De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 5

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DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 2 (p. 64-72).
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CHAPITRE V

De la Probité par rapport à une Société particulière.


Sous ce point de vue, je dis que la probité n’est que l’habitude plus ou moins grande des actions particulièrement utiles à cette petite société. Ce n’est pas que certaines sociétés vertueuses ne paroissent souvent se dépouiller de leur propre intérêt pour porter sur les actions des hommes des jugements conformes à l’intérêt public ; mais elles ne font alors que satisfaire la passion qu’un orgueil éclairé leur donne pour la vertu, et par conséquent qu’obéir comme toute autre société à la loi de l’intérêt personnel. Quel autre motif pourroit déterminer un homme à des actions généreuses ? Il lui est aussi impossible d’aimer le bien pour le bien, que d’aimer le mal pour le mal[1].

Brutus ne sacrifia son fils au salut de Rome que parce que l’amour paternel avoit sur lui moins de puissance que l’amour de la patrie ; il ne fit alors que céder à sa plus forte passion : c’est elle qui, l’éclairant sur l’intérêt public, lui fit appercevoir dans un parricide si généreux, si propre à ranimer l’amour de la liberté, l’unique ressource qui pût sauver Rome, et l’empêcher de retomber sous la tyrannie des Tarquins. Dans les circonstances critiques où Rome se trouvoit alors, il falloit qu’une pareille action servît de fondement à la vaste puissance à laquelle l’éleva depuis l’amour du bien public et de la liberté.

Mais, comme il est peu de Brutus et de sociétés composées de pareils hommes, c’est dans l’ordre commun que je prendrai mes exemples pour prouver que dans chacune des sociétés l’intérêt particulier est l’unique distributeur de l’estime accordée aux actions des hommes.

Pour s’en convaincre, qu’on jette les yeux sur un homme qui sacrifie tous ses biens pour sauver de la rigueur des lois un parent assassin : cet homme passera certainement dans sa famille pour très vertueux, quoiqu’il soit réellement très injuste. Je dis très injuste, parce que, si l’espoir de l’impunité doit multiplier les forfaits chez une nation, si la certitude du supplice est absolument nécessaire pour y entretenir l’ordre, il est évident qu’une grace accordée à un criminel est envers le public une injustice dont se rend complice celui qui sollicite une pareille grace[2].

Qu’un ministre, sourd aux sollicitations de ses parents et de ses amis, croie ne devoir élever aux premieres places que des hommes du premier mérite ; ce ministre si juste passera certainement dans sa société pour un homme inutile, sans amitié, peut-être même sans honnêteté. Il faut le dire à la honte du siecle ; ce n’est presque jamais qu’à des injustices qu’un homme en grande place doit les titres de bon ami, de bon parent, d’homme vertueux et bienfaisant, que lui prodigue la société dans laquelle il vit[3].

Que, par ses intrigues, un pere obtienne l’emploi de général pour un fils incapable de commander, ce pere sera cité dans sa famille comme un homme honnête et bienfaisant : cependant quoi de plus abominable que d’exposer une nation, ou du moins plusieurs de ses provinces, aux ravages qui suivent une défaite, uniquement pour satisfaire l’ambition d’une famille ?

Quoi de plus punissable que des sollicitations contre lesquelles il est impossible qu’un souverain soit toujours en garde ? De pareilles sollicitations, qui n’ont que trop souvent plongé les nations dans les plus grands malheurs, sont des sources intarissables de calamités ; calamités auxquelles peut-être on ne peut soustraire les peuples qu’en brisant entre les hommes tous les liens de la parenté, et déclarant tous les citoyens enfants de l’état. C’est l’unique moyen d’étouffer des vices qu’autorise une apparence de vertu, d’empêcher la subdivision d’un peuple en une infinité de familles ou de petites sociétés, dont les intérêts, presque toujours opposés à l’intérêt public, éteindroient à la fin dans les ames toute espece d’amour pour la patrie.

Ce que j’ai dit prouve suffisamment que, devant le tribunal d’une petite société, l’intérêt est le seul juge du mérite des actions des hommes : aussi n’ajouterois-je rien à ce que je viens de dire, si je ne m’étois proposé l’utilité publique pour but principal de cet ouvrage. Or je sens qu’un homme honnête, effrayé de l’ascendant que doit nécessairement avoir sur lui l’opinion des sociétés dans lesquelles il vit, peut craindre avec raison d’être à son insu souvent détourné de la vertu.

Je n’abandonnerai donc pas cette matiere sans indiquer les moyens d’échapper aux séductions, et d’éviter les pieges que l’intérêt des sociétés particulieres tend à la probité des plus honnêtes gens, et dans lesquels il ne l’a que trop souvent surprise.


  1. Les déclamations continuelles des moralistes contre la méchanceté des hommes prouvent le peu de connoissance qu’ils en ont. Les hommes ne sont point méchants, mais soumis à leurs intérêts : les cris des moralistes ne changeront certainement pas ce ressort de l’univers moral. Ce n’est donc point de la méchanceté des hommes dont il faut se plaindre, mais de l’ignorance des législateurs, qui ont toujours mis l’intérêt particulier en opposition avec l’intérêt général. Si les Scythes étoient plus vertueux que nous, c’est que leur législation et leur genre de vie leur inspiroient plus de probité.
  2. « Je ne suis coupable, disoit Chilon mourant, que d’un seul crime ; c’est d’avoir, pendant ma magistrature, sauvé de la rigueur des lois un criminel, mon meilleur ami. »

    Je citerai encore à ce sujet un fait rapporté dans le Gulistan. Un Arabe va se plaindre au sultan des violences que deux inconnus exerçoient dans sa maison. Le sultan s’y transporte, fait éteindre les lumières, saisir les criminels, envelopper leur tête d’un manteau ; il commande qu’on les poignarde. L’exécution faite, le sultan fait rallumer les lambeaux, considere les corps des criminels, leve les mains, et rend grace à Dieu. « Quelle faveur, lui dit son visir, avez-vous donc reçue du ciel ? — Visir, répond le sultan, j’ai cru mes fils auteurs de ces violences ; c’est pourquoi j’ai voulu qu’on éteignît les flambeaux, qu’on couvrît d’un manteau le visage de ces malheureux : j’ai craint que la tendresse paternelle ne me fît manquer à la justice que je dois à mes sujets. Juge si je dois remercier le ciel, maintenant que je me trouve juste sans être parricide. »

  3. Le jour où Cléon l’Athénien eut part à l’administration publique il assembla ses amis, et leur dit qu’il renonçoit à leur amitié, parce qu’elle pouvoit être pour lui une occasion de manquer à son devoir et de commettre des injustices.