De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 18

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DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 4 (p. 179-192).
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CHAPITRE XVIII

Principaux effets du despotisme.


Je distinguerai d’abord deux especes de despotisme : l’un qui s’établit tout-à-coup par la force des armes sur une nation vertueuse qui le souffre impatiemment. Cette nation est comparable au chêne plié avec effort, et dont l’élasticité brise bientôt les cables qui le courboient. La Grece en fournit mille exemples.

L’autre est fondé par le temps, le luxe et la mollesse. La nation chez laquelle il s’établit est comparable à ce même chêne, qui, peu-à-peu courbé, perd insensiblement le ressort nécessaire pour se redresser. C’est de cette derniere espece de despotisme dont il s’agit dans ce chapitre.

Chez les peuples soumis à cette forme de gouvernement, les hommes en place ne peuvent avoir aucune idée nette de la justice ; ils sont à cet égard plongés dans la plus profonde ignorance. En effet, quelle idée de justice pourroit se former un visir ? Il ignore qu’il est un bien public. Sans cette connoissance, cependant, on erre çà et là sans guide ; les idées du juste et de l’injuste reçues dans la premiere jeunesse s’obscurcissent insensiblement, et disparoissent enfin entièrement.

Mais, dira-t-on, qui peut dérober cette connoissance aux visirs ? Et comment, répondrai-je, l’acquerroient-ils dans ces pays despotiques, où les citoyens n’ont nulle part au maniement des affaires publiques ; où l’on voit avec chagrin quiconque tourne ses regards sur les malheurs de la patrie ; où l’intérêt mal entendu du sultan se trouve en opposition avec l’intérêt de ses sujets ; où servir le prince c’est trahir sa nation ? Pour être juste et vertueux il faut savoir quels sont les devoirs du prince et des sujets ; étudier les engagements réciproques qui lient ensemble tous les membres de la société. La justice n’est autre chose que la connoissance profonde de ces engagements. Pour s’élever à cette connoissance il faut penser : or quel homme ose penser chez un peuple soumis au pouvoir arbitraire ? La paresse, l’inutilité, l’inhabitude, et même le danger de penser, en entraîne bientôt l’impuissance. On pense peu dans les pays où l’on tait ses pensées. En vain diroit-on qu’on s’y tait par prudence, pour faire accroire qu’on n’en pense pas moins ; il est certain qu’on n’en pense pas plus, et que jamais les idées nobles et courageuses ne s’engendrent dans les têtes soumises au despotisme.

Dans ces gouvernements, on n’est jamais animé que de cet esprit d’égoïsme et de vertige qui annonce la destruction des empires. Chacun, tenant les yeux fixés sur son intérêt particulier, ne les détourne jamais sur l’intérêt général. Les peuples n’ont donc en ces pays aucune idée ni du bien public ni des devoirs des citoyens. Les visirs, tirés du corps de cette même nation, n’ont donc en entrant en place aucun principe d’administration ni de justice ; c’est donc pour faire leur cour, pour partager la puissance du souverain, et non pour faire le bien, qu’ils recherchent les grandes places.

Mais, en les supposant même animés du desir du bien, pour le faire il faut s’éclairer ; et les visirs, nécessairement emportés par les intrigues du serrail, n’ont pas le loisir de méditer.

D’ailleurs, pour s’éclairer, il faut s’exposer à la fatigue de l’étude et de la méditation ; et quel motif les y pourroit engager ? ils n’y sont pas même excités par la crainte de la censure[1].

Si l’on peut comparer les petites choses aux grandes, qu’on se représente l’état de la république des lettres. Si l’on en bannissoit les critiques, ne sent-on pas qu’affranchi de la crainte salutaire de la censure, qui force maintenant un auteur à soigner, à perfectionner ses talents, ce même auteur ne présenteroit plus au public que des ouvrages négligés et imparfaits ? Voilà précisément le cas où se trouvent les visirs. C’est la raison pour laquelle ils ne donnent aucune attention à l’administration des affaires, et ne doivent en général jamais consulter les gens éclairés[2].

Ce que je dis des visirs je le dis des sultans. Les princes n’échappent point à l’ignorance générale de leur nation ; leurs yeux même à cet égard sont couverts de ténebres plus épaisses que ceux de leurs sujets. Presque tous ceux qui les élevent ou qui les environnent, avides de gouverner sous leur nom, ont intérêt de les abrutir[3]. Aussi les princes destinés à régner, enfermés dans le serrail jusqu’à la mort de leur pere, passent-ils du harem sur le trône sans avoir aucune idée nette de la science du gouvernement et sans avoir une seule fois assisté au divan.

Mais, à l’exemple de Philippe De Macédoine, à qui la supériorité de courage et de lumieres n’inspiroit point une aveugle confiance, et qui payoit des pages pour lui répéter tous les jours ces paroles, Philippe, souviens-toi que tu es homme, pourquoi les visirs ne permettroient-ils pas aux critiques de les avertir quelquefois de leur humanité[4] ? Pourquoi ne pourroit-on sans crime douter de la justice de leurs décisions, et leur répéter, d’après Grotius, que « tout ordre ou toute loi dont on défend l’examen et la critique ne peut jamais être qu’une loi injuste ? »

C’est que les visirs sont des hommes. Parmi les auteurs, en est-il beaucoup qui eussent la générosité d’épargner leurs critiques, s’ils avoient la puissance de les punir ? Ce ne seroit du moins que des hommes d’un esprit supérieur et d’un caractere élevé, qui, sacrifiant leur ressentiment à l’avantage du public, conserveroient à la république des lettres des critiques si nécessaires au progrès des arts et des sciences. Or comment exiger tant de générosité de la part du visir ?

« Il est, dit Balzac, peu de ministres assez généreux pour preférer les louanges de la clémence, qui durent aussi long-temps que les races conservées, au plaisir que donne la vengeance, et qui cependant passe aussi vîte que le coup de hache qui abat une tête ». Peu de visirs sont dignes de l’éloge donné dans Séthos à la reine Nephté, lorsque les prêtres, en prononçant son panégyrique, disent, « Elle a pardonné comme les dieux, avec plein pouvoir de punir. »

Le puissant sera toujours injuste et vindicatif. M. de Vendôme disoit plaisamment à ce sujet que, dans la marche des armées, il avoit souvent examiné les querelles des mulets et des muletiers, et qu’à la honte de l’humanité, la raison étoit presque toujours du côté des mulets.

M. du Vernay, si savant dans l’histoire naturelle, et qui connoissoit à la seule inspection de la dent d’un animal s’il étoit carnassier ou pâturant, disoit souvent : « Qu’on me présente la dent d’un animal inconnu ; par sa dent, je jugerai de ses mœurs ». À son exemple un philosophe moral pourroit dire : « Marquez-moi le degré de pouvoir dont un homme est revêtu ; par son pouvoir, je jugerai de sa justice ». En vain, pour désarmer la cruauté des visirs, répéteroit-on, d’après Tacite, que le supplice des critiques est la trompette qui annonce à la postérité la honte et les vices de leurs bourreaux : dans les états despotiques on se soucie et l’on doit se soucier peu de la gloire et de la postérité, puisqu’on n’aime point, comme je l’ai prouvé plus haut, l’estime pour l’estime même, mais pour les avantages qu’elle procure ; et qu’il n’en est aucun qu’on accorde au mérite, et qu’on ose refuser à la puissance.

Les visirs n’ont donc aucun intérêt de s’instruire, et par conséquent de supporter la censure ; ils doivent donc être en général peu éclairés[5]. Milord Bolingbrooke disoit à ce sujet que, « jeune encore, il s’étoit d’abord représenté ceux qui gouvernoient les nations comme des intelligences supérieures. Mais, ajoutoit-il, l’expérience me détrompa bientôt : j’examinai ceux qui tenoient en Angleterre le timon des affaires, et je reconnus que les grands étoient assez semblables à ces dieux de Phénicie sur les épaules desquels on attachoit une tête de bœuf en signe de puissance suprême ; et qu’en général les hommes étoient régis par les plus sots d’entre eux. » Cette vérité, que Bolingbrooke appliquoit peut-être par humeur à l’Angleterre, est sans doute incontestable dans presque tous les empires de l’Orient.


  1. C’est pourquoi la nation anglaise, entre ses privileges, compte la liberté de la presse pour un des plus précieux.
  2. Si dans le parlement d’Angleterre on a cité l’autorité du président de Montesquieu, c’est que l’Angleterre est un pays libre. En fait de lois et d’administration, si le czar Pierre prenoit conseil du fameux Leibnitz, c’est qu’un grand homme consulte sans honte un autre grand homme, et que les Russes, par le commerce qu’ils ont avec les autres nations de l’Europe, peuvent être plus éclairés que les Orientaux.
  3. Dans une forme de gouvernement bien différente de la constitution orientale, chez nous-mêmes, Louis XIII, dans une de ses lettres, se plaint du maréchal d’Ancre : « Il m’empêche, dit-il, de me promener dans Paris ; il ne m’accorde que le plaisir de la chasse, que la promenade des Tuileries ; il est défendu aux officiers de ma maison ainsi qu’à tous mes sujets de m’entretenir d’affaires sérieuses, et de me parler en particulier ». Il semble qu’en chaque pays on cherche à rendre les princes peu dignes du trône où la naissance les appelle.
  4. Ce n’est point en Orient qu’on trouve un duc de Bourgogne. Ce prince lisoit tous les libelles faits contre lui et contre Louis XIV. Il vouloit s’éclairer, et il sentoit que la haine et l’humeur seules osent quelquefois présenter la vérité aux rois.
  5. Comme tous les citoyens sont fort ignorants du bien public, presque tous les faiseurs de projets sont, dans ces pays, ou des frippons qui n’ont que leur utilité particuliere en vue, ou des esprits médiocres qui ne peuvent saisir d’un coup-d’œil la longue chaîne qui lie ensemble toutes les parties d’un état. Ils proposent en conséquence des projets toujours discordants avec le reste de la législation d’un peuple. Aussi osent-ils rarement dans un ouvrage les exposer aux regards du public.

    L’homme éclairé sent que dans ces gouvernements tout changement est un nouveau malheur, parce qu’on n’y peut suivre aucun plan, parce que l’administration despotique corrompt tout. Il n’est dans ces gouvernements qu’une chose utile à faire, c’est d’en changer insensiblement la forme. Faute de cette vue, le fameux czar Pierre n’a peut-être rien fait pour le bonheur de sa nation. Il devoit cependant prévoir qu’un grand homme succede rarement à un autre grand homme ; que, n’ayant rien changé dans la constitution de l’empire, les Russes, par la forme de leur gouvernement, pourrpient bientôt retomber dans la barbarie dont il avoit commencé à les tirer.