De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 6

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DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 3 (p. 263-281).
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CHAPITRE VI

De la puissance des passions.


Les passions sont dans le moral ce que dans le physique est le mouvement ; il crée, anéantit, conserve, anime tout ; et sans lui tout est mort. Ce sont elles aussi qui vivifient le monde moral. C’est l’avarice qui guide les vaisseaux à travers les deserts de l’océan ; l’orgueil, qui comble les vallons, applanit les montagnes, s’ouvre des routes à travers les rochers, éleve les pyramides de Memphis, creuse le lac Mœris, et fond le colosse de Rhodes. L’amour tailla, dit-on, le crayon du premier dessinateur. Dans un pays où la révélation n’avoit point pénétré, ce fut encore l’amour qui, pour flatter la douleur d’une veuve éplorée par la mort de son jeune époux, lui découvrit le systême de l’immortalité de l’ame. C’est l’enthousiasme de la reconnoissance qui mit au rang des dieux les bienfaiteurs de l’humanité, qui inventa les fausses religions et les superstitions, qui toutes n’ont pas pris leur source dans des passions aussi nobles que l’amour et la reconnoissance.

C’est donc aux passions fortes qu’on doit l’invention et les merveilles des arts ; elles doivent donc être regardées comme le germe productif de l’esprit, et le ressort puissant qui porte les hommes aux grandes actions. Mais, avant que de passer outre, je dois fixer l’idée que j’attache à ce mot de passion forte. Si la plupart des hommes parlent sans s’entendre, c’est à l’obscurité des mots qu’il faut s’en prendre[1] ; c’est à cette cause qu’on peut attribuer la prolongation du miracle opéré à la tour de Babel.

J’entends, par ce mot de passion forte, une passion dont l’objet soit si nécessaire à notre bonheur que la vie nous soit insupportable sans la possession de cet objet. Telle est l’idée qu’Omar se formoit des passions, lorsqu’il dit : « Qui que tu sois, qui, amoureux de la liberté, veux être riche sans biens, puissant sans sujets, sujet sans maître, ose mépriser la mort : les rois trembleront devant toi ; toi seul ne craindras personne. »

Ce sont en effet les passions seules qui, portées à ce degré de force, peuvent exécuter les plus grandes actions, et braver les dangers, la douleur, la mort, et le ciel même.

Dicéarque, général De Philippe, éleve, en présence de son armée, deux autels, l’un à l’impiété, l’autre à l’injustice, y sacrifie, et marche contre les Cyclades.

Quelques jours avant l’assassinat de César, l’amour conjugal, uni à la passion d’un noble orgueil, engage Porcie à s’ouvrir la cuisse, à montrer sa blessure à son mari, lui disant : « Brutus, tu médites et tu me caches un grand dessein. Je ne t’ai jusqu’à présent fait aucune question indiscrete ; je savois cependant que notre sexe, foible par lui-même, se fortifioit par le commerce des hommes sages et vertueux ; que j’étois fille de Caton et femme de Brutus : mais mon amour timide m’a fait défier de ma foiblesse. Tu vois l’essai de mon courage : juge si je suis digne de ton secret, maintenant que j’ai fait l’épreuve de la douleur. »

C’est la passion de l’honneur et le fanatisme philosophique qui pouvoient seuls, au milieu des supplices, engager la pythagoricienne Timicha à se couper la langue avec les dents, pour ne point s’exposer à révéler les secrets de sa secte.

Lorsqu’accompagné de son gouverneur, Caton, jeune encore, monte au palais de Sylla, et qu’à l’aspect des têtes sanglantes des proscrits il demande le nom du monstre qui avoit assassiné tant de Romains : « C’est Sylla, lui dit-on ». — « Quoi ! Sylla les égorge, et Sylla vit encore » ! — « Le seul nom de Sylla, lui réplique-t-on, désarme le bras de nos citoyens ». — « Ô Rome ! s’écrie alors Caton, que ton destin est déplorable, si, dans la vaste enceinte de tes murs, tu ne renfermes pas un homme vertueux, et si tu ne peux armer contre la tyrannie que le bras d’un foible enfant ! » À ces mots, se tournant vers son gouverneur, « Donne-moi, lui dit-il, ton épée ; je la cacherai sous ma robe, j’approcherai de Sylla, je l’égorgerai. Caton vit ; Rome est libre encore.[2]. »

En quels climats cet amour vertueux de la patrie n’a-t-il pas exécuté d’actions héroïques ? À la Chine, un empereur, poursuivi par les armes victorieuses d’un citoyen, veut se servir du respect superstitieux qu’en ce pays un fils a pour les ordres de sa mere pour contraindre ce citoyen à désarmer. Député vers cette mere, un officier de l’empereur vient, le poignard à la main, lui dire qu’elle n’a que le choix de mourir ou d’obéir. « Ton maître, lui répondit-elle avec un souris amer, se seroit-il flatté que j’ignore les conventions tacites, mais sacrées, qui unissent les peuples aux souverains, par lesquelles les peuples s’engagent à obéir, et les rois à les rendre heureux ? Il a le premier violé ces conventions. Lâche exécuteur des ordres d’un tyran, apprends à une femme ce qu’en pareil cas on doit à sa patrie. » À ces mots, arrachant le poignard des mains de l’officier, elle se frappe, et lui dit : « Esclave, s’il te reste encore quelque vertu, porte à mon fils ce poignard sanglant ; dis-lui qu’il venge sa nation, qu’il punisse le tyran. Il n’a plus rien à craindre pour moi, plus rien à ménager : il est maintenant libre d’être vertueux. »[3] »

Si le noble orgueil, la passion du patriotisme et de la gloire, déterminent les citoyens à des actions si courageuses, quelle constance et quelle force les passions n’inspirent-elles point à ceux qui veulent s’illustrer dans les sciences et les arts, et que Cicéron nomme des héros paisibles ! C’est le desir de la gloire, qui, sur la cime glacée des Cordelieres, au milieu des neiges, des frimas, incline les lunettes de l’astronome ; qui, pour cueillir des plantes, conduit le botaniste sur le bord des précipices ; qui jadis guidoit les jeunes amateurs des sciences dans l’Égypte, l’Éthiopie, et jusques dans les Indes, pour y voir les philosophes les plus célebres, et puiser dans leur conversation les principes de leur doctrine.

Quel empire cette même passion n’avoit-elle pas sur Démosthene qui, pour perfectionner sa prononciation, s’arrêtoit sur le rivage de la mer, où, la bouche remplie de cailloux, il haranguoit tous les jours les flots mutinés ! C’est ce même desir de la gloire qui, pour faire contracter aux jeunes pythagoriciens l’habitude du recueillement et de la méditation, leur imposoit un silence de trois ans ; qui, pour soustraire Démocrite[4] aux distractions du monde, le renfermoit dans des tombeaux pour y chercher de ces vérités précises dont la découverte, toujours si difficile, est toujours si peu estimée des hommes : c’est par elle enfin que, pour se donner tout entier à la philosophie, Héraclite se détermine à céder à son frere cadet le trône d’Éphèse[5], où l’appelloit le droit d’aînesse ; que, pour conserver toutes ses forces, l’athlete se prive des plaisirs de l’amour. C’est elle encore qui forçoit certains prêtres des anciens, dans l’espoir de se rendre plus recommandables, à renoncer à ces mêmes plaisirs, sans avoir souvent, comme disoit plaisamment Boindin, d’autre récompense de leur continence que la tentation perpétuelle qu’elle procure.

J’ai fait voir que c’est aux passions que nous devons sur la terre presque tous les objets de notre admiration ; qu’elles nous font braver les dangers, la douleur, la mort, et nous portent aux résolutions les plus hardies.

Je vais prouver maintenant que, dans les occasions délicates, ce sont elles seules qui, volant au secours des grands hommes, peuvent leur inspirer ce qu’il y a de mieux à dire et à faire.

Qu’on se rappelle à ce sujet la célebre et courte harangue d’Annibal à ses soldats le jour de la bataille du Tesin ; et l’on sentira que sa haine pour les Romains et sa passion pour la gloire pouvoient seules la lui inspirer : « Compagnons, leur dit-il, le ciel m’annonce la victoire. C’est aux Romains, non à vous, de trembler. Jetez les yeux sur ce champ de bataille ; nulle retraite ici pour les lâches : nous périssons tous si nous sommes vaincus. Quel gage plus certain du triomphe ? Quel signe plus sensible de la protection des dieux ? ils nous ont placés entre la victoire et la mort. »

Qui peut douter que ces mêmes passions n’animassent Sylla, lorsque, Crassus lui ayant demandé une escorte pour aller faire de nouvelles levées dans le pays des Marses, Sylla lui répond : « Si tu crains tes ennemis, reçois de moi pour escorte ton pere, tes freres, tes parents, tes amis, qui, massacrés par les tyrans, crient vengeance, et l’attendent de toi ? »

Lorsque les Macédoniens, las des fatigues de la guerre, prient Alexandre de les licencier, c’est l’orgueil et l’amour de la gloire qui dictent à ce héros cette fiere réponse : « Allez, ingrats ; fuyez, lâches ; je dompterai l’univers sans vous. Alexandre trouvera des sujets et des soldats par-tout où il y aura des hommes. »

De semblables discours sont toujours prononcés par des gens passionnés. L’esprit même en pareil cas ne peut jamais suppléer au sentiment. On ignore toujours la langue des passions qu’on n’éprouve pas.

Au reste ce n’est pas dans un art tel que l’éloquence, c’est en tout genre, que les passions doivent être regardées comme le germe productif de l’esprit : ce sont elles qui, entretenant une perpétuelle fermentation dans nos idées, fécondent en nous ces mêmes idées, qui, stériles dans des ames froides, seroient semblables à la semence jetée sur la pierre.

Ce sont les passions qui, fixant fortement notre attention sur l’objet de nos desirs, nous le font considérer sous des aspects inconnus aux autres hommes, et qui font en conséquence concevoir et exécuter aux héros ces entreprises hardies qui, jusqu’à ce que la réussite en ait prouvé la sagesse, paroissent folles, et doivent réellement paroître telles à la multitude.

Voilà pourquoi, dit le cardinal De Richelieu, l’ame foible trouve de l’impossibilité dans le projet le plus simple, lorsque le plus grand paroît facile à l’ame forte : devant celle-ci les montagnes s’abaissent, lorsqu’aux yeux de celle-là les buttes se métamorphosent en montagnes.

Ce sont en effet les fortes passions qui, plus éclairées que le bon sens, peuvent seules nous apprendre à distinguer l’extraordinaire de l’impossible, que les gens sensés confondent presque toujours ensemble, parceque, n’étant point animés de passions fortes, ces gens sensés ne sont jamais que des hommes médiocres : proposition que je vais prouver, pour faire sentir toute la supériorité de l’homme passionné sur les autres hommes, et montrer qu’il n’y a réellement que les grandes passions qui puissent enfanter les grands hommes.


  1. Sous le mot rouge, par exemple, si l’on comprend depuis l’écarlate jusqu’au couleur de chair, supposons deux hommes dont l’un n’ait jamais vu que de l’écarlate, et l’autre que du couleur de chair : le premier dira avec raison que le rouge est une couleur vive, lorsque l’autre au contraire soutiendra que c’est une couleur tendre. Par la même raison deux hommes peuvent sans s’entendre prononcer le mot de vouloir, puisque nous n’avons que ce mot pour exprimer depuis le plus foible degré de volonté jusqu’à cette volonté efficace qui triomphe de tous les obstacles. Il en est du mot de passion comme de celui d’esprit : il change de signification selon ceux qui le prononcent. Un homme regardé comme médiocre dans une société composée de gens de peu d’esprit est sûrement un sot : il n’en est pas ainsi de celui qui passe pour un homme médiocre parmi les gens du premier ordre ; le choix de sa société prouve sa supériorité sur les hommes ordinaires. C’est un rhétoricien médiocre, qui seroit le premier dans toute autre classe.
  2. C’est ce même Caton qui, retiré à Utique, répondit à ceux qui le pressoient de consulter l’oracle de Jupiter Hammon, « Laissons les oracles aux femmes, aux lâches, et aux ignorants. L’homme de courage, indépendant des dieux, sait vivre et mourir de lui-même ; il se présente également à sa destinée, soit qu’il la connoisse, ou qu’il l’ignore. »

    César, enlevé par des pirates, conserve son audace, et les menace de la mort, à laquelle il les condamne en abordant.

  3. La passion du devoir animoit pareillement la mere d’Abdallah, lorsque son fils, abandonné de ses amis, assiégé dans un château, et pressé d’accepter la capitulation honorable que lui offroient les Syriens, alla consulter sa mere sur le parti qu’il avoit à prendre. Il reçut cette réponse : « Mon fils, lorsque tu pris les armes contre la maison d’Ommiah, crus-tu soutenir le parti de la justice et de la vertu ? » — « Oui, lui répondit-il ». — « Eh bien ! réplique-t-elle, qu’y a-t-il à délibérer ? Ne sais-tu pas que se rendre à la crainte est d’un lâche ? Veux-tu être le mépris des Ommiahs, et qu’on dise qu’ayant à choisir entre la vie et ton devoir, c’est la vie que tu as préférée ? »

    C’est cette même passion de la gloire qui, lorsque l’armée romaine, mal vêtue et transie de froid, alloit se débander, amena au secours de Septime-Sévere le philosophe Antiochus, qui se dépouille devant l’armée, se jette dans un monceau de neige, et ramene par cette action les troupes ébranlées à leur devoir.

    Un jour qu’on exhortoit Thraséa à faire quelques soumissions à Néron, « Quoi ! dit-il, pour prolonger ma vie de quelques jours je m’abaisserois jusques-là ! Non La mort est une dette ; je veux l’acquitter en homme libre, et non la payer en esclave. »

    Dans un instant d’emportement, où Vespasien menaçait Helvidius de la mort, il en reçut cette réponse : « Vous ai-je dit que je fusse immortel ? Vous ferez votre métier de tyran en me donnant la mort ; moi, celui de citoyen en la recevant sans trembler. »

  4. Démocrite étoit né riche ; mais il ne se crut pas en droit de mépriser l’esprit, et de vivre dans une honorable stupidité.
  5. Mison, fils du tyran de Chenes, renonça pareillement au sceptre de son pere ; et, libre de toute charge, il se retiroit dans des lieux escarpés et solitaires, où, sans jamais parler à personne, il se nourrissoit de réflexions profondes.