De l’Allemagne/Troisième partie/XI

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Librairie Stéréotype (Tome 3p. 164-170).

CHAPITRE XI.

De l’influence de la nouvelle philosophie sur le
caractère des Allemands.


Il sembleroit qu’un système de philosophie qui attribue à ce qui dépend de nous, à notre volonté, une action toute-puissante, devroit fortifier le caractère et le rendre indépendant des circonstances extérieures ; mais il y a lieu de croire que les institutions politiques et religieuses peuvent seules former l’esprit public, et que nulle théorie abstraite n’est assez efficace pour donner à une nation de l’énergie : car, il faut l’avouer, les Allemands de nos jours n’ont pas ce qu’on peut appeler du caractère. Ils sont vertueux, intègres, comme hommes privés, comme pères de famille, comme administrateurs ; mais leur empressement gracieux et complaisant pour le pouvoir fait de la peine, surtout quand on les aime et qu’on les croit les défenseurs spéculatifs les plus éclairés de la dignité humaine.

La sagacité de l’esprit philosophique leur à seulement appris à connoitre en toutes circonstances la cause et les conséquences de ce qui arrive, et il leur semble que, dès qu’ils ont trouvé une théorie pour un fait, il est justifié. L’esprit militaire et l’amour de la patrie ont porté diverses nations au plus haut degré possible d’energie ; maintenant ces deux sources de dénouement existent à peine chez les Allemands pris en masse. Ils ne comprennent guère de l’esprit militaire qu’une tactique pédantesque qui les autorise à être battus selon les règles, et de la liberté que cette subdivision en petits pays qui, accoutumant les citoyens à se sentir foibles comme nation, les conduit bientôt à se montrer foibles aussi comme individus[1]. Le respect pour les formes est très-favorable au maintien des lois ; mais ce respect, tel qu’il existe en Allemagne, donne l’habitude d’une marche si ponctuelle et si précise, qu’on ne sait pas même, quand le but est devant soi, s’ouvrir une route nouvelle pour y arriver.

Les spéculations philosophiques ne convienment qu’à un petit nombre de penseurs, et loin qu’elles servent à lier ensemble une nation, elles mettent trop de distance entre les ignorants et les hommes éclairés. Il y a en Allemagne trop d’idées neuves et pas assez d’idées communes en circulation, pour connoître les hommes et les choses. Les idées communes sont nécessaires à la conduite de la vie ; les affaires exigent l’esprit d’exécution plutôt que celui d’invention : ce qu’il y a de bizarre dans les différentes manières de voir des, Allemands tend à les isoler les uns des autres, car les pensées et les intérêts qui réunissent les hommes entre eux doivent être d’une nature simple et d’une vérité frappante.

Le mépris du danger, de la souffrance et de la mort n’est pas assez universel, dans toutes les classes de la nation allemande. Sans doute la vie a plus de prix pour des hommes capables de sentiments et d’idées, que pour ceux qui ne laissent après eux ni traces ni souvenirs ; mais de même que l’enthousiasme poétique peut se renouveler par le plus haut degré des lumières, la fermeté raisonnée devroit remplacer l’instinct de l’ignorance. C’est à la philosophie fondée sur la religion qu’il appartiendroit d’inspirer dans toutes les occasions un courage inaltérable.

Si toutefois la philosophie ne s’est pas montrée toute-puissante à cet égard en Allemagne, il ne faut pas pour cela la dédaigner ; elle soutient, elle éclaire chaque homme en particulier ; mais le gouvernement seul peut exciter cette électricité morale qui fait éprouver le même sentiment à tous. On est plus irrité contre les Allemands, quand on les voit manquer d’énergie, que contre les Italiens, dont la situation politique a depuis plusieurs siècles affoibli le caractère. Les Italiens conservant toute leur vie, par leur grâce et leur imagination, des droits prolongés à l’enfance, mais les physionomies et les manières rudes des Germains semblent annoncer une âme ferme, et l’on est désagréablement surpris quand on ne la trouve pas. Enfin la foiblesse du caractère se pardonne quand elle est avouée, et dans ce genre les Italiens ont une franchise singulière qui inspire une sorte d’intérêt, tandis que les Allemands, n’osant confesser cette foiblesse qui leur va si mal, sont flatteurs avec énergie et vigoureusement soumis. Ils accentuent durement les paroles pour cacher la souplesse des sentiments, et se servent de raisonnements philosophiques pour expliquer ce qu’il y a de moins philosophique au monde : le respect pour la force, et l’attendrissement de la peur qui change ce respect en admiration.

C’est à de tels contrastes qu’il faut attribuer la disgrâce allemande que l’on se plaît à contrefaire dans les comédies de tous les pays. Il est permis d’être lourd et roide, lorsqu’on reste sévère et ferme ; mais si l’on revêt cette roideur naturelle du faux sourire de la servilité, c’est alors que l’on s’expose au ridicule mérité, le seul qui reste. Enfin il y a une certaine maladresse dans le caractère des Allemands, nuisible à ceux même qui auroient la meilleure envie de tout sacrifier à leur intérêt, et l’on s’impatiente d’autant plus contre eux, qu’ils perdent les honneurs de la vertu, sans arriver aux profits de l’habileté.

Tout en reconnoissant que la philosophie allemande est insuffisante pour former une nation, il faut convenir que les disciples de la nouvelle école sont beaucoup plus près que tous les autres d’avoir de la force dans le caractère ; ils la lèvent, ils la désirent, ils la conçoivent ; mais elle leur manque souvent. Il y a très-peu d’hommes en Allemagne qui sachent seulement écrire sur la politique. La plupart de ceux qui s’en mêlent sont systématiques et très-souvent inintelligibles. Quand il s’agit de la métaphysique transcendante, quand on s’essaie à se plonger dans les ténèbres de la nature, tous les aperçus, quelque vagues qu’ils soient, ne sont pas à dédaigner, tous les pressentiments peuvent guider, tous les à-peu-près sont encore beaucoup. Il n’en est pas ainsi des affaires de ce monde : il est possible de les savoir, il faut donc les présenter avec clarté. L’obscurité dans le style, lorsqu’on traite des pensées sans bornes, est quelquefois l’indice de l’étendue même de l’esprit ; mais l’obscurité dans l’analyse des choses de la vie prouve seulement qu’on ne les comprend pas.

Lorsqu’on fait intervenir la métaphysique dans les affaires, elle sert à tout confondre pour tout excuser, et l’on prépare ainsi des brouillards pour asile à sa conscience. L’emploi de cette métaphysique seroit de l’adresse, si de nos jours tout n’étoit pas réduit à deux idées très-simples et très-claires, l’intérêt ou le devoir. Les hommes énergiques, quelle que soit celle de ces deux directions qu’ils suivent, vont tout droit au but sans s’embarrasser des théories, qui ne trompent ni ne persuadent plus personne.

— Vous voilà donc revenue, dira-t-on, à vanter, comme nous, l’expérience et l’observation. — Je n’ai jamais nié qu’il ne fallût l’une et l’autre pour se mêler des intérêts de ce monde ; mais c’est dans la conscience de l’homme que doit être le principe idéal d’une conduite extérieurement dirigée par de sages calculs. Les sentiments divins sont ici-bas en proie aux choses terrestres, c’est la condition de l’existence. Le beau est dans notre âme et la lutte au dehors. Il faut combattre pour la cause de l’éternité, mais, avec les armes du temps ; nul individu n’arrive, ni par la philosophie spéculative, ni par la connoissânce des affaires seulement, à toute la dignité du caractère de l’homme ; et les institutions libres ont seules l’avantage de fonder dans les nations une morale publique, qui donne aux sentiments exaltés l’occasion de se développer dans la pratique de la vie.


  1. Je prie d’observer que ce chapitre, comme tout le reste de l’ouvrage, a été écrit à l’époque de l’asservissement complet de l’Allemagne. — Depuis, les nations germaniques, réveillées par l’oppression, ont prêté à leurs gouvernements la force qui leur manquoit pour résister à la puissance des armées françaises, et l’on a vu, par la conduite héroïque des souverains et des peuples, ce que peut l’opinion sur le sort du monde.