De l’Allemagne/Troisième partie/X

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Librairie Stéréotype (Tome 3p. 142-163).

CHAPITRE X.

Influence de la nouvelle philosophie sur les
sciences.


Il n’est pas douteux que la philosophie idéaliste ne porte au recueillement, et que, disposant l’esprit à se replier sur lui-même, elle n’augmente sa pénétration et sa persistance dans les travaux intellectuels. Mais cette philosophie est-elle également favorable aux sciences qui consistent dans l’observation de la nature ? C’est à l’examen de cette question que les réflexions suivantes sont destinées.

On a généralement attribué les progrès des sciences, dans le dernier siècle, à la philosophie expérimentale, et comme l’observation sert en effet beaucoup dans cette carrière, on s’est cru d’autant plus certain d’atteindre aux vérités scientifiques, qu’on accordoit plus d’importance aux objets extérieurs ; cependant la patrie de Keppler et de Leibnitz n’est pas à dédaigner pour la science. Les principales découvertes modernes, la poudre, l’imprimerie, ont été faites par les Allemands, et néanmoins la tendance des esprits, en Allemagne, a toujours été vers l’idéalisme.

Bacon a comparé la philosophie spéculative à l’alouette qui s’élève jusqu’aux cieux et redescend sans rien rapporter de sa course, et la philosophie expérimentale, au faucon qui s’élève aussi haut, mais revient avec sa proie.

Peut-être que de nos jours Bacon eût senti les inconvénients de la philosophie purement expérimentale ; elle a travesti la pensée en sensation, la morale en intérêt personnel, et la nature en mécanisme, car elle tendoit à rabaisser toutes choses. Les Allemands ont combattu son influence dans les sciences physiques comme dans un ordre plus relevé, et, tout en soumettant la nature à l’observation, ils considèrent ses phénomènes en général d’une manière vaste et animée ; c’est toujours une présomption en faveur d’une opinion que son empire sur l’imagination, car tout annonce que le beau est aussi le vrai dans la sublime conception de l’univers.

La philosophie nouvelle a déjà exercé sous plusieurs rapports son influence sur les sciences physiques en Allemagne ; d’abord le même esprit d’universalité que j’ai remarqué dans les littérateurs et les philosophes se retrouve aussi dans les savants. Humboldt raconte en observateur exact les voyages dont il a bravé les dangers en chevalier valeureux, et ses écrits intéressent également les physiciens et les poëtes. Schelling, Bader, Schubert, etc., ont publié des ouvrages dans lesquels les sciences sont présentées sous un point de vue qui captive la réflexion et l’imagination : et long-temps avant que les métaphysiciens modernes eussent existé, Keppler et Haller avoient su tout à la fois observer et deviner la nature.

L’attrait de la société est si grand en France, qu’elle ne permet à personne de donner beaucoup de temps au travail. Il est donc naturel qu’on n’ait point de confiance dans ceux qui veulent réunir plusieurs genres d’études. Mais dans un pays où la vie entière d’un homme peut être livrée à la méditation, on a raison d’encourager la multiplicité des connoissances ; on se donne ensuite exclusivement à celle de toutes que l’on préfère ; mais il est peut-être impossible de comprendre à fond une science sans s’être occupé de toutes. Sir Humphry Davy, maintenant le premier chimiste de l’Angleterre, cultive les lettres avec autant de goût que de succès. La littérature répand des lumières sur les sciences, comme les sciences sur la littérature ; et la connexion qui existe entre tous les objets de la nature doit avoir lieu de même dans les idées de l’homme.

L’universalité des connoissances conduit nécessairement au désir de trouver les lois gérérales de l’ordre physique. Les Allemands descendent de la théorie à l’expérience, tandis que les Français remontent de l’expérience à la théorie. Les Français, en littérature, reprochent aux Allemands de n’avoir que des beautés de détail, et de ne pas s’entendre à la composition d’un ouvrage. Les Allemands reprochent aux Français de ne considérer que les faits particuliers dans les sciences et de ne pas les rallier à un système ; c’est en cela principalement que consiste la différence entre les savants allemands et les savants français.

En effet, s’il étoit possible de découvrir les principes qui régissent cet univers, il vaudroit certainement mieux partir de cette source pour étudier tout ce qui en dérive ; mais on ne sait guère rien de l’ensemble en toutes choses qu’à l’aide des détails, et la nature n’est pour l’homme que les feuilles éparses de là sibylle, dont nul, jusqu’à ce jour, n’a pu faire un livre. Néanmoins les savants allemands, qui sont en même temps philosophes, répandent un intérêt prodigieux sur la contemplation des phénomènes de ce monde : ils n’interrogent point la nature au hasard, d’après le cours accidentel des expériences ; mais ils prédisent par la pensée ce que l’observation doit confirmer.

Deux grandes vues gênérales leur servent de guide dans l’étude des sciences ; l’une, que l’univers est fait sur le modèle de l’âme humaine, et l’autre, que l’analogie de chaque partie de l’univers avec l’ensemble est telle que la même idée se réfléchît constamment du tout dans chaque partie, et de chaque partie dans le tout.

C’est une belle conception que celle qui tend à trouver la ressemblance des lois de l’entendement humain avec celles de la nature, et considère le monde physique comme le relief du monde moral. Si le même génie étoit capable de composer l’Iliade et de sculpter comme Phidias, le Jupiter du sculpteur ressembleroit au Jupiter du poète ; pourquoi donc l’intelligence suprême, qui a formé la nature et l’âme, n’auroit-elle pas fait de l’une l’emblème de l’autre ? Ce n’est point un vain jeu de l’imagination que ces métaphores continuelles, qui servent à comparer nos sentiments avec les phénomènes extérieurs, la tristesse, avec le ciel couvert de nuages, le calme, avec les rayons argentés de la lune, la colère, avec les flots agités par les vents ; c’est la même pensée du créateur qui se traduit dans les deux langages différents, et l’un peut servir d’interprète à l’autre. Presque tous les axiomes de physique correspondent à des maximes de morale. Cette espèce de marche parallèle qu’on aperçoit entre le monde et l’intelligence est l’indice d’un grand mystère, et tous les esprits en seroient frappés, si l’oit parvenait à en tirer des découvertes positives ; mais toutefois cette lueur encore incertaine porte bien loin les regards.

Les analogies des divers éléments de la nature physique entre eux servent à constater la suprême loi de la création, la variété dans l’unité, et l’unité dans la variété. Qu’y a-t-il de plus étonnant, par exemple, que le rapport des sons et des formes, des sons et des couleurs ? Un Allemand, Chladni, a fait nouvellement l’expérience que les vibrations des sons mettent en mouvement des grains de sable réunis sur un plateau de verre, de telle manière que, quand les tons sont purs, les grains de sable se réunissent en formes régulières, et quand les tons sont discordants, les grains de sable tracent sur le verre des figures sans aucune symétrie. L’aveugle-né Sanderson disait qu’il se représentoit la couleur écarlate comme le son de la trompette, et un savant a voulu faire un clavecin pour les yeux qui pût imiter par l’harmonie des couleurs le plaisir que cause la musique. Sans cesse nous comparons la peinture à la musique, et la musique à la peinture, parce que les émotions que nous éprouvons nous révèlent des analogies où l’observation froide ne verroit que des différences. Chaque plante, chaque fleur contient le système entier de l’univers ; un instant de vie recèle en son sein l’éternité, le plus foible atome est un monde, et le monde peut-être n’est qu’un atome. Chaque portion de l’univers semble un miroir où la création toute entière est représentée, et l’on ne sait ce qui inspire le plus d’admiration, ou de la pensée, toujours la même, ou de la forme, toujours diverse.

On peut diviser les savants de l’Allemagne en deux classes, ceux qui se vouent en entier à l’observation, et ceux qui prétendent à l’honneur de pressentir les secrets de la nature. Parmi les premiers on doit citer d’abord Werner, qui a puisé dans la minéralogie la connoissance de la formation du globe et des époques de son histoire ; Herschel et Schroeter, qui font sans cesse des découvertes nouvelles dans le pays des cieux ; des astronomes calculateurs tels que Zach et Bode ; de grands chimistes tels que Klaproth et Bucholz ; dans la classe des physiciens philosophes il faut compter Schelling, Ritter, Bader, Steffens, etc. Les esprits les plus distingués de ces deux classes se rapprochent et s’entendent, car les physiciens philosophes ne sauroient dédaigner l’expérience, et les observateurs profonds ne se refusent point aux résultats possibles des hautes contemplations.

Déjà l’attraction et l’impulsion ont été l’objet d’un examen nouveau, et l’on en a fait une application heureuse aux affinités chimiques. La lumière, considérée comme un intermédiaire entre la matière et l’esprit, a donné lieu à plusieurs aperçus très-philosophiques. L’on parle avec estime d’un travail de Goethe sur les couleurs. Enfin, de toutes parts en Allemagne l’émulation est excitée par le désir et l’espoir de réunir la philosophie expérimentale et la philosophie spéculative, et d’agrandir ainsi la science de l’homme et celle de la nature.

L’idéalisme intellectuel fait de la volonté, qui est l’âme, le centre de tout : le principe de l’idéalisme physique c’est la vie. L’homme parvient par la chimie comme par le raisonnement au plus haut degré de l’analyse ; mais la vie lui échappe par la chimie, comme le sentiment par le raisonnement. Un écrivain français avoit prétendu que la pensée n’étoit autre chose qu’un produit matériel du cerveau. Un autre savant a dit que, lorsqu’on seroit plus avancé dans la chimie, on parviendroit à savoir comment on fait de la vie ; l’un outrageoit la nature comme l’autre outrageoit l’âme.

Il faut, disoit Fichte, comprendre ce qui est incompréhensible comme tel. Cette expression singulière renferme un sens profond : il faut sentir et reconnoître ce qui doit rester inaccessible à l’analyse, et dont l’essor de la pensée peut seul approcher.

On a cru trouver dans la nature trois modes d’existence distincts ; la végétation, l’irritabilité et la sensibilité. Les plantes, les animaux et les hommes se trouvent renfermés dans ces trois manières de vivre, et si l’on veut appliquer aux individus même de notre espèce cette division ingénieuse, on verra que, parmi les différents caractères, on peut également la retrouver. Les uns végètent comme des plantes, les autres jouissent ou s’irritent à la manière des animaux, et les plus nobles enfin possèdent et développent en eux les qualités qui distinguent la nature humaine. Quoi qu’il en soit, la volonté qui est la vie, la vie qui est aussi la volonté, renferment tout le secret de l’univers et de nous-mêmes, et ce secret-là, comme on ne peut ni le nier, ni l’expliquer, il faut y arriver nécessairement par une espèce de divination.

Quel emploi de force ne faudroit-il pas pour ébranler avec un levier fait sur le modèle du bras les poids que le bras soulève ! Ne voyons-nous pas tous les jours la colère, on quelque autre affection de l’âme, augmenter comme par miracle la puissance du corps humain ? Quelle est donc cette puissance mystérieuse de la nature qui se manifeste par la volonté de l’homme ? et comment, sans étudier sa cause et ses effets, pourroit-on faire aucune découverte importante dans la théorie des puissances physiques ?

La doctrine de l’Écossais Brown, analysée plus profondément en Allemagne que partout ailleurs, est fondée sur ce même système d’action et d’unité centrale qui est si fécond dans ses conséquences. Brown a cru que l’état de souffrance ou l’état de santé ne tenoit point à des maux partiels, mais à l’intensité du principe vital qui s’affoiblissoit ou s’exaltoit selon les différentes vicissitudes de l’existence.

Parmi les savants anglais, il n’y a guère que Hartley et son disciple Priestley, qui aient pris la métaphysique comme la physique, sous un point de vue tout-à-fait matérialiste. On dira que la physique ne peut être que matérialiste ; j’ose ne pas être de cet avis. Ceux qui font de l’âme même un être passif bannissent à plus forte raison des sciences positives l’inexplicable ascendant de la volonté de l’homme, et cependant il est plusieurs circonstances dans lesquelles cette volonté agit sur l’intensité de la vie, et la vie sur la matière. Le principe de l’existence est comme un intermédiaire entre le corps et l’âme dont la puissance ne sauroit être calculée, mais ne peut être niée sans méconnoître ce qui constitue la nature animée et sans réduire ses lois purement au mécanisme.

Le docteur Gall, de quelque manière que son système soit jugé, est respecté de tous les savants pour les études et les découvertes qu’il a faites dans la science de l’anatomie ; et si l’on considère les organes de la pensée comme différents d’elle-même, c’est-à-dire comme les moyens qu’elle emploie, on peut ce me semble admettre que la mémoire et le calcul, l’aptitude à telle ou telle science, le talent pour tel ou tel art, enfin tout ce qui sert d’instrument à l’intelligence, dépend en quelque sorte de la structuee du cerveau. S’il existe une échelle graduée depuis la pierre jusqu’à la vie humaine, il doit y avoir de certaines facultés en nous qui tiennent de l’âme et du corps tout à la fois, et de ce nombre sont la mémoire et le calcul, les plus physiques de nos facultés intellectuelles, et les plus intellectuelles de nos facultés physiques. Mais l’erreur commenceroit au moment où l’on voudroit attribuer à la structure du cerveau une influence sur les qualités morales, car la volonté est tout-à-fait indépendante des facultés physiques : c’est dans l’action purement intellectuelle de cette volonté que consiste la conscience, et la conscience est et doit être affranchie de l’organisation corporelle. Tout ce qui tendroit à nous ôter la responsabilité de nos actions seroit faux et mauvais.

Un jeune médecin d’un grand talent, Koreff, attire déjà l’attention de ceux qui l’ont entendu, par des considérations toutes nouvelles sur le principe de la vie, sur l’action de la mort, sur les causes de la folie : tout ce mouvement dans les esprits annonce une révolution quelconque, même dans la manière de considérer les sciences. Il est impossible d’en prévoir encore les résultats ; mais ce qu’on peut affirmer avec vérité, c’est que si les Allemands se laissent guider par l’imagination, ils ne s’épargnent aucun travail, aucune recherche, aucune étude, et réunissent au plus haut degré deux qualités qui semblent s’exclure, la patience et l’enthousiasme.

Quelques savants allemands, poussant encore plus loin l’idéalisme physique, combattent l’axiome qu’il n’y a point d’action à distance, et veulent au contraire rétablir partout le mouvement spontané dans la nature. Ils rejettent l’hypothèse des fluides, dont les effets tiendroient à quelques égards des forces mécaniques qui se pressent et se refoulent sans qu’aucune organisation indépendante les dirige.

Ceux qui considèrent la nature comme une intelligence ne donnent pas à ce mot le même sens qu’on a coutume d’y attacher ; car la pensée de l’homme consiste dans la faculté de se replier sur soi-même, et l’intelligence de la nature marche en avant, comme l’instinct des animaux. La pensée se possède elle-même puisqu’elle se juge ; l’intelligence sans réflexion est une puissance toujours attirée au dehors. Quand la nature cristallise selon les formes les plus régulières, il ne s’ensuit pas qu’elle sache les mathématiques, ou du moins elle ne sait pas qu’elle les sait, et la conscience d’elle-même lui manque. Les savants allemands attribuent aux forces physiques une certaine originalité individuelle, et d’autre part ils paroissent admettre, dans leur manière de présenter quelques phénomènes du magnétisme animal, que la volonté de l’homme, sans acte extérieur, exerce une très-grande influence sur la matière, et spécialement sur les métaux.

Pascal dit que les astrologues et les alchimistes ont quelques principes, mais qu’ils en abusent. Il y a eu peut-être dans l’antiquité des rapports plus intimes entre l’homme et la nature qu’il n’en existe de nos jours. Les mystères d’Éleusis, le culte des Égyptiens, le système des émanations chez les Indiens, l’adoration des éléments et du soleil chez les Persans, l’harmonie des nombres qui fonda la doctrine de Pythagore, sont des traces d’un attrait singulier qui réunissoit l’homme avec l’univers.

Le spiritualisme, en fortifiant la puissance de la réflexion, a séparé davantage l’homme des influences physiques, et la réformation, en portant plus loin encore le penchant vers l’analyse, a mis la raison en garde contre les impressions primitives de l’imagination : les Allemands tendent vers le véritable perfectionnement de l’esprit humain, lorsqu’ils cherchent à réveiller les inspirations de la nature par les lumières de la pensée.

L’expérience conduit chaque jour les savants à reconnoître des phénomènes auxquels on ne croyoit plus, parce qu’ils étoient mélangés avec des superstitions, et que l’on en faisoit jadis des présages. Les anciens ont raconté que des pierres tomboient du ciel, et de nos jours on a constaté l’exactitude de ce fait dont on avoit nié l’existence. Les anciens ont parlé de pluies rouges comme du sang et des foudres de la terre, on s’est assuré nouvellement de la vérité de leurs assertions à cet égard.

L’astronomie et la musique sont la science et l’art que les hommes ont connus de toute antiquité : pourquoi les sons et les astres ne seroient-ils pas réunis par des rapports que les anciens auroient sentis, et que nous pourrions retrouver ? Pythagore avoit soutenu que les planètes étoient entre elles à la même distance que les sept cordes de la lyre, et l’on affirme qu’il a pressenti les nouvelles planètes qui ont été découvertes entre Mars et Jupiter[1]. Il paroît qu’il n’ignoroit pas le vrai système des cieux, l’immobilité du soleil, puisque Copernic s’appuie à cet égard de son opinion citée par Cicéron. D’où venoient donc ces étonnantes découvertes, sans le secours des expériences et des machines nouvelles dont les modernes sont en possession ? C’est que les anciens marchoient hardiment éclairés par le génie. Ils se servoient de la raison, sur laquelle repose l’intelligence humaine ; mais ils consultoient aussi l’imagination, qui est la prêtresse de la nature.

Ce que nous appelons des erreurs et des superstitions tenoit peut-être à des lois de l’univers qui nous sont encore inconnues. Les rapports des planètes avec les métaux, l’influence de ces rapports, les oracles même, et les présages, ne pourroient-ils pas avoir pour cause des puissances occultes dont nous n’avons plus aucune idée ? Et qui sait s’il n’y a pas un germe de vérité caché dans tous les apologues, dans toutes les croyances, qu’on a flétri du nom de folie ? Il ne s’ensuit pas assurément qu’il fallût renoncer a la méthode expérimentale, si nécessaire dans les sciences. Mais pourquoi ne donneroit-on pas pour guide suprême à cette méthode une philosophie plus étendue, qui embrasseroit l’univers dans son ensemble, et ne mépriseroit pas le côté nocturne de la nature, en attendant qu’on puisse y répandre de la clarté ?

– C’est de la poésie, répondra-t-on, que toute cette manière de considérer le monde physique ; mais on ne parvient à le connoître d’une manière certaine que par l’expérience ; et tout ce qui n’est pas susceptible de preuves peut être un amusement de l’esprit, mais ne conduit jamais à des progrès solides. — Sans doute les Français ont raison de recommander aux Allemands le respect pour l’expérience ; mais ils ont tort die toutner en ridicule les pressentiments de la réflexion, qui seront peut-être un jour confirmés par la connoissance des faits. La plupart des grandes découvertes ont commencé par paroître absurdes, et l’homme de génie ne fera jamais rien s’il a peur des plaisanteries ; elles sont sans force quand on les dédaigne, et prennent toujours plus d’ascendant quand on les redoute. On voit dans les contes de fées des fantômes qui s’opposent aux entreprises des chevaliers et les tourmentent jusqu’à ce que ces chevaliers aient passé outre. Alors tous les sortilèges s’évanouissent, et la campagne féconde s’offre à leurs regards. L’envie et la médiocrité ont bien aussi leurs sortilèges ; mais il faut marcher vers la vérité, sans s’inquiéter des obstacles apparents qui se présentent.

Lorsque Keppler eut découvert les lois harmoniques du mouvement des corps célestes, c’est ainsi qu’il exprima sa joie : « Enfin, après dix-huit mois, une première lueur m’a éclairé, et dans ce jour remarquable j’ai senti les purs rayons des vérités sublimes. Rien à présent ne me retient : j’ose me livrer à ma sainte ardeur, j’ose insulter aux mortels en leur avouant que je me suis servi de la science mondaine, que j’ai dérobé les vases d’Égypte pour en construire un temple à mon Dieu. Si l’on me pardonne, je m’en réjouirai ; si l’on me blâme, je le supporterai. Le sort en est jeté, j’écris ce livre : qu’il soit lu par mes contemporains ou par la postérité, n’importe ; il peut bien attendre un lecteur pendant un siècle, puisque Dieu lui-même a manqué, durant six mille années, d’un contemplateur tel que moi. » Cette expression hardie d’un orgueilleux enthousiasme prouve la force intérieure du génie.

Goethe a dit sur la perfectibilité de l’esprit humain un mot plein de sagacité : Il avance toujours en ligne spirale. Cette comparaison est d’autant plus juste, qu’à beaucoup d’époques il semble reculer, et revient ensuite sur ses pas, en ayant gagné quelques degrés de plus. Il y a des moments où le scepticisme est nécessaire au progrès des sciences ; il en est d’autres où, selon Hemsterhuis, l’esprit merveilleux doit l’emporter sur l’esprit géométrique. Quand l’homme est dévoré, ou plutôt réduit en poussière par l’incrédulité, cet esprit merveilleux est le seul qui rende à l’âme une puissance d’admiration sans laquelle on ne peut comprendre la nature.

La théorie des sciences en Allemagne a donné aux esprits un élan semblable à celui que la métaphysique avoit imprimé dans l’étude de l’âme. La vie tient dans les phénomènes physiques le même rang que la volonté dans l’ordre moral. Si les rapports de ces deux systèmes les font bannir tous deux par de certaines gens, il y en a qui verroient dans ces rapports la double garantie de la même vérité. Ce qui est certain au moins, c’est que l’intérêt des sciences est singulièrement augmenté par cette manière de les rattacher toutes à quelques idées principales. Les poëtes pourroient trouver dans les sciences une foule de pensées à leur usage, si elles communiquoient entre elles par la philosophie de l’univers, et si cette philosophie de l’univers, au lieu d’être abstraite, étoit animée par l’inépuisable source du sentiment. L’univers ressemble plus à un poëme qu’à une machine ; et s’il falloit choisir, pour le concevoir, de l’imagination ou de l’esprit mathématique, l’imagination approcherait davantage de la vérité. Mais encore une fois il ne faut pas choisir, puisque c’est la totalité de notre être moral qui doit être employée dans une si importante méditation.

Le nouveau système de physique générale, qui sert de guide en Allemagne à la physique expérimentale, ne peut être jugé que par ses résultats. Il faut voir s’il conduira l’esprit humain à des découvertes nouvelles et constatées. Mais ce qu’on ne peut nier, ce sont les rapports qu’il établit entre les différentes branches d’études. On se fuit les uns les autres d’ordinaire, quand on a des occupations différentes, parce qu’on s’ennuie réciproquement. L’érudit n’a rien à dire au poëte, le poëte au physicien, et même, entre les savants, ceux qui s’occupent de sciences diverses ne s’intéressent guère à leurs travaux mutuels : cela ne peut être ainsi depuis que la philosophie centrale établit une relation d’une nature sublime entre toutes les pensées. Les savants pénètrent la nature à l’aide de l’imagination. Les poètes trouvent dans les sciences les véritables beautés de l’univers. Les érudits enrichissent les poëtes par les souvenirs, et les savants par les analogies.

Les sciences présentées isolément et comme un domaine étranger à l’âme n’attirent pas les esprits exaltés. La plupart des hommes qui s’y sont voués, à quelques honorables exceptions près, ont donné à notre siècle, cette tendance vers le calcul qui sert si bien à connoître dans tous les cas quel est le plus fort. La philosophie allemande fait entrer les sciences physiques dans cette sphère universelle des idées où les moindres observations comme les plus grands résultats tiennent à l’intérêt de l’ensemble.


  1. M. Prévost, professeur philosophie à Genève, a publié sur ce sujet une brochure d’un très-grand intérêt. Cet écrivain philosophe est aussi connu en Europe qu’estimé dans sa patrie.