De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 23

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DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 3 (p. 99-112).


CHAPITRE XXIII

Des causes qui, jusqu’à présent, ont retardé les progrès de la morale.


Si la poésie, la géométrie, l’astronomie, et généralement toutes les sciences, tendent plus ou moins rapidement à leur perfection, lorsque la morale semble à peine sortir du berceau, c’est que les hommes, forcés, en se rassemblant en société, de se donner et des lois et des mœurs, ont dû se faire un systême de morale avant que l’observation leur en eût découvert les vrais principes. Le systême fait, l’on a cessé d’observer : aussi nous n’avons, pour ainsi dire, que la morale de l’enfance du monde ; et comment la perfectionner ?

Pour hâter les progrès d’une science, il ne suffit pas que cette science soit utile au public, il faut que chacun des citoyens qui composent une nation trouve quelque avantage à la perfectionner. Or, dans les révolutions qu’ont éprouvées tous les peuples de la terre, l’intérêt public, c’est-à-dire celui du plus grand nombre, sur lequel doivent toujours être appuyés les principes d’une bonne morale, ne s’étant pas toujours trouvé conforme à l’intérêt du plus puissant, ce dernier, indifférent au progrès des autres sciences, a dû s’opposer efficacement à ceux de la morale.

L’ambitieux, en effet, qui s’est le premier élevé au-dessus de ses citoyens, le tyran qui les a foulés à ses pieds, le fanatique qui les y tient prosternés, tous ces divers fléaux de l’humanité, toutes ces différentes especes de scélérats, forcés par leur intérêt particulier d’établir des lois contraires au bien général, ont bien senti que leur puissance n’avoit pour fondement que l’ignorance et l’imbécillité humaine : aussi ont-ils toujours imposé silence à quiconque, en découvrant aux nations les vrais principes de la morale, leur eût révélé tous leurs malheurs et tous leurs droits, et les eût armées contre l’injustice.

Mais, répliquera-t-on, si, dans les premiers siecles du monde, lorsque les despotes tenoient les nations asservies sous un sceptre de fer, il étoit alors de leur intérêt de voiler aux peuples les vrais principes de la morale, principes qui, les soulevant contre les tyrans, eussent fait à chaque citoyen un devoir de la vengeance : aujourd’hui que le sceptre n’est plus le prix du crime ; que, remis d’un consentement unanime entre les mains des princes, l’amour des peuples l’y conserve ; que la gloire et le bonheur d’une nation, réfléchis sur le souverain, ajoutent à sa grandeur et à sa félicité, quels ennemis de l’humanité, dira-t-on, s’opposent encore aux progrès de la morale ?

Ce ne sont plus les rois, mais deux autres especes d’hommes puissants. Les premiers sont les fanatiques ; et je ne les confonds point avec les hommes vraiment pieux : ceux-ci sont les soutiens des maximes de la religion ; ceux-là en sont les destructeurs : les uns sont amis de[1] l’humanité ; les autres, doux au-dehors et barbares au-dedans, ont la voix de Jacob et les mains d’Ésaü : indifférents aux actions honnêtes, ils se jugent vertueux, non sur ce qu’ils font, mais seulement sur ce qu’ils croient ; la crédulité des hommes est selon eux l’unique mesure de leur probité[2]. Ils haïssent mortellement, disoit la reine Christine, quiconque n’est pas leur dupe ; et leur intérêt les y nécessite : ambitieux, hypocrites et discrets, ils sentent que, pour s’asservir les peuples, ils doivent les aveugler : aussi ces impies crient-ils sans cesse à l’impiété contre tout homme né pour éclairer les nations ; toute vérité nouvelle leur est suspecte : ils ressemblent aux enfants que tout effraie dans les ténebres.

La seconde espece d’hommes puissants qui s’opposent aux progrès de la morale sont les demi-politiques. Entre ceux-ci il en est qui, naturellement portés au vrai, ne sont ennemis des vérités nouvelles que parcequ’ils sont paresseux, et qu’ils voudroient se soustraire à la fatigue d’attention nécessaire pour les examiner. Il en est d’autres qu’animent des motifs dangereux, et ceux-ci sont les plus à craindre ; ce sont des hommes dont l’esprit est dépourvu de talents et l’ame de vertus, auxquels, pour être de grands scélérats, il ne manque que du courage : incapables de vues élevées et neuves, ces derniers croient que leur considération tient au respect imbécille ou feint qu’ils affichent pour toutes les opinions et les erreurs reçues : furieux contre tout homme qui veut en ébranler l’empire, ils arment[3] contre lui les passions et les préjugés même qu’ils méprisent, et ne cessent d’effaroucher les foibles esprits par le mot de nouveauté.

Comme si les vérités devoient bannir les vertus de la terre ; que tout y fût tellement à l’avantage du vice, qu’on ne pût être vertueux sans être imbécille ; que la morale en démontrât la nécessité, et que l’étude de cette science devînt par conséquent funeste à l’univers ; ils veulent qu’on tienne les peuples prosternés devant les préjugés reçus comme devant les crocodiles sacrés de Memphis. Fait-on quelque découverte en morale ? C’est à nous seuls, disent-ils, qu’il faut la révéler ; nous seuls, à l’exemple des initiés de l’Égypte, devons en être les dépositaires : que le reste des humains soit enveloppé des ténebres du préjugé ; l’état naturel de l’homme est l’aveuglement.

Assez semblables à ces médecins, qui, jaloux de la découverte de l’émétique, abuserent de la crédulité de quelques prélats pour excommunier un remede dont les secours sont si prompts et si salutaires, ils abusent de la crédulité de quelques hommes honnêtes, mais dont la probité stupide et séduite pourroit, sous un gouvernement moins sage, traîner au supplice la probité éclairée d’un Socrate.

Tels sont les moyens dont se sont servies ces deux especes d’hommes pour imposer silence aux esprits éclairés. En vain, pour leur résister, s’appuieroit-on de la faveur publique. Lorsqu’un citoyen est animé de la passion de la vérité et du bien général, je sais qu’il s’exhale toujours de son ouvrage un parfum de vertu qui le rend agréable au public, et que ce public devient son protecteur : mais comme sous le bouclier de la reconnoissance et de l’estime publique on n’est pas à l’abri des persécutions de ces fanatiques, parmi les gens sages il en est très peu d’assez vertueux pour oser braver leur fureur.

Voilà quels obstacles insurmontables se sont jusqu’à présent opposés aux progrès de la morale, et pourquoi cette science, presque toujours inutile, a, conséquemment à mes principes, toujours mérité peu d’estime.

Mais ne peut-on faire sentir aux nations l’utilité qu’elles tireroient d’une excellente morale ? Et ne pourroit-on pas hâter les progrès de cette science, en honorant davantage ceux qui la cultivent ? Vu l’importance de la matiere, au risque d’une digression, je vais traiter ce sujet.


  1. Ils diraient volontiers aux persécuteurs comme les Scythes à Alexandre : Tu n’es donc pas dieu, puisque tu fais du mal aux hommes. Si les chrétiens, à l’occasion de Saturne ou du Moloch carthaginois, auquel on sacrifioit des hommes, ont tant de fois répété que la cruauté d’une pareille religion étoit une preuve de sa fausseté ; combien de fois nos prêtres fanatiques n’ont-ils pas donné lieu aux hérétiques de rétorquer contre eux cet argument ! Parmi nous que de prêtres de Moloch !
  2. Aussi ont-ils toutes les peines du monde à convenir de la probité d’un hérétique.
  3. L’intérêt est toujours le motif caché de la persécution : nul doute que l’intolérance ne soit chrétiennement et politiquement un mal : on n’en est point à se repentir de la révocation de l’édit de Nantes. Ces disputes, dira-t-on, sont dangereuses. Oui, quand l’autorité y prend part ; alors l’intolérance d’un parti force quelquefois l’autre à prendre les armes. Que le magistrat ne s’en mêle point, les théologiens s’accommoderont après s’être dit quelques injures. Ce fait est prouvé par la paix dont on jouit dans les pays tolérants. Mais, réplique-t-on, cette tolérance, convenable à certains gouvernements, seroit peut-être funeste à d’autres. Les Turcs, dont la religion est une religion de sang et le gouvernement une tyrannie, ne sont-ils pas encore plus tolérants que nous ? On voit des églises à Constantinople, et point de mosquées à Paris ; ils ne tourmentent point les Grecs sur leur croyance, et leur tolérance n’allume point de guerre.

    À considérer cette question en qualité de chrétien, la persécution est un crime. Presque par-tout, l’évangile, les apôtres et les peres, prêchent la douceur et la tolérance. S. Paul et S. Chrysostome disent qu’un évêque doit s’acquitter de sa place en gagnant les hommes par la persuasion, et non par la contrainte. Les évêques, ajoutent-ils, ne regnent que sur ceux qui le veulent ; bien différents en cela des rois, qui regnent sur ceux qui ne le veulent pas.

    On condamna, en Orient, le concile qui avoit consenti à faire brûler Bogomile.

    Quel exemple de modération S. Basile ne donna-t-il pas, dans le quatrieme siecle de l’église, lorsqu’on agitoit la question de la divinité du Saint-Esprit ! question qui causoit alors tant de trouble. Ce saint, dit S. Grégoire de Nazianze, quoiqu’attaché à la vérité du dogme de la divinité du Saint-Esprit, consentit alors qu’on ne donnât point le titre de Dieu à la troisieme personne de la Trinité.

    Si cette condescendance si sage, suivant le sentiment de M. de Tillemont, fut condamnée par quelques faux zélés ; s’ils accuserent S. Basile de trahir la vérité par son silence, cette même condescendance fut approuvée par les hommes les plus célebres et les plus pieux de ce temps-là, entre autres par le grand S. Athanase, que l’on ne soupçonnoit point de manquer de fermeté.

    Ce fait est détaillé dans M. de Tillemont, Vie de S. Basile, art. 63, 64 et 65. Cet auteur ajoute que le concile œcuménique de Constantinople approuva la conduite de S. Basile en l’imitant.

    S. Augustin dit qu’on ne doit ni condamner ni punir celui qui n’a pas de Dieu la même idée que nous, à moins, dit-il, que ce ne fût par haine pour Dieu ; ce qui est impossible. S. Athanase, dans ses épîtres ad solitarios, tome I, p. 855, dit que les persécutions des ariens sont la preuve qu’ils n’ont ni piété ni crainte de Dieu. Le propre de la piété, ajoute-t-il, est de persuader, et non de contraindre ; il faut prendre exemple sur le Sauveur, qui laisse à chacun la liberté de le suivre. Il dit plus haut, p. 830, que, pour faire adopter ses opinions, le diable, pere du mensonge, a besoin de haches et de cognées : mais le Sauveur est la douceur même : il frappe ; si on ouvre, il entre ; si on le refuse, il se retire. Ce n’est point avec des épées, des dards, des prisons, des soldats, et enfin à main armée, qu’on enseigne la vérité, mais par la voix de la persuasion.

    On n’a réellement recours à la force qu’au défaut de raisons. Qu’un homme nie que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, on en rit, on ne le persécute point. Le feu et les gibets ont souvent servi d’arguments aux théologiens ; ils ont à cet égard donné prise sur eux aux hérétiques et aux incrédules. Jésus-Christ ne faisoit violence à personne ; il disoit seulement : Voulez-vous me suivre ? L’intérêt n’a pas toujours permis à ses ministres d’imiter sa modération.