c’est la variété de ses connoissances ; toutes les langues lui étoient connues, et celui de tous ses ouvrages où l’on reconnoît le plus jusqu’à quel point il portoit le tact des nations étrangères, c’est son Essai sur la poésie hébraïque. Jamais on n’a mieux exprimé le génie de ce peuple prophète, pour qui l’inspiration poétique étoit un rapport intime avec la divinité. La vie errante de ce peuple, ses mœurs, les pensées dont il étoit capable, les images qui lui étoient habituelles, sont indiquées par Herder avec une étonnante sagacité. À l’aide des rapprochements les plus ingénieux il cherche à donner l’idée de la symétrie du verset des Hébreux, de ce retour du même sentiment ou de la même image en des termes différents dont chaque stance offre l’exemple. Quelquefois il compare cette brillante régularité à deux rangs de perles qui entourent la chevelure d’une belle femme. « L’art et la nature, dit-il, conservent toujours une importante uniformité à travers leur abondance. » À moins de lire les psaumes des Hébreux dans l’original, il est impossible de mieux pressentir leur charme que par ce qu’en dit Herder. Son imagination étoit à l’étroit dans les contrées de l’occident ; il se plaisoit à respirer les parfums de l’Asie, et transmettoit dans ses ouvrages le pur encens que son âme y avoit recueilli.

C’est lui qui le premier a fait connoître en Allemagne les poésies espagnoles et portugaises ; les traductions de W. Schlegel les y ont depuis naturalisées. Herder a publié un recueil intitulé Chansons populaires ; ce recueil contient les romances et les poésies détachées où sont empreints le caractère national et l’imagination des peuples. On y peut étudier la poésie naturelle, celle qui précède les lumières. La littérature cultivée devient si promptement factice, qu’il est bon de retourner quelquefois à l’origine de toute poésie, c’est-à-dire à l’impression de la nature sur l’homme avant qu’il eût analysé l’univers et lui-même. La flexibilité de l’allemand permet seule peut-être de traduire ces naïvetés du langage de chaque pays, sans lesquelles on ne reçoit aucune impression des poésies populaires ; les mots dans ces poésies ont par eux-mêmes une certaine grâce qui nous émeut comme une fleur que nous avons vue, comme un air que nous avons entendu dans notre enfance : ces impressions singulières contiennent non-seulement les secrets de l’art, mais ceux de l’âme où l’art les a puisés. Les Allemands, en littérature, analysent jusqu’à l’extrémité des sensations, jusqu’à ces nuances délicates qui se refusent à la parole, et l’en pourroit leur reprocher de s’attacher trop en tout genre à faire comprendre l’inexprimable.

Je parlerai dans la quatrième partie de cet ouvrage des écrits de Herder sur la théologie ; l’histoire et la littérature s’y trouvent aussi souvent réunies. Un homme d’un génie aussi sincère que Herder devoit mêler la religion à toutes ses pensées, et toutes ses pensées à la religion. On a dit que ses écrits ressembloient à une conversation animée : il est vrai qu’il n’a pas dans ses ouvrages la forme méthodique qu’on est convenu de donner aux livres. C’est sous les portiques et dans les jardins de l’académie que Platon expliquoit à ses disciples le système du monde intellectuel. On trouve dans Herder cette noble négligence du talent toujours impatient de marcher à des idées nouvelles. C est une invention moderne que ce qu’on appelle un livre bien fait. La découverte de l’imprimerie a rendu nécessaires les divisions, les résumés, tout l’appareil enfin de la logique. La plupart des ouvrages philosophiques des anciens sont des traités ou des dialogues qu’on se représente comme des entretiens écrits. Montagne aussi s’abandonnoit de même au cours naturel de ses pensées. Il faut, il est vrai, pour un tel laisser aller la supériorité la plus décidée : l’ordre supplée à la richesse, et si la médiocrité marchoit au hasard, elle ne feroit d’ordinaire que nous ramener au même point, avec la fatigue de plus ; mais un homme de génie intéresse davantage quand il se montre tel qu’il est, et que ses livres semblent plutôt improvisés que composés.

Herder avoit, dit-on, une conversation admirable, et l’on sent dans ses écrits que cela devoit être ainsi. L’on y sent bien aussi, ce que tous ses amis attestent, c’est qu’il n’étoit point d’homme meilleur. Quand le talent littéraire peut inspirer à ceux qui ne nous connoissent point encore du penchant à nous aimer, c’est le présent du ciel dont on recueille les plus doux fruits sur la terre.