De l’Allemagne/Troisième partie/XII

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Librairie Stéréotype (Tome 3p. 171-181).

CHAPITRE XII.

De la morale fondée sur l’intérêt personnel.


Les écrivains français ont eu tout-à-fait raison de considérer la morale fondée sur l’intérêt comme une conséquence de la métaphysique qui attribuoit toutes les idées aux sensations. S’il n’y a rien dans l’âme que ce que les sensations y ont mis, l’agréable on le désagréable doit être l’unique mobile de notre volonté. Helvétius, Diderot, Saint-Lambert, n’ont pas dévié de cette ligne, et ils ont expliqué toutes les actions, y compris le dévouement des martyrs, par l’amour de soi-même. Les Anglais, qui, pour la plupart, professent en métaphysique la philosophie expérimentale, n’ont jamais pu supporter cependant la morale fondée sur l’intérêt. Shaftsbury, Hutcheson, Smith, etc., ont proclamé le sens moral, et la sympathie, comme la source de toutes les vertus. Hume lui-même, le plus sceptique des philosophes anglais, n’a pu lire sans dégoût cette théorie de l’amour de soi, qui flétrit la beauté de l’âme. Rien n’est plus opposé que ce système à l’ensemble des opinions des Allemands : aussi leurs écrivains philosophes et moralistes à la tête desquels il faut placer Kant, Fichte et Jacobi, l’ont-ils combattu victorieusement.

Comme la tendance des hommes vers le bonheur est la plus universelle et la plus active de toutes, on a cru fonder la moralité de la manière la plus solide en disant qu’elle consistoit dans l’intérêt personnel bien entendu. Cette idée a séduit des hommes de bonne foi, et d’autres se sont proposé d’en abuser, et n’y ont que trop bien réussi. Sans doute les lois générales de la nature et de la société mettent en harmonie le bonheur et la vertu ; mais ces lois sont sujettes à des exceptions très-nombreuses, et paroissent en avoir encore plus qu’elles n’en ont.

L’on échappe aux arguments tirés de la prospérité du vice et des revers de la vertu, en faisant consister le bonheur dans la satisfaction de la conscience ; mais cette satisfaction, d’un ordre tout-à-fait religieux, n’a point de rapport avec ce qu’on désigne ici-bas par le mot de bonheur. Appeler le dévouement ou l’égoïsme, le crime ou la vertu, un intérêt personnel bien ou mal entendu, c’est vouloir combler l’abîme qui sépare l’homme coupable de l’homme honnête, c’est détruire le respect, c’est affoiblir l’indignation ; car si la morale n’est qu’un bon calcul, celui qui peut y manquer ne doit être accusé que d’avoir l’esprit faux. L’on ne sauroit éprouver le noble sentiment de l’estime pour quelqu’un parce qu’il calcule bien, ni la vigueur du mépris contre un autre parce qu’il calcule mal. On est donc parvenu par ce système au but principal de tous les hommes corrompus, qui veulent mettre de niveau le juste avec l’injuste, ou du moins considérer l’un et l’autre comme une partie bien ou mal jouée : aussi les philosophes de cette école se servent-ils plus souvent du mot de faute que de celui de crime ; car, d’après leur manière de voir, il n’y a dans la conduite de la vie que des combinaisons habiles ou maladroites.

On ne concevroit pas non plus comment le remords pourroit entrer dans un pareil système ; le criminel, lorsqu’il est puni, doit éprouver le genre de regret que cause une spéculation manquée ; car si notre propre bonheur est notre principal objet, si nous sommes l’unique but de nous-mêmes, la paix doit être bientôt rétablie entre ces deux proches alliés, celui qui a eu tort et celui qui en souffre. C’est presque un proverbe généralement admis, que, dans ce qui ne concerne que soi, chacun est libre ; or, puisque dans la morale fondée sur l’intérêt il ne s’agit jamais que de soi, je ne sais pas ce qu’on auroit à répondre à celui qui diroit : « Vous me donnez pour mobile de mes actions mon propre avantage ; bien obligé ; mais la manière de concevoir cet avantage dépend nécessairement du caractère de chacun. J’ai du courage, ainsi je puis braver mieux qu’un autre les périls attachés à la désobéissance aux lois reçues ; j’ai de l’esprit ; ainsi je me crois plus de moyens pour éviter d’être puni ; enfin, si cela me tourne mal, j’ai assez de fermeté pour prendre mon parti de m’être trompé ; et j’aime mieux les plaisirs et les hasards d’un gros jeu que la monotonie d’une existence régulière. »

Combien d’ouvrages français, dans le dernier siècle, n’ont-ils pas commenté ces arguments qu’on ne sauroit réfuter complètement ; car, en fait de chances, une sur mille peut suffire pour exciter l’imagination à tout faire pour l’obtenir ; et certes, il y a plus d’un contre mille à parier en faveur des succès du vice. — Mais, diront beaucoup d’honnêtes partisans de la morale fondée sur l’intérêt, cette morale n’exclut pas l’influence de la religion sur les âmes. — Quelle foible et triste part lui laisse-t-on ! Lorsque tous les systèmes admis en philosophie comme en morale sont contraires à la religion, que la métaphysique anéantit la croyance à l’invisible, et la morale le sacrifice de soi, la religion reste dans les idées, comme le roi restoit dans la constitution que l’assemblée constituante avoit décrétée. C’étoit une république, plus, un roi ; je dis de même que tous ces systèmes de métaphysique matérialiste et de moralité égoïste sont de l’athéisme, plus, un Dieu. Il est donc aisé de prévoir ce qui sera sacrifié dans l’édifice des pensées, quand l’on n’y donne qu’une place superflue à l’idée centrale du monde et de nous-mêmes.

La conduite d’un homme n’est vraiment morale que quand il ne compte jamais pour rien les suites heureuses ou malheureuses de ses actions, lorsque ces actions sont dictées par le devoir. Il faut avoir toujours présent à l’esprit, dans la direction des affaires de ce monde, l’enchaînement des causes et des effets, des moyens et du but ; mais cette prudence est à la vertu comme le bon sens au génie : tout ce qui est vraiment beau est inspiré, tout ce qui est désintéressé est religieux. Le calcul est l’ouvrier du génie, le serviteur de l’âme ; mais, s’il devient le maître, il n’y a plus rien de grand ni de noble dans l’homme. Le calcul, dans la conduite de la vie, doit être toujours admis comme guide, mais jamais comme motif de nos actions. C’est un bon moyen d’exécution, mais il faut que la source de la volonté soit d’une nature plus élevée, et qu’on ait en soi-même un sentiment intérieur qui nous force aux sacrifices de nos intérêts personnels.

Lorsqu’on vouloit empêcher saint Vincent-de-Paule de s’exposer aux plus grands périls pour secourir les malheureux, il répondoit : « Me croyez-vous assez lâche pour préférer ma vie à moi ! » Si les partisans de la morale fondée sur l’intérêt veulent retrancher de cet intérêt tout ce qui concerne l’existence terrestre, alors ils seront d’accord avec les hommes les plus religieux ; mais encore pourra-t-on leur reprocher les mauvaises expressions dont ils se servent.

— En effet, dira-t-on, il ne s’agit que d’une dispute de mots : nous appelons utile ce que vous appelez vertueux ; mais nous plaçons de même l’intérêt bien entendu des hommes dans le sacrifice de leurs passions à leurs devoirs. — Les disputes de mots sont toujours des disputes de choses ; car tous les gens de bonne foi conviendront qu’ils ne tiennent à tel ou tel mot que par préférence pour telle ou telle idée : comment les expressions habituellement employées dans les rapports les plus vulgaires pourroient-elles inspirer des sentiments généreux ? En prononçant les mots d’intérêt et d’utilité, réveillera-t-on les mêmes pensées dans notre cœur qu’en nous adjurant au nom du dévouement et de la vertu ?

Lorsque Thomas Morus aima mieux périr sur l’échafaud que de remonter au faîte des grandeurs en faisant le sacrifice d’un scrupule de conscience ; lorsqu’après une année de prison, affoibli par la souffrance, il refusa d’aller trouver sa femme et ses enfants qu’il chérissoit, et de se livrer de nouveau à ces occupations de l’esprit qui donnent tout à la fois tant de calme et d’activité à l’existence ; lorsque l’honneur seul, cette religion mondaine, fit retourner dans les prisons d’Angleterre un vieux roi de France, parce que son fils n’avoit pas tenu les promesses au nom desquelles il avoit obtenu sa liberté ; lorsque les chrétiens vivoient dans les catacombes, qu’ils renonçoient à la lumière du jour, et ne sentoient le ciel que dans leur âme : si quelqu’un avoit dit qu’ils entendoient bien leur intérêt, quel froid glacé se seroit répandu dans les veines en l’écoutant, et combien un regard attendri nous eût mieux révélé tout ce qu’il y a de sublime dans de tels hommes !

Non certes, la vie n’est pas si aride que l’égoïsme nous l’a faite : tout n’y est pas prudence, tout n’y est pas calcul ; et quand une action sublime ébranle toutes les puissances de notre être, nous ne pensons pas que l’homme généreux qui se sacrifie a bien connu, bien combiné son intérêt personnel : nous pensons qu’il immole tous les plaisirs, tous les avantages de ce monde, mais qu’un rayon divin descend dans son cœur pour lui causer un genre de félicité qui ne ressemble pas plus à tout ce que nous revêtons de ce nom, que l’immortalité à la vie.

Ce n’est pas sans motif cependant qu’on met tant d’importance à fonder la morale sur l’intérêt personnel : on a l’air de ne soutenir qu’une théorie, et c’est en résultat une combinaison très-ingénieuse pour établir le joug de tous les genres d’autorité. Nul homme, quelque dépravé qu’il soit, ne dira qu’il ne faut pas de morale ; car celui même qui seroit le plus décidé à en manquer voudroit encore avoir affaire à des dupes qui la conservassent. Mais quelle adresse d’avoir donné pour base à la morale, la prudence ! Quel accès ouvert à l’ascendant du pouvoir, aux transactions de la conscience, à tous les mobiles conseils des événements !

Si le calcul doit présider à tout, les actions des hommes seront jugées d’après le succès : l’homme dont les bons sentiments ont causé le malheur sera justement blâmé ; l’homme pervers, mais habile, sera justement applaudi. Enfin les individus ne se considérant entre eux que comme des obstacles ou des instruments, ils se haïront comme obstacles, et ne s’estimeront pas plus que comme moyens. Le crime même a plus de grandeur, quand il tient au désordre des passions enflammées, que lorsqu’il a pour objet l’intérêt personnel : comment donc pourroit-on donner pour principe à la vertu ce qui déshonoreroit même le crime[1] !


  1. Dans l’ouvrage de Bentham sur la législation, publié, ou plutôt illustré par M. Dumont, il y a divers raisonnements sur le principe de l’utilité, d’accord, à plusieurs égards, avec le système qui fonde la morale sur l’intérêt personnel. L’anecdote connue d’Aristide, qui fit rejeter un projet de Thémistocle, en disant seulement aux Athéniens que ce projet étoit avantageux, mais injuste, est cité par M. Dumont ; mais il rapporte les conséquences qu’on peut tirer de ce trait, ainsi que de plusieurs autres, à l’utilité générale, admise par Bentham comme la base de tous les devoirs. L’utilité de chacun, dit-il, doit être sacrifiée à l’utilité de tous, et celle du moment présent à l’avenir, en faisant un pas de plus. On pourroit convenir que la vertu consiste dans le sacrifice du temps à l’éternité, et ce genre de calcul ne seroit sûrement pas blâmé par les partisans de l’enthousiasme ; mais quelque effort que puisse tenter un homme aussi supérieur que M. Dumont pour étendre le sens de l’utilité, il ne pourra jamais faire que ce mot soit synonyme de celui de dévouement. Il dit que le premier mobile des actions des hommes, c’est le plaisir et la douleur, et il suppose alors que le plaisir des âmes nobles consiste à s’exposer volontiers aux souffrances matérielles pour acquérir des satisfactions d’un ordre plus relevé. Sans doute il est aisé de faire de chaque parole un miroir qui réfléchisse toutes les idées ; mais si l’on veut s’en tenir à la signification naturelle de chaque terme, on verra que l’homme à qui l’on dit que son propre bonheur doit être le but de toutes ses actions ne peut être détourné de faire le mal qui lui convient que par la crainte ou le danger d’être puni, — crainte que la passion fait braver, — danger auquel un esprit habile peut se flatter d’échapper. — Sur quoi fondez-vous l’idée du juste ou de l’injuste, dira-t-on, si ce n’est sur ce qui est utile ou nuisible au plus grand nombre ? La justice pour les individus consiste dans le sacrifice d’eux-mêmes à leur famille ; pour la famille, dans le sacrifice d’elle-même à l’état, et pour l’état, dans le respect de certains principes inaltérables qui font le bonheur et le salut de l’espèce humaine. Sans doute la majorité des générations dans la durée des siècles se trouvera bien d’avoir suivi la route de la justice ; mais pour être vraiment et religieusement honnête il faut avoir toujours en vue le culte du beau moral, indépendamment de toutes les circonstances qui peuvent en résulter ; — l’utilité est nécessairement modifiée par les circonstances, la vertu ne doit jamais l’être.