De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 5

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DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 3 (p. 247-263).
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CHAPITRE V

Des forces qui agissent sur notre ame.


L’expérience seule peut nous découvrir quelles sont ces forces. Elle nous apprend que la paresse est naturelle à l’homme ; que l’attention le fatigue et le peine[1] ; qu’il gravite sans cesse vers le repos, comme les corps vers un centre ; qu’attiré sans cesse vers le centre, il s’y tiendroit fixement attaché, s’il n’en étoit à chaque instant repoussé par deux sortes de forces qui contrebalancent en lui celles de la paresse et de l’inertie, et qui lui sont communiquées, l’une par les passions fortes, et l’autre par la haine de l’ennui.

L’ennui est dans l’univers un ressort plus général et plus puissant qu’on ne l’imagine : de toutes les douleurs c’est sans contredit la moindre ; mais enfin c’en est une. Le desir du bonheur nous fera toujours regarder l’absence du plaisir comme un mal. Nous voudrions que l’intervalle nécessaire qui sépare les plaisirs vifs, toujours attachés à la satisfaction des besoins physiques, fût rempli par quelques unes de ces sensations qui sont toujours agréables lorsqu’elles ne sont pas douloureuses. Nous souhaiterions donc, par des impressions toujours nouvelles, être à chaque instant avertis de notre existence, parceque chacun de ces avertissements est pour nous un plaisir. Voilà pourquoi le sauvage, dès qu’il a satisfait ses besoins, court au bord d’un ruisseau, où la succession rapide des flots qui se poussent l’un l’autre font à chaque instant sur lui des impressions nouvelles ; voilà pourquoi nous préférons la vue des objets en mouvement à celle des objets en repos ; voilà pourquoi l’on dit proverbialement, Le feu fait compagnie, c’est-à-dire qu’il nous arrache à l’ennui.

C’est ce besoin d’être remué, et l’espece d’inquiétude que produit dans l’ame l’absence d’impression, qui contient en partie le principe de l’inconstance et de la perfectibilité de l’esprit humain, et qui, le forçant à s’agiter en tous sens, doit, après la révolution d’une infinité de siecles, inventer, perfectionner les arts et les sciences, et enfin amener la décadence du goût[2].

En effet, si les impressions nous sont d’autant plus agréables qu’elles sont plus vives, et si la durée d’une même impression en émousse la vivacité, nous devons donc être avides de ces impressions neuves qui produisent dans notre ame le plaisir de la surprise : les artistes jaloux de nous plaire et d’exciter en nous ces sortes d’impressions doivent donc, après avoir en partie épuisé les combinaisons du beau, y substituer le singulier, que nous préférons au beau, parcequ’il fait sur nous une impression plus neuve, et par conséquent plus vive. Voilà, dans les nations policées, la cause de la décadence du goût.

Pour connoître encore mieux tout ce que peut sur nous la haine de l’ennui, et quelle est quelquefois l’activité de ce principe[3], qu’on jette sur les hommes un œil observateur, et l’on sentira que c’est la crainte de l’ennui qui fait agir et penser la plupart d’entre eux ; que c’est pour s’arracher à l’ennui qu’au risque de recevoir des impressions trop fortes, et par conséquent désagréables, les hommes recherchent avec le plus grand empressement tout ce qui peut les remuer fortement ; que c’est ce desir qui fait courir le peuple à la Greve, et les gens du monde au théâtre ; que c’est ce même motif qui, dans une dévotion triste, et jusques dans les exercices austeres de la pénitence, fait souvent chercher aux vieilles femmes un remede à l’ennui : car Dieu, qui par toutes sortes de moyens cherche à ramener le pécheur à lui, se sert ordinairement avec elles de celui de l’ennui.

Mais c’est sur-tout dans les siecles où les grandes passions sont mises à la chaîne, soit par les mœurs, soit par la forme du gouvernement, que l’ennui joue le plus grand rôle : il devient alors le mobile universel.

Dans les cours, autour du trône, c’est la crainte de l’ennui, jointe au plus foible degré d’ambition, qui fait des courtisans oisifs de petits ambitieux, qui leur fait concevoir de petits desirs, leur fait faire de petites intrigues, de petites cabales, de petits crimes, pour obtenir de petites places, proportionnées à la petitesse de leurs passions ; qui fait des Séjan, et jamais des Octaves ; mais qui d’ailleurs suffit pour s’élever jusqu’à ces postes où l’on jouit à la vérité du privilege d’être insolent, mais où l’on cherche en vain un abri contre l’ennui.

Telles sont, si je l’ose dire, et les forces actives et les forces d’inertie qui agissent sur notre ame. C’est pour obéir à ces deux forces contraires qu’en général nous souhaitons d’être remués sans nous donner la peine de nous remuer ; c’est par cette raison que nous voudrions tout savoir, sans nous donner la peine d’apprendre ; c’est pourquoi, plus dociles à l’opinion qu’à la raison, qui, dans tous les cas, nous imposeroit la fatigue de l’examen, les hommes acceptent indifféremment en entrant dans le monde toutes les idées vraies ou fausses qu’on leur présente[4] ; et pourquoi enfin, porté par le flux et reflux des préjugés tantôt vers la sagesse et tantôt vers la folie, raisonnable ou fou par hasard, l’esclave de l’opinion est également insensé aux yeux du sage, soit qu’il soutienne une vérité, soit qu’il avance une erreur. C’est un aveugle qui nomme par hasard la couleur qu’on lui présente.

On voit donc que ce sont les passions et la haine de l’ennui qui communiquent à l’ame son mouvement, qui l’arrachent à la tendance qu’elle a naturellement vers le repos, et qui lui font surmonter cette force d’inertie à laquelle elle est toujours prête à céder.

Quelque certaine que paroisse cette proposition, comme en morale ainsi qu’en physique c’est toujours sur des faits qu’il faut établir ses opinions, je vais, dans les chapitres suivants, prouver par des exemples que ce sont uniquement les passions fortes qui font exécuter ces actions courageuses et concevoir ces idées grandes qui sont l’étonnement et l’admiration de tous les siecles.


  1. Les Hottentots ne veulent ni raisonner ni penser. Penser, disent-ils, est le fléau de la vie. Que de Hottentots parmi nous !

    Ces peuples sont entièrement livrés à la paresse. Pour se soustraire à toute sorte de soins, d’occupations, ils se privent de tout ce dont ils peuvent absolument se passer. Les Caraïbes ont la même horreur pour penser et pour travailler ; ils se laisseroient plutôt mourir de faim que de faire la cassave, ou de faire bouillir la marmite. Leurs femmes font tout : ils travaillent seulement, de deux jours l’un, deux heures à la terre ; ils passent le reste du temps à rêver dans leurs hamacs. Veut-on acheter leur lit ? ils le vendent le matin à bon marché ; ils ne se donnent pas la peine de penser qu’ils en auront besoin le soir.

  2. C’est peut-être en comparant la marche lente de l’esprit humain avec l’état de perfection où se trouvent maintenant les arts et les sciences qu’on pourroit juger de l’ancienneté du monde. On feroit sur ce plan un nouveau systême de chronologie, du moins aussi ingénieux que ceux qu’on a donnés jusqu’à présent ; mais l’exécution de ce plan demanderoit beaucoup de finesse et de sagacité d’esprit de la part de celui qui l’entreprendroit.
  3. L’ennui, il est vrai, n’est pas ordinairement fort inventif ; son ressort n’est certainement pas assez puissant pour nous faire exécuter de grandes entreprises, et sur-tout pour nous faire acquérir de grands talents. L’ennui ne produit point de Lycurgue, de Pélopidas, d’Homere, d’Archimede, de Milton ; et l’on peut assurer que ce n’est pas faute d’ennuyés qu’on manque de grands hommes. Cependant ce ressort opere souvent de grands effets. Il suffit quelquefois pour armer les princes, les entraîner dans les combats ; et, quand le succès favorise leurs premieres entreprises, il en peut faire des conquérants. La guerre peut devenir une occupation que l’habitude rende nécessaire. Charles XII, le seul des héros qui ait toujours été insensible aux plaisirs de l’amour et de la table, étoit peut-être en partie déterminé par ce motif. Mais, si l’ennui peut faire un héros de cette espece, il ne fera jamais de César ni de Cromwel. Il falloit une grande passion pour leur faire faire les efforts d’esprit et de talent nécessaires pour franchir l’espace qui les séparoit du trône.
  4. La crédulité dans les hommes est en partie l’effet de leur paresse. On a l’habitude de croire une chose absurde, on en soupçonne la fausseté ; mais, pour s’en assurer pleinement, il faudroit s’exposer à la fatigue de l’examen : on veut se l’épargner, et l’on aime mieux croire que d’examiner. Or, dans cette situation de l’ame, des preuves convaincantes de la fausseté d’une opinion nous paroissent toujours insuffisantes. Il n’est point alors de raisonnements ou de contes ridicules auxquels on n’ajoute foi. Je ne citerai qu’un exemple, tiré de la relation du Tunquin, par Marini, Romain. « On vouloit, dit cet auteur, donner une religion aux Tunquinois ; on choisit celle du philosophe Rama, nommé Thic-ca au Tunquin. Voici l’origine ridicule qu’on lui donne et qu’ils croient :

    « Un jour la mere du dieu Thic-ca vit en songe un éléphant blanc qui s’engendroit mystérieusement dans sa bouche, et lui sortoit par le côté gauche. Le songe fait, il se réalise, elle accouche de Thic-ca. Aussitôt qu’il voit le jour il fait mourir sa mere, fait sept pas, marquant le ciel avec un doigt, et la terre avec l’autre. Il se glorifie d’être l’unique saint, tant dans le ciel que sur la terre. À dix-sept ans il se marie à trois femmes ; à dix-neuf il abandonne ses femmes et son fils, se retire sur une montagne, où deux démons, nommés A-la-la et Ca-la-la, lui servent de maîtres. Il se présente ensuite au peuple, en est reçu, non comme docteur, mais en qualité de pagode ou d’idole. Il a quatre-vingt mille disciples, entre lesquels il en choisit cinq cents, nombre qu’il réduit ensuite à cent, puis à dix, qui sont appelés les dix grands. Voilà ce qu’on raconte aux Tunquinois, et ce qu’ils croient, quoiqu’avertis par une tradition sourde que ces dix grands étoient ses amis, ses confidents, et les seuls qu’il ne trompât point ; qu’après avoir prêché sa doctrine pendant quarante-neuf ans, se sentant près de sa fin, il assembla tous ses disciples, et leur dit : Je vous ai trompés jusqu’à ce jour ; je ne vous ai débité que des fables : la seule vérité que je puisse vous enseigner c’est que tout est sorti du néant, et que tout y doit rentrer. Je vous conseille cependant de me garder le secret, de vous soumettre extérieurement à ma religion : c’est l’unique moyen de tenir les peuples dans votre dépendance. » Cette confession de foi de Thic-ca au lit de la mort est assez généralement sue au Tunquin, et cependant le culte de cet imposteur subsiste, parcequ’on croit volontiers ce qu’on est dans l’habitude de croire. Quelques subtilités scholastiques, auxquelles la paresse donne toujours force de preuve, ont suffi aux disciples de Thic-ca pour jeter des nuages sur cette confession, et entretenir les Tunquinois dans leur croyance. Ces mêmes disciples ont écrit cinq mille volumes sur la vie et la doctrine de ce Thic-ca. Ils y soutiennent qu’il a fait des miracles ; qu’incontinent après sa naissance il prit quatre-vingt mille fois des formes différentes, et que sa derniere transmigration fut en éléphant blanc : et c’est à cette origine qu’on doit rapporter le respect qu’on a dans l’Inde pour cet animal. De tous les titres, celui de roi de l’éléphant blanc est le plus estimé des rois ; celui de Siam porte le nom de roi de l’éléphant blanc. Les disciples de Thic-ca ajoutent qu’il y a six mondes ; qu’on ne meurt dans celui-ci que pour renaître dans un autre ; que le juste passe ainsi d’un monde à l’autre ; et qu’après cette caravane la roue retourne à son point, et qu’il recommence à renaître en ce monde-ci, d’où il sort, pour la septieme fois, très pur, très parfait ; et qu’alors, parvenu au dernier période de l’immutabilité, il se trouve en possession de la qualité de pagode ou d’idole. Ils admettent un paradis et un enfer, dont on se tire, comme dans la plupart des fausses religions, en respectant les bonzes, en leur faisant des charités, et en bâtissant des monasteres. Ils racontent, au sujet du démon, qu’il eut un jour dispute avec l’idole du Tunquin pour savoir lequel des deux seroit le maître de la terre. Le démon convint avec l’idole que tout ce qu’elle mettroit sous sa robe lui appartiendroit. L’idole fit faire une robe si grande, qu’elle en couvrit toute la terre ; en sorte que le démon fut obligé de se retirer sur la mer, d’où il revient quelquefois ; mais il fuit dès qu’il voit l’enseigne de l’idole.

    On ne sait si ces peuples ont eu autrefois quelques notions confuses de notre religion ; mais un des premiers articles de la religion de Thic-ca c’est qu’il est une idole qui sauve les hommes, et qui satisfait pleinement pour leurs péchés ; et que, pour mieux compatir aux miseres de l’homme, l’idole en avoit pris la nature.

    Au rapport de Kolbe, parmi les Hottentots, il en est qui ont la même doctrine, et croient que leur dieu s’est rendu visible à leur nation en prenant la figure du plus beau d’entre eux. Mais la plupart des Hottentots traitent ce dogme de vision, et prétendent que c’est faire jouer à leur dieu un rôle indigne de sa majesté que de le métamorphoser en homme. Au reste ils ne lui rendent aucun culte : ils disent que Dieu est bon, et qu’il ne se soucie pas de nos prieres.