De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 15

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DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 4 (p. 124-138).
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CHAPITRE XV

Que la crainte des peines ou le desir des plaisirs physiques peuvent allumer en nous toutes sortes de passions.


Qu’on ouvre l’histoire, et l’on verra que, dans tous les pays où certaines vertus étoient encouragées par l’espoir des plaisirs des sens, ces vertus ont été les plus communes et ont jeté le plus grand éclat.

Pourquoi les Crétois, les Béotiens, et généralement tous les peuples les plus adonnés à l’amour, ont-ils été les plus courageux ? C’est que dans ces pays les femmes n’accordoient leurs faveurs qu’aux plus braves ; c’est que les plaisirs de l’amour, comme le remarquent Plutarque et Platon, sont les plus propres à élever l’ame des peuples, et la plus digne récompense des héros et des hommes vertueux.

C’étoit vraisemblablement par ce motif que le sénat romain, vil flatteur de César, voulut, au rapport de quelques historiens, lui accorder par une loi expresse le droit de jouissance sur toutes les dames romaines : c’est aussi ce qui, suivant les mœurs grecques, faisoit dire à Platon que le plus beau devoit, au sortir du combat, être la récompense du plus vaillant ; projet dont Épaminondas lui-même avoit eu quelque idée, puisqu’il rangea, à la bataille de Leuctres, l’amant à côté de la maîtresse ; pratique qu’il regarda toujours comme très propre à assurer les succès militaires. Quelle puissance en effet n’ont pas sur nous les plaisirs des sens ! Ils firent du bataillon sacré des Thébains un bataillon invincible ; ils inspiroient le plus grand courage aux peuples anciens, lorsque les vainqueurs partageoient entre eux les richesses et les femmes des vaincus ; ils formerent enfin le caractere de ces vertueux Samnites chez qui la plus grande beauté étoit le prix de la plus grande vertu.

Pour s’assurer de cette vérité par un exemple plus détaillé, qu’on examine par quels moyens le fameux Lycurgue porta dans le cœur de ses concitoyens l’enthousiasme et, pour ainsi dire, la fievre de la vertu ; et l’on verra que, si nul peuple ne surpassa les Lacédémoniens en courage, c’est que nul peuple n’honora davantage la vertu, et ne sut mieux récompenser la valeur. Qu’on se rappelle ces fêtes solemnelles, où, conformément aux lois de Lycurgue, les belles et jeunes Lacédémoniennes s’avançoient, demi-nues, en dansant, dans l’assemblée du peuple. C’étoit là qu’en présence de la nation elles insultoient par des traits satyriques ceux qui avoient marqué quelque foiblesse à la guerre, et qu’elles célébroient par leurs chansons les jeunes guerriers qui s’étoient signalés par quelques exploits éclatants. Or qui doute que le lâche, en butte, devant tout un peuple aux railleries ameres de ces jeunes filles, en proie aux tourments de la honte et de la confusion, ne dût être dévoré du plus cruel repentir ? Quel triomphe, au contraire, pour le jeune héros qui recevoit la palme de la gloire des mains de la beauté, qui lisoit l’estime sur le front des vieillards, l’amour dans les yeux de ces jeunes filles, et l’assurance de ces faveurs dont l’espoir seul est un plaisir ! Peut-on douter qu’alors ce jeune guerrier ne fût ivre de vertu ? Aussi les Spartiates, toujours impatients de combattre, se précipitoient avec fureur dans les bataillons ennemis ; et, de toute part environnés de la mort, ils n’envisageoient autre chose que la gloire. Tout concouroit dans cette législation à métamorphoser les hommes en héros. Mais, pour l’établir, il falloit que Lycurgue, convaincu que le plaisir est le moteur unique et universel des hommes, eût senti que les femmes, qui, par-tout ailleurs, sembloient, comme les fleurs d’un beau jardin, n’être faites que pour l’ornement de la terre et le plaisir des yeux, pouvoient être employées à un plus noble usage ; que ce sexe, avili et dégradé chez presque tous les peuples du monde, pouvoit entrer en communauté de gloire avec les hommes, partager avec eux les lauriers qu’il leur faisoit cueillir, et devenir enfin un des plus puissants ressorts de la législation.

En effet, si le plaisir de l’amour est pour les hommes le plus vif des plaisirs, quel germe fécond de courage renfermé dans ce plaisir ! et quelle ardeur pour la vertu ne peut point inspirer le desir des femmes[1] !

Qui s’examinera sur ce point sentira que, si l’assemblée des Spartiates eût été plus nombreuse, qu’on y eût couvert le lâche de plus d’ignominie, qu’il eût été possible d’y rendre encore plus de respect et d’hommages à la valeur, Sparte auroit porté plus loin encore l’enthousiasme de la vertu.

Supposons, pour le prouver, que, pénétrant, si je l’ose dire, plus avant dans les vues de la nature, on eût imaginé qu’en ornant les belles femmes de tant d’attraits, en attachant le plus grand plaisir à leur jouissance, la nature eût voulu en faire la récompense de la plus haute vertu : supposons encore qu’à l’exemple de ces vierges consacrées à Isis ou à Vesta, les plus belles Lacédémoniennes eussent été consacrées au mérite ; que, présentées nues dans les assemblées, elles eussent été enlevées par les guerriers comme le prix de leur courage ; et que ces jeunes héros eussent au même instant éprouvé la double ivresse de l’amour et de la gloire : quelque bizarre et quelque éloignée de nos mœurs que soit cette législation, il est certain qu’elle eût encore rendu les Spartiates plus vertueux et plus vaillants, puisque la force de la vertu est toujours proportionnée au degré de plaisir qu’on lui assigne pour récompense.

Je remarquerai à ce sujet que cette coutume, si bizarre en apparence, est en usage au royaume de Bisnagar, dont Narsingue est la capitale. Pour élever le courage de ses guerriers, le roi de cet empire, au rapport des voyageurs, achete, nourrit, et habille de la maniere la plus galante et la plus magnifique, des femmes uniquement destinées aux plaisirs des guerriers qui se sont signalés par quelques hauts faits. Par ce moyen il inspire le plus grand courage à ses sujets ; il attire à sa cour tous les guerriers des peuples voisins, qui, flattés de l’espoir de jouir de ces belles femmes, abandonnent leur pays et s’établissent à Narsingue, où ils ne se nourrissent que de la chair des lions et des tigres, et ne s’abreuvent que du sang de ces animaux[2].

Il résulte des exemples ci-dessus apportés que les peines et les plaisirs des sens peuvent nous inspirer toute espece de passions, de sentiments et de vertus. C’est pourquoi, sans avoir recours à des siecles ou des pays éloignés, je citerai pour derniere preuve de cette vérité ces siecles de chevalerie où les femmes enseignoient à-la-fois aux apprentifs chevaliers l’art d’aimer et le catéchisme.

Si dans ces temps, comme le remarque Machiavel, et lors de leur descente en Italie, les Français parurent si courageux et si terribles à la postérité des Romains, c’est qu’ils étoient animés de la plus grande valeur. Comment ne l’eussent-ils pas été ? Les femmes, ajoute cet historien, n’accordoient leurs faveurs qu’aux plus vaillants d’entre eux. Pour juger du mérite d’un amant, et de sa tendresse, les preuves qu’elles exigeoient, c’étoit de faire des prisonniers à la guerre, de tenter une escalade, ou d’enlever un poste aux ennemis. Elles aimoient mieux voir périr que voir fuir leur amant. Un chevalier étoit alors obligé de combattre pour soutenir et la beauté de sa dame et l’excès de sa tendresse. Les exploits des chevaliers étoient le sujet perpétuel des conversations et des romans. Par-tout on recommandoit la galanterie. Les poëtes vouloient qu’au milieu des combats et des dangers un chevalier eût toujours le portrait de sa dame présent à sa mémoire. Dans les tournois, avant que de sonner la charge, ils vouloient qu’il tînt les yeux sur sa maîtresse, comme le prouve cette ballade :

Servants d’amour, regardez doucement,
Aux eschaffauds, anges de paradis ;
Lors jousterez fort et joyeusement,
Et vous serez honorez et chéris.


Tout alors prêchoit l’amour. Et quel ressort plus puissant pour mouvoir les ames ? La démarche, les regards, les moindres gestes de la beauté, ne sont-ils pas le charme et l’ivresse des sens ? Les femmes ne peuvent-elles pas à leur gré créer des ames et des corps dans les imbéciles et les foibles ? La Phénicie n’a-t-elle pas, sous le nom de Vénus ou d’Astarté, élevé des autels à la beauté ?

Ces autels ne pouvoient être abattus que par notre religion. Quel objet (pour qui n’est pas éclairé des rayons de la foi) est en effet plus digne de notre adoration que celui auquel le ciel a confié le dépôt précieux du plus vif de nos plaisirs ? plaisirs dont la jouissance seule peut nous faire supporter avec délices le pénible fardeau de la vie, et nous consoler du malheur d’être.

La conclusion générale de ce que j’ai dit sur l’origine des passions, c’est que la douleur et le plaisir des sens font agir et penser les hommes, et sont les seuls contrepoids qui meuvent le monde moral.

Les passions sont donc en nous l’effet immédiat de la sensibilité physique. Or tous les hommes sont sensibles et susceptibles de passions ; tous, par conséquent, portent en eux le germe productif de l’esprit. Mais, dira-t-on, s’ils sont sensibles, ils ne le sont peut-être pas tous au même degré. On voit, par exemple, des nations entieres indifférentes à la passion de la gloire et de la vertu. Or, si les hommes ne sont pas susceptibles de passions aussi fortes, tous ne sont pas capables de cette même continuité d’attention qu’on doit regarder comme la cause de la grande inégalité de leurs lumieres : d’où il résulte que la nature n’a pas donné à tous les hommes d’égales dispositions à l’esprit.

Pour répondre à cette objection, il n’est pas nécessaire d’examiner si tous les hommes sont également sensibles : cette question, peut-être plus difficile à résoudre qu’on ne l’imagine, est d’ailleurs étrangere à mon sujet. Ce que je me propose, c’est d’examiner si tous les hommes ne sont pas du moins susceptibles de passions assez fortes pour les douer de l’attention continue à laquelle est attachée la supériorité d’esprit.

C’est à cet effet que je réfuterai d’abord l’argument tiré de la sensibilité de certaines nations aux passions de la gloire et de la vertu ; argument par lequel on croit prouver que tous les hommes ne sont pas susceptibles de passions. Je dis donc que l’insensibilité de ces nations ne doit point être attribuée à la nature, mais à des causes accidentelles, telles que la forme différente des gouvernements.


  1. Dans quel affreux danger David lui-même ne se précipita-t-il pas, lorsque, pour obtenir Michol, il s’obligea de couper et d’apporter à Saül les prépuces de deux cents Philistins !
  2. Les femmes, chez les Gélons, étaient obligées par la loi à faire tous les ouvrages de force, comme de bâtir les maisons, et de cultiver la terre : mais, en dédommagement de leurs peines, la même loi leur accordoit cette douceur, de pouvoir coucher avec tout guerrier qui leur étoit agréable. Les femmes étoient fort attachées à cette loi. Voyez Bardezanes, cité par Eusebe dans sa Préparation évangélique.

    Les Floridiens ont la composition d’un breuvage très fort et très agréable ; mais ils n’en présentent jamais qu’à ceux de leurs guerriers qui se sont signalés par des actions d’un grand courage. Recueil des Lettres édifiantes.