De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 20

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DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 3 (p. 48-70).
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CHAPITRE XX

De l’Esprit considéré par rapport aux différents pays.


Ce que j’ai dit des siecles divers je l’applique aux pays différents ; et je prouve que l’estime ou le mépris attachés aux mêmes genres d’esprit est chez les différents peuples toujours l’effet de la forme différente de leur gouvernement, et par conséquent de la diversité de leurs intérêts.

Pourquoi l’éloquence est-elle si fort en estime chez les républicains ? C’est que dans la forme de leur gouvernement l’éloquence ouvre la carriere des richesses et des grandeurs. Or l’amour et le respect que tous les hommes ont pour l’or et les dignités doit nécessairement se réfléchir sur les moyens propres à les acquérir. Voilà pourquoi dans les républiques on honore non seulement l’éloquence, mais encore toutes les sciences qui, telles que la politique, la jurisprudence, la morale, la poésie, ou la philosophie, peuvent servir à former des orateurs.

Dans les pays despotiques, au contraire, si l’on fait peu de cas de cette même espece d’éloquence, c’est qu’elle ne mene point à la fortune, c’est qu’elle n’est dans ces pays de presque aucun usage, et qu’on ne se donne pas la peine de persuader lorsqu’on peut commander.

Pourquoi les Lacédémoniens affectoient-ils tant de mépris pour le genre d’esprit propre à perfectionner les ouvrages de luxe ? C’est qu’une république pauvre et petite, qui ne pouvoit opposer que ses vertus et sa valeur à la puissance redoutable des Perses, devoit mépriser tous les arts propres à amollir le courage, qu’on eût peut-être avec raison déifiés à Tyr ou à Sidon.

D’où vient a-t-on moins d’estime en Angleterre pour la science militaire, qu’à Rome et dans la Grece on n’en avoit pour cette même science ? C’est que les Anglais, maintenant plus Carthaginois que Romains, ont, par la forme de leur gouvernement et par leur position physique, moins besoin de grands généraux que d’habiles négociants ; c’est que l’esprit de commerce, qui nécessairement amene à sa suite le goût du luxe et de la mollesse, doit chaque jour augmenter à leurs yeux le prix de l’or et de l’industrie ; doit chaque jour diminuer leur estime pour l’art de la guerre, et même pour le courage : vertu que, chez un peuple libre, soutient long-temps l’orgueil national ; mais qui, s’affoiblissant néanmoins de jour en jour, est peut-être la cause éloignée de la chûte ou de l’asservissement de cette nation. Si les écrivains célebres, au contraire, comme le prouve l’exemple des Locke et des Addisson, ont été jusqu’à présent plus honorés en Angleterre que par-tout ailleurs, c’est qu’il est impossible qu’on ne fasse très grand cas du mérite dans un pays où chaque citoyen a part au maniement des affaires générales, où tout homme d’esprit peut éclairer le public sur ses véritables intérêts. C’est la raison pour laquelle on rencontre si communément à Londres des gens instruits ; rencontre plus difficile à faire en France : non que le climat anglais, comme on l’a prétendu, soit plus favorable à l’esprit que le nôtre ; la liste de nos hommes célebres dans la guerre, la politique, les sciences et les arts, est peut-être plus nombreuse que la leur. Si les seigneurs anglais sont en général plus éclairés que les nôtres, c’est qu’ils sont forcés de s’instruire ; c’est qu’en dédommagement des avantages que la forme de notre gouvernement peut avoir sur la leur, ils en ont à cet égard un très considérable sur nous ; avantage qu’ils conserveront jusqu’à ce que le luxe ait entièrement corrompu les principes de leur gouvernement, les ait insensiblement pliés au joug de la servitude, et leur ait appris à préférer les richesses aux talents. Jusqu’aujourd’hui c’est, à Londres un mérite de s’instruire ; à Paris c’est un ridicule. Ce fait suffit pour justifier la réponse d’un étranger que M. le duc d’Orléans, régent, interrogeoit sur le caractere et le génie différent des nations de l’Europe. « La seule maniere, lui dit l’étranger, de répondre à votre altesse royale est de lui répéter les premieres questions que chez les divers peuples l’on fait le plus communément sur le compte d’un homme qui se présente dans le monde. En Espagne, ajouta-t-il, on demande, Est-ce un grand de la premiere classe ? en Allemagne, Peut-il entrer dans les chapitres ? en France, Est-il bien à la cour ? en Hollande, Combien a-t-il d’or ? en Angleterre, Quel homme est-ce ? »

Le même intérêt général qui, dans les états républicains et ceux dont la constitution est mixte, préside à la distribution de l’estime, est aussi, dans les empires soumis au despotisme, le distributeur unique de cette même estime. Si, dans ces gouvernements, on fait peu de cas de l’esprit, et si l’on a plus de considération à Ispahan, à Constantinople, pour l’eunuque, l’icoglan ou le bacha, que pour l’homme de mérite, c’est qu’en ces pays on n’a nul intérêt d’estimer les grands hommes. Ce n’est pas que ces grands hommes n’y fussent utiles et desirables ; mais aucun des particuliers dont l’assemblage forme le public n’ayant intérêt à le devenir, on sent que chacun d’eux estimera toujours peu ce qu’il ne voudroit pas être.

Qui pourroit dans ces empires engager un particulier à supporter la fatigue de l’étude et de la méditation nécessaires pour perfectionner ses talents ? Les grands talents sont toujours suspects aux gouvernements injustes : les talents n’y procurent ni les dignités ni les richesses. Or les richesses et les dignités sont cependant les seuls biens visibles à tous les yeux, les seuls qui soient réputés vrais biens, et soient universellement desirés. En vain diroit-on qu’ils sont quelquefois fastidieux à leurs possesseurs : ce sont, si l’on veut, des décorations quelquefois désagréables aux yeux de l’acteur, et qui néanmoins paroîtront toujours admirables du point de vue d’où le spectateur les contemple. C’est pour les obtenir qu’on fait les plus grands efforts. Aussi les hommes illustres ne croissent-ils que dans les pays où les honneurs et les richesses sont le prix des grands talents ; aussi les pays despotiques sont-ils, par la raison contraire, toujours stériles en grands hommes. Sur quoi j’observerai que l’or est maintenant d’un si grand prix aux yeux de toutes les nations, que, dans des gouvernements infiniment plus sages et plus éclairés, la possession de l’or est presque toujours regardée comme le premier mérite. Que de gens riches, enorgueillis par les hommages universels, se croient supérieurs à l’homme de talent[1], se félicitent d’un ton superbement modeste d’avoir préféré l’utile à l’agréable, et d’avoir, au défaut d’esprit, fait, disent-ils, emplette de bon sens, qui, dans la signification qu’ils attachent à ce mot, est le vrai, le bon et le suprême esprit ! De telles gens doivent toujours prendre les philosophes pour des spéculateurs visionnaires, leurs écrits pour des ouvrages sérieusement frivoles, et l’ignorance pour un mérite.

Les richesses et les dignités sont trop généralement desirées pour qu’on honore jamais les talents chez les peuples où les prétentions au mérite sont exclusives des prétentions à la fortune. Or, pour faire fortune, dans quel pays l’homme d’esprit n’est-il pas contraint à perdre dans l’antichambre d’un protecteur un temps que, pour exceller en quelque genre que ce soit, il faudroit employer à des études opiniâtres et continues ? Pour obtenir la faveur des grands, à quelles flatteries, à quelles bassesses ne doit-il pas se plier ? S’il naît en Turquie, il faut qu’il s’expose aux dédains d’un muphti ou d’une sultane ; en France, aux bontés outrageantes d’un grand seigneur[2] ou d’un homme en place, qui, méprisant en lui un genre d’esprit trop différent du sien, le regardera comme un homme inutile à l’état, incapable d’affaires sérieuses, et tout au plus comme un joli enfant occupé d’ingénieuses bagatelles. D’ailleurs, secrètement jaloux de la réputation des gens de mérite[3], et sensible à leur censure, l’homme en place les reçoit chez lui moins par goût que par faste, uniquement pour montrer qu’il a de tout dans sa maison. Or comment imaginer qu’un homme animé de cette passion pour la gloire qui l’arrache aux douceurs du plaisir s’avilisse jusqu’à ce point ? Quiconque est né pour illustrer son siecle est toujours en garde contre les grands ; il ne se lie du moins qu’avec ceux dont l’esprit et le caractere, fait pour estimer les talents et s’ennuyer dans la plupart des sociétés, y recherchent, y rencontrent l’homme d’esprit avec le même plaisir que se rencontrent à la Chine deux Français, qui s’y trouvent amis à la premiere vue.

Le caractere propre à former les hommes illustres les expose donc nécessairement à la haine, ou du moins à l’indifférence, des grands et des hommes en place, et sur-tout chez des peuples, tels que les Orientaux, qui, abrutis par la forme de leur gouvernement et par leur religion, croupissent dans une honteuse ignorance, et tiennent, si j’ose le dire, le milieu entre l’homme et la brute.

Après avoir prouvé que le défaut d’estime pour le mérite est, dans l’Orient, fondé sur le peu d’intérêt que les peuples ont d’estimer les talents, pour faire mieux sentir la puissance de cet intérêt, appliquons ce principe à des objets qui nous soient plus familiers. Qu’on examine pourquoi l’intérêt public modifié selon la forme de notre gouvernement nous donne, par exemple, tant de dégoût pour le genre de la dissertation ; pourquoi le ton nous en paroît insupportable : et l’on sentira que la dissertation est pénible et fatigante ; que les citoyens ayant par la forme de notre gouvernement moins besoin d’instruction que d’amusement, ils ne desirent en général que la sorte d’esprit qui les rend agréables dans un souper ; qu’ils doivent en conséquence faire peu de cas de l’esprit de raisonnement, et ressembler tous, plus ou moins, à cet homme de la cour qui, moins ennuyé qu’embarrassé des raisonnements qu’un homme apportoit en preuve de son opinion, s’écria vivement : Ah ! monsieur, je ne veux pas qu’on me prouve.

Tout doit céder chez nous à l’intérêt de la paresse. Si dans la conversation l’on ne se sert que de phrases décousues et hyperboliques ; si l’exagération est devenue l’éloquence particuliere de notre siecle et de notre nation ; si l’on n’y fait nul cas de la justesse et de la précision des idées et des expressions ; c’est que nous ne sommes nullement intéressés à les estimer. C’est par ménagement pour cette même paresse que nous regardons le goût comme un don de la nature, comme un instinct supérieur à toute connoissance raisonnée, et enfin comme un sentiment vif et prompt du bon et du mauvais : sentiment qui nous dispense de tout examen, et réduit toutes les regles de la critique aux deux seuls mots de délicieux ou de détestable. C’est à cette même paresse que nous devons aussi quelques uns des avantages que nous avons sur les autres nations. Le peu d’habitude de l’application, qui bientôt nous en rend tout-à-fait incapables, nous fait desirer dans les ouvrages une netteté qui supplée à cette incapacité d’attention. Nous sommes des enfants qui voulons dans nos lectures être toujours soutenus par la lisiere de l’ordre. Un auteur doit donc maintenant se donner toutes les peines imaginables pour en épargner à ses lecteurs ; il doit souvent répéter d’après Alexandre, Ô Athéniens, qu’il m’en coûte pour être loué de vous ! Or la nécessité d’être clairs pour être lus nous rend à cet égard supérieurs aux écrivains anglais. Si ces derniers font peu de cas de cette clarté, c’est que leurs lecteurs y sont moins sensibles, et que des esprits plus exercés à la fatigue de l’attention peuvent suppléer plus facilement à ce défaut. Voilà ce qui, dans une science telle que la métaphysique, doit nous donner quelques avantages sur nos voisins. Si l’on a toujours appliqué à cette science le proverbe Point de merveille sans voile, et si ses ténebres l’ont rendu long-temps respectable, maintenant notre paresse n’entreprendroit plus de les percer ; son obscurité la rendroit méprisable : nous voulons qu’on la dépouille du langage inintelligible dont elle est encore revêtue, qu’on la dégage des nuages mystérieux qui l’environnent. Or ce desir, qu’on ne doit qu’à la paresse, est l’unique moyen de faire une science de choses de cette même métaphysique, qui jusqu’à présent n’a été qu’une science de mots. Mais, pour satisfaire sur ce point le goût du public, il faut, comme le remarque l’illustre historiographe de l’académie de Berlin, « que les esprits, brisant les entraves d’un respect trop superstitieux, connoissent les limites qui doivent éternellement séparer la raison de la religion ; et que les examinateurs, follement révoltés contre tout ouvrage de raisonnement, ne condamnent plus la nation à la frivolité. »

Ce que j’ai dit suffit, je pense, pour nous découvrir en même temps la cause de notre amour pour les historiettes et les romans, de notre habileté en ce genre, de notre supériorité dans l’art frivole, et cependant assez difficile, de dire des riens, et enfin de la préférence que nous donnons à l’esprit d’agrément sur tout autre genre d’esprit ; préférence qui nous accoutume à regarder l’homme d’esprit comme divertissant, à l’avilir en le confondant avec le pantomime ; préférence enfin qui nous rend le peuple le plus galant, le plus aimable, mais le plus frivole de l’Europe.

Nos mœurs données, nous devons être tels. La route de l’ambition est, par la forme de notre gouvernement, fermée à la plupart des citoyens ; il ne leur reste que celle du plaisir. Entre les plaisirs, celui de l’amour est le plus vif ; pour en jouir, il faut se rendre agréable aux femmes. Dès que le besoin d’aimer se fait sentir, celui de plaire doit donc s’allumer en notre ame. Malheureusement il en est des amants comme de ces insectes ailés qui prennent la couleur de l’herbe à laquelle ils s’attachent : ce n’est qu’en empruntant la ressemblance de l’objet aimé qu’un amant parvient à lui plaire. Or, si les femmes, par l’éducation qu’on leur donne, doivent acquérir plus de frivolités et de graces, que de force et de justesse dans les idées, nos esprits, se modelant sur les leurs, doivent en conséquence se ressentir des mêmes vices.

Il n’est que deux moyens de s’en garantir. Le premier, c’est de perfectionner l’éducation des femmes, de donner plus de hauteur à leur ame, plus d’étendue à leur esprit. Nul doute qu’on ne l’élevât aux plus grandes choses si l’on avoit l’amour pour précepteur, et que la main de la beauté jetât dans notre ame les semences de l’esprit et de la vertu. Le second moyen (et ce n’est pas certainement celui que je conseillerois), ce seroit de débarrasser les femmes d’un reste de pudeur, dont le sacrifice les met en droit d’exiger le culte et l’adoration perpétuelle de leurs amants. Alors les faveurs des femmes, devenues plus communes, paroîtroient moins précieuses ; alors les hommes, plus indépendants, plus sages, ne perdroient près d’elles que les heures consacrées aux plaisirs de l’amour, et pourroient par conséquent étendre et fortifier leur esprit par l’étude et la méditation. Chez tous les peuples et dans tous les pays voués à l’idolâtrie des femmes, il faut en faire des Romaines ou des sultanes ; le milieu entre ces deux partis est le plus dangereux.

Ce que j’ai dit ci-dessus prouve que c’est à la diversité des gouvernements, et par conséquent des intérêts des peuples, qu’on doit attribuer l’étonnante variété de leurs caracteres, de leur génie et de leurs goûts. Si l’on croit quelquefois appercevoir un point de ralliement pour l’estime générale ; si, par exemple, la science militaire est chez presque tous les peuples regardée comme la premiere, c’est que le grand capitaine est presque en tous les pays l’homme le plus utile, du moins jusqu’à la convention d’une paix universelle et inaltérable. Cette paix une fois confirmée, on donneroit, sans contredit, aux hommes célebres dans les sciences, les lois, les lettres et les beaux arts, la préférence sur le plus grand capitaine du monde : d’où je conclus que l’intérêt général est dans chaque nation le dispensateur unique de son estime.

C’est à cette même cause, comme je vais le prouver, qu’on doit attribuer le mépris injuste ou légitime, mais toujours réciproque, que les nations ont pour leurs mœurs, leurs usages et leurs caracteres différents.


  1. Séduits par leur propre vanité et les éloges de mille flatteurs, les plus médiocres d’entre eux se croient du moins fort au dessus de quiconque n’est pas supérieur en son genre. Ils ne sentent pas qu’il en est des gens d’esprit comme des coureurs : Un tel, disent-ils entre eux, ne court pas ; cependant ce n’est ni l’impotent ni l’homme ordinaire qui l’atteindront à la course.

    Si l’on se tait sur la médiocrité d’esprit de la plupart de ces gens si vains de leurs richesses, c’est qu’on ne songe pas même à les citer. Le silence sur notre compte est toujours un mauvais signe ; c’est qu’on n’a point à se venger de notre supériorité. On dit peu de mal de ceux qui ne méritent pas d’éloge.

  2. Ils contrefont quelquefois les bonnes gens ; mais à travers leur bonté, comme à travers les trous du manteau de Diogene, on apperçoit la vanité.
  3. « En entrant dans le monde, disoit un jour M. le président de Montesquieu, on m’annonça comme un homme d’esprit, et je reçus un accueil assez favorable des gens en place ; mais, lorsque, par le succès des Lettres persanes, j’eus peut-être prouvé que j’en avois, et que j’eus obtenu quelque estime de la part du public, celle des gens en place se refroidit ; j’essuyai mille dégoûts. Comptez, ajoutoit-il, qu’intérieurement blessés de la réputation d’un homme célebre, c’est pour s’en venger qu’ils l’humilient ; et qu’il faut soi-même mériter beaucoup d’éloges pour supporter patiemment l’éloge qu’on nous fait d’autrui. »