De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 22

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DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 3 (p. 87-99).


CHAPITRE XXII

Pourquoi les Nations mettent au rang des dons de la nature les qualités qu’elles ne doivent qu’à la forme de leur gouvernement.


LA vanité est encore le principe de cette erreur : et quelle nation peut triompher d’une pareille erreur ? Supposons, pour en donner un exemple, qu’un Français, accoutumé à parler assez librement, à rencontrer çà et là quelques hommes vraiment citoyens, quitte Paris, et débarque à Constantinople : quelle idée se formera-t-il des pays soumis au despotisme, lorsqu’il considérera l’avilissement où s’y trouve l’humanité ; qu’il appercevra partout l’empreinte de l’esclavage ; qu’il verra la tyrannie infecter de son souffle les germes de tous les talents et de toutes les vertus, porter l’abrutissement, la crainte servile et la dépopulation du Caucase jusqu’à l’Égypte ; qu’enfin il apprendra qu’enfermé dans son serrail, tandis que le Persan bat ses troupes et ravage ses provinces, le tranquille sultan, indifférent aux calamités publiques, boit son sorbet, caresse ses femmes, fait étrangler ses bachas, et s’ennuie ? Frappé de la lâcheté et de la servitude de ces peuples, à la fois animé du sentiment de l’orgueil et de l’indignation, quel Français ne se croira pas d’une nature supérieure au Turc ? En est-il beaucoup qui sentent que le mépris pour une nation est toujours un mépris injuste ; que c’est de la forme plus ou moins heureuse des gouvernements que dépend la supériorité d’un peuple sur un autre ; et qu’enfin ce Turc peut lui faire la même réponse qu’un Perse fit à un soldat lacédémonien qui lui reprochoit la lâcheté de sa nation ? Pourquoi m’insulter ? lui disoit-il ; sache qu’il n’est plus de nation par-tout où l’on reconnoît un maître absolu. Un roi est l’ame universelle d’un état despotique ; c’est son courage ou sa foiblesse qui fait languir ou qui vivifie cet empire. Vainqueurs sous Cyrus, si nous sommes vaincus sous Xerxès, c’est que Cyrus eut à fonder le trône où Xerxès s’est assis en naissant ; c’est que Cyrus eut, en naissant, des égaux ; c’est que Xerxès fut toujours environné d’esclaves ; et les plus vils, tu le sais, habitent les palais des rois. C’est donc la lie de la nation que tu vois aux premiers postes ; c’est l’écume des mers qui s’est élevée sur leur surface. Reconnois l’injustice de tes mépris ; et, si tu en doutes, donne-nous les lois de Sparte, prends Xerxès pour maître ; tu seras le lâche, et moi le héros.

Rappelons-nous le moment où le cri de la guerre avoit réveillé toutes les nations de l’Europe, où son tonnerre se faisoit entendre du nord au midi de la France[1] ; supposons qu’en ce moment un républicain, encore tout échauffé de l’esprit de citoyen, arrive à Paris, et se présente dans la bonne compagnie : quelle surprise pour lui de voir chacun y traiter avec indifférence les affaires publiques, et ne s’y occuper vivement que d’une mode, d’une histoire galante, ou d’un petit chien !

Frappé à cet égard de la différence qui se trouve entre notre nation et la sienne, il n’est presque point d’Anglais qui ne se croie un être d’une nature supérieure, qui ne prenne les Français pour des têtes frivoles, et la France pour le royaume Babiole : ce n’est pas qu’il ne pût facilement s’appercevoir que c’est non seulement à la forme de leur gouvernement que ses compatriotes doivent cet esprit de patriotisme et d’élévation inconnu à tout autre pays qu’aux pays libres, mais qu’ils le doivent encore à la position physique de l’Angleterre.

En effet, pour sentir que cette liberté dont les Anglais sont si fiers, et qui renferme réellement le germe de tant de vertus, est moins le prix de leur courage qu’un don du hasard, considérons le nombre infini de factions qui jadis ont déchiré l’Angleterre ; et l’on sera convaincu que si les mers, en embrassant cet empire, ne l’eussent rendu inaccessible aux peuples voisins, ces peuples, en profitant des divisions des Anglais, ou les eussent subjugués, ou du moins eussent fourni à leurs rois des moyens de les asservir, et qu’ainsi leur liberté n’est point le fruit de leur sagesse. Si, comme ils le prétendent, ils ne la tenoient que d’une fermeté et d’une prudence particuliere à leur nation, après le crime affreux commis dans la personne de Charles Ier, n’auroient-ils pas du moins tiré de ce crime le parti le plus avantageux ? Auroient-ils souffert que, par des services et des processions publiques, on mît au rang des martyrs un prince qu’il étoit de leur intérêt, disent quelques-uns d’entre eux, de faire regarder comme une victime immolée au bien général, et dont le supplice, nécessaire au monde, devoit à jamais épouvanter quiconque entreprendroit de soumettre les peuples à une autorité arbitraire et tyrannique ? Tout Anglais sensé conviendra donc que c’est à la position physique de son pays qu’il doit sa liberté ; que la forme de son gouvernement ne pourroit subsister, telle qu’elle est, en terre ferme sans être infiniment perfectionnée ; et que l’unique et légitime sujet de son orgueil se réduit au bonheur d’être né insulaire plutôt qu’habitant du continent.

Un particulier fera sans doute un pareil aveu, mais jamais un peuple. Jamais un peuple ne donnera à sa vanité les entraves de la raison : plus d’équité dans ses jugements supposeroit une suspension d’esprit trop rare dans les particuliers pour la trouver jamais dans une nation.

Chaque peuple mettra donc toujours au rang des dons de la nature les vertus qu’il tient de la forme de son gouvernement. L’intérêt de sa vanité le lui conseillera : et qui résiste au conseil de l’intérêt ?

La conclusion générale de ce que j’ai dit de l’esprit considéré par rapport aux pays divers, c’est que l’intérêt est le dispensateur unique de l’estime ou du mépris que les nations ont pour leurs mœurs, leurs coutumes et leurs genres d’esprit différents.

La seule objection qu’on puisse opposer à cette conclusion est celle-ci : Si l’intérêt, dira-t-on, étoit le seul dispensateur de l’estime accordée aux différents genres de science et d’esprit, pourquoi la morale, utile à toutes les nations, n’est-elle pas la plus honorée ? Pourquoi le nom des Descartes, des Newton, est-il plus célebre que ceux des Nicole, des La Bruyere, et de tous les moralistes, qui peut-être ont dans leurs ouvrages fait preuve d’autant d’esprit ? C’est, répondrai-je, que les grands physiciens ont, par leurs découvertes, quelquefois servi l’univers, et que la plupart des moralistes n’ont été jusqu’à présent d’aucun secours à l’humanité. Que sert de répéter sans cesse qu’il est beau de mourir pour la patrie ? Un apophthegme ne fait point un héros. Pour mériter l’estime, les moralistes devoient employer, à la recherche des moyens propres à former des hommes braves et vertueux, le temps et l’esprit qu’ils ont perdu à composer des maximes sur la vertu. Lorsqu’Omar écrivoit aux Syriens, J’envoie contre vous des hommes aussi avides de la mort que vous l’êtes des plaisirs ; alors les Sarrasins, trompés par les prestiges de l’ambition et de la crédulité, ne voyoient dans le ciel que le partage de la valeur et de la victoire, et dans l’enfer que celui de la lâcheté et de la défaite. Ils étoient alors animés du plus violent fanatisme ; et ce sont les passions, et non les maximes de morale, qui forment les hommes courageux. Les moralistes devoient le sentir, et savoir que, semblable au sculpteur qui, d’un tronc d’arbre, fait un dieu ou un banc, le législateur forme à son gré des héros, des génies, et des gens vertueux. J’en atteste les Moscovites transformés en hommes par Pierre-le-Grand.

En vain les peuples follement amoureux de leur législation cherchent-ils, dans l’inexécution de leurs lois, la cause de leurs malheurs. L’inexécution des lois, dit le sultan Mahmouth, est toujours la preuve de l’ignorance du législateur : la récompense, la punition, la gloire, et l’infamie, soumises à ses volontés, sont quatre especes de divinités avec lesquelles il peut toujours opérer le bien public, et créer des hommes illustres en tous les genres.

Toute l’étude des moralistes consiste à déterminer l’usage qu’on doit faire de ces récompenses et de ces punitions, et les secours qu’on en peut tirer pour lier l’intérêt personnel à l’intérêt général. Cette union est le chef-d’œuvre que doit se proposer la morale. Si les citoyens ne pouvoient faire leur bonheur particulier sans faire le bien public, il n’y auroit alors de vicieux que les fous ; tous les hommes seroient nécessités à la vertu, et la félicité des nations seroit un bienfait de la morale : or qui doute que dans cette supposition cette science ne fût infiniment honorée, et que les écrivains excellents en ce genre ne fussent du moins, par l’équitable et reconnoissante postérité, mis au rang des Solon, des Lycurgue et des Confucius ?

Mais, répliquera-t-on, l’imperfection de la morale et la lenteur de ses progrès ne peut être qu’un effet du peu de proportion qui se trouve entre l’estime accordée aux moralistes et les efforts d’esprit nécessaires pour perfectionner cette science. L’intérêt général, ajoutera-t-on, ne préside donc pas à la distribution de l’estime publique.

Pour répondre à cette objection, il faut, dans les obstacles insurmontables qui se sont jusqu’à présent opposés à l’avancement de la morale, chercher les causes de l’indifférence avec laquelle on a jusqu’à présent regardé une science dont les progrès annoncent toujours ceux de la législation, et que par conséquent tous les peuples ont intérêt de perfectionner.


  1. Dans la derniere guerre, lorsque les ennemis entrerent en Provence.