De l’Esprit/Discours 4/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
DISCOURS IV
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 6 (p. 132-160).
◄  Chap. XIV.
Chap. XVI.  ►


CHAPITRE XV

De l’injustice du public à cet égard.


On exigera qu’un écuyer, habitué à diriger la pointe du pied vers l’oreille de son cheval, soit aussi bien tourné qu’un danseur de l’opéra ; on voudra qu’un philosophe, uniquement occupé d’idées fortes et générales, écrive comme une femme du monde, ou même qu’il lui soit supérieur dans un genre, tel par exemple que le genre épistolaire, où, pour bien écrire, il faut dire des riens d’une maniere agréable. On ne sent pas que c’est demander la réunion de talents presque exclusifs ; et qu’il n’est point de femme d’esprit, comme l’expérience le prouve, qui n’ait à cet égard une grande supériorité sur les philosophes les plus célebres. C’est avec la même injustice qu’on exige qu’un homme qui n’a jamais lu ni étudié, et qui a passé trente ans de sa vie dans la dissipation, devienne tout-à-coup capable d’étude et de méditation. On devroit cependant savoir que c’est à l’habitude de la méditation qu’on doit la capacité de méditer ; que cette même capacité se perd lorsqu’on cesse d’en faire usage. En effet, qu’un homme, quoique dans l’habitude du travail et de l’application, se trouve tout-à-coup chargé d’une trop grande partie de l’administration, mille objets différents passeront rapidement devant lui : s’il ne peut jeter sur chaque affaire qu’un coup-d’œil superficiel, il faut par cette seule raison qu’au bout d’un certain temps cet homme devienne incapable d’une longue et forte attention. Aussi n’est-on pas en droit d’exiger de l’homme en place une semblable attention. Ce n’est point à lui à percer jusqu’aux premiers principes de la morale et de la politique ; à découvrir, par exemple, jusqu’à quel degré le luxe est utile, quels changements ce luxe doit apporter dans les mœurs et les états, quelle espece de commerce il faut le plus encourager, par quelles lois on peut dans la même nation concilier l’esprit de commerce avec l’esprit militaire, et la rendre à-la-fois riche au-dedans et redoutable au-dehors. Pour résoudre de pareils problêmes il faut le loisir et l’habitude de méditer. Or comment penser beaucoup quand il faut beaucoup exécuter ? On ne doit donc pas demander à l’homme en place cet esprit d’invention qui suppose de grandes méditations. Ce qu’on est en droit d’exiger de lui, c’est un esprit juste, vif, pénétrant, et qui, dans les matieres débattues par les politiques et les philosophes, soit frappé du vrai, le saisisse avec force, et soit assez fertile en expédients pour porter jusqu’à l’exécution les projets qu’il adopte. C’est par cette raison qu’il doit à ce genre d’esprit joindre un caractere ferme, une constance à toute épreuve. Le peuple n’est pas toujours assez reconnoissant des biens que lui font les gens en place : ingrat par ignorance, il ne sait point tout ce qu’il faut de courage pour faire le bien, et triompher des obstacles que l’intérêt personnel met au bonheur général[1]. Aussi le courage éclairé par la probité est-il le principal mérite des gens en place. Vainement se flatteroit-on de trouver en eux un certain fonds de connoissances ; ils ne peuvent en avoir de profondes que sur les matieres qu’ils ont méditées avant que parvenir aux grands emplois : or ces matieres sont nécessairement en petit nombre. Qu’on suive, pour s’en convaincre, la vie de ceux qui se destinent aux grandes places. Ils sortent à seize ou dix-sept ans du college, apprennent à monter à cheval, à faire leurs exercices ; ils passent deux ou trois ans tant dans les académies qu’aux écoles de droit. Le droit fini, ils achetent une charge. Pour remplir cette charge, il n’est pas nécessaire de s’instruire du droit de nature, du droit des gens, du droit public, mais consacrer tout son temps à l’examen de quelques procès particuliers. Ils passent de là au gouvernement d’une province, où, surchargés par le détail journalier, et fatigués par les audiences, ils n’ont pas le temps de méditer. Ils montent ensuite à des places supérieures, et ne se trouvent enfin, après trente ans d’exercice, que le même fonds d’idées qu’ils avoient à vingt ou vingt-deux ans. Sur quoi j’observerai que des voyages faits chez les nations voisines, et dans lesquels ils compareroient les différences dans la forme du gouvernement, dans la législation, le génie, le commerce et les mœurs des peuples, seroient peut-être plus propres à former des hommes d’état que l’éducation actuelle qu’on leur donne. C’est par l’article des hommes de génie que je finirai ce chapitre ; parce que c’est principalement en eux qu’on desire des talents et des qualités exclusives.

Deux causes également puissantes nous portent à cette injustice ; l’une, comme je l’ai dit plus haut, est l’amour aveugle de notre bonheur ; et l’autre, c’est l’envie.

Qui n’a pas condamné dans le cardinal de Richelieu cet amour excessif de gloire qui le rendoit avide de toute espece de succès ? Qui ne s’est point moqué de l’ardeur avec laquelle, si l’on en croit Dumaurier[2], il desiroit la canonisation, et de l’ordre donné en conséquence à ses confesseurs de publier partout qu’il n’avoit jamais péché mortellement ? Enfin qui n’a point ri d’apprendre que, dans ce même instant, épris du desir d’exceller dans la poésie comme dans la politique, ce cardinal faisoit demander à Corneille de lui céder le Cid ? C’étoit cependant à cet amour de la gloire, tant de fois condamné, qu’il devoit ses grands talents pour l’administration. Si depuis l’on n’a point vu de ministre prétendre à tant de sortes de gloire, c’est que nous n’avons encore qu’un cardinal de Richelieu. Vouloir concentrer dans un seul desir l’action des passions fortes, et s’imaginer qu’un homme vivement épris de la gloire se contente d’une seule espece de succès lorsqu’il croit en pouvoir obtenir en plusieurs genres, c’est vouloir qu’une terre excellente ne produise qu’une seule espece de fruits. Quiconque aime fortement la gloire sent intérieurement que la réussite des projets politiques dépend quelquefois du hasard, et souvent de l’ineptie de ceux avec qui il traite ; il en veut donc une plus personnelle. Or, sans une morgue ridicule et stupide, il ne peut dédaigner celle des lettres, à laquelle ont aspiré les plus grands princes et les plus grands héros. La plupart d’entre eux, non contents de s’immortaliser par leurs actions, ont encore voulu s’immortaliser par leurs écrits, et du moins laisser à la postérité des préceptes sur la science guerriere ou politique dans laquelle ils ont excellé. Comment ne l’eussent-ils pas voulu ? ces grands hommes aimoient la gloire ; et l’on n’en est point avide sans desirer de communiquer aux hommes des idées qui doivent nous rendre encore plus estimables à leurs yeux. Que de preuves de cette vérité répandues dans toutes les histoires ! Ce sont Xénophon, Alexandre, Annibal, Hannon, les Scipions, César, Cicéron, Auguste, Trajan, les Antonins, Comnene, Élisabeth, Charles-Quint, Richelieu, Montecuculi, du Guay-Trouin, le comte de Saxe, qui par leurs écrits veulent éclairer le monde, en ombrageant leurs têtes de différentes especes de lauriers. Si maintenant on ne conçoit pas comment des hommes chargés de l’administration du monde trouvoient encore le temps de penser et d’écrire, c’est, répondrai-je, que les affaires sont courtes lorsqu’on ne s’égare point dans le détail, et qu’on les saisit par leurs vrais principes. Si tous les grands hommes n’ont point composé, tous ont du moins protégé l’homme illustre dans les lettres, et tous ont dû nécessairement le protéger, parce que, amoureux de la gloire, ils savoient que ce sont les grands écrivains qui la donnent. Aussi Charles-Quint avoit-il, avant Richelieu, fondé des académies ; aussi vit-on le fier Attila lui-même rassembler près de lui les savants dans tous les genres, le khalife Aaron Al-Raschid en composer sa cour, et Tamerlan établir l’académie de Samarcande. Quel accueil Trajan ne faisoit-il pas au mérite ! Sous son regne il étoit permis de tout dire, de tout penser, et de tout écrire ; parce que les écrivains, frappés de l’éclat de ses vertus et de ses talents, ne pouvoient être que ses panégyristes : bien différent en cela des Néron, des Caligula, des Domitien, qui, par la raison contraire, imposoient silence aux gens éclairés qui dans leurs écrits n’eussent transmis à la postérité que la honte et les crimes de ces tyrans.

J’ai fait voir dans les exemples ci-dessus rapportés que le même desir de gloire auquel les grands hommes doivent leur supériorité peut, en fait d’esprit, les faire quelquefois aspirer à la monarchie universelle. Il seroit sans doute possible d’unir plus de modestie aux talents : ces qualités ne sont pas exclusives par leur nature, mais elles le sont dans quelques hommes. Il en est de tels à qui l’on ne pourroit arracher cette orgueilleuse opinion d’eux-mêmes sans étouffer le germe de leur esprit. C’est un défaut ; et l’envie en profite pour décréditer le mérite. Elle se plaît à détailler les hommes, sûre d’y trouver toujours quelque côté défavorable, sous lequel elle peut les présenter au public. On ne se rappelle point assez souvent qu’il en est des hommes comme de leurs ouvrages ; qu’il faut les juger sur leur ensemble ; qu’il n’est rien de parfait sur la terre ; et que, si l’on désignoit dans chaque homme par des rubans de deux couleurs différentes les vertus et les défauts de son esprit et de son caractere, il n’est point d’homme qui ne fût bariolé de ces deux couleurs. Les grands hommes sont comme ces mines riches où l’or cependant se trouve toujours plus ou moins mélangé avec le plomb. Il faudroit donc que l’envieux se dît quelquefois à lui-même : S’il m’étoit possible d’avilir cet or aux yeux du public, quel cas feroit-il de moi, qui ne suis purement qu’une mine de plomb ? Mais l’envieux sera toujours sourd à de pareils conseils. Habile à saisir les moindres défauts des hommes de génie, combien de fois ne les a-t-il pas accusés de n’être pas dans leurs manieres aussi agréables que les hommes du monde ! Il ne veut pas se rappeler, comme je l’ai dit ci-devant, que, semblables à ces animaux qui se retirent dans les déserts, la plupart des gens de génie vivent dans le recueillement, et que c’est dans le silence de la solitude que les vérités se dévoilent à leurs yeux. Or tout homme dont le genre de vie le jette dans un enchaînement particulier de circonstances, et qui contemple les objets sous une face nouvelle, ne peut avoir dans l’esprit ni les qualités ni les défauts communs aux hommes ordinaires. Pourquoi le Français ressemble-t-il plus au Français qu’à l’Allemand, et beaucoup plus à l’Allemand qu’au Chinois ? C’est que ces deux nations, par l’éducation qu’on leur donne et la ressemblance des objets qu’on leur présente, ont entre elles infiniment plus de rapport qu’elles n’en ont avec les Chinois. Nous sommes uniquement ce que nous font les objets qui nous environnent. Vouloir qu’un homme qui voit d’autres objets et mene une vie différente de la mienne ait les mêmes idées que moi, c’est exiger les contradictoires, c’est demander qu’un bâton n’ait pas deux bouts.

Que d’injustices de cette espece ne fait-on pas aux hommes de génie ! Combien de fois ne les a-t-on pas accusés de sottises dans le temps même qu’ils faisoient preuve de la plus haute sagesse ! Ce n’est pas que les gens de génie, comme le dit Aristote, n’aient souvent un coin de folie. Ils sont, par exemple, sujets à mettre trop d’importance à l’art qu’ils cultivent[3]. D’ailleurs les grandes passions que suppose le génie peuvent quelquefois les égarer dans leur conduite ; mais ce germe de leurs erreurs l’est aussi de leurs lumieres. Les hommes froids, sans passions et sans talents, ne tombent pas dans les écarts de l’homme passionné. Mais il ne faut pas imaginer, comme leur vanité le veut persuader, qu’avant de prendre un parti ils en calculent, les jetons en main, les avantages et les inconvénients : il faudroit pour cet effet que les hommes ne fussent déterminés dans leur conduite que par la réflexion ; et l’expérience nous apprend qu’ils le sont toujours par le sentiment, et qu’à cet égard les gens froids sont des hommes. Pour s’en convaincre, que l’on suppose qu’un deux soit mordu d’un chien enragé : on l’envoie à la mer ; il se met dans une barque, on va le plonger. Il ne court aucun risque, il en est sûr ; il sait que dans ce cas la peur est tout-à-fait déraisonnable ; il se le dit. On le plonge ; la réflexion n’agit plus sur lui ; le sentiment de la crainte s’empare de son ame ; et c’est à cette crainte ridicule qu’il doit sa guérison. La réflexion est donc, dans les gens froids comme dans les autres hommes, soumise au sentiment. Si les gens froids ne sont pas sujets à des écarts aussi fréquents que l’homme passionné, c’est qu’ils ont en eux moins de principes de mouvement. Ce n’est en effet qu’à la foiblesse de leurs passions qu’ils doivent leur sagesse. Cependant quelle haute estime n’en conçoivent-ils pas d’eux-mêmes ! quel respect ne croient-ils pas inspirer au public, qui ne les laisse jouir dans leur petite société du titre d’hommes sensés, et ne les cite point comme fous, que parce qu’il ne les nomme jamais. Comment peuvent-ils, sans honte, passer ainsi leur vie à l’affût des ridicules d’autrui ? S’ils en découvrent dans l’homme de génie, et que cet homme commette la faute la plus légere, fût-ce de mettre, par exemple, à trop haut prix les faveurs d’une femme, quel triomphe pour eux ! Ils en prennent droit de le mépriser. Cependant si, dans les bois, les solitudes et les dangers, la crainte a souvent à leurs propres yeux exagéré la grandeur du péril, pourquoi l’amour ne s’exagéreroit-il pas les plaisirs comme la frayeur s’exagere les dangers ? Ignorent-ils qu’il n’y a proprement que soi de juste appréciateur de son plaisir ; que, les hommes étant animés de passions différentes, les mêmes objets ne peuvent conserver le même prix à des yeux différents ; que c’est au sentiment seul à juger le sentiment ; et que le vouloir toujours citer au tribunal d’une raison froide, c’est assembler la diete de l’empire pour y connoître des cas de conscience ? Ils devroient sentir qu’avant de prononcer sur les actions de l’homme de génie il faudroit du moins savoir quels sont les motifs qui le déterminent, c’est-à-dire la force par laquelle il est entraîné : mais pour cet effet il faudroit connoître et la puissance des passions et le degré de courage nécessaire pour y résister. Or tout homme qui s’arrête à cet examen s’apperçoit bientôt que les passions seules peuvent combattre contre les passions ; et que ces gens raisonnables qui s’en disent vainqueurs donnent à des goûts très foibles le nom de passions, pour se ménager les honneurs du triomphe. Dans le fait ils ne résistent point aux passions, mais ils leur échappent. La sagesse n’est point en eux l’effet de la lumiere, mais d’une indifférence comparable à des déserts également stériles en plaisirs comme en peines. Aussi ne sont-ils point heureux. L’absence du malheur est la seule félicité dont ils jouissent ; et l’espece de raison qui les guide sur la mer de la vie humaine ne leur en fait éviter les écueils qu’en les écartant sans cesse de l’île fortunée du plaisir. Le ciel n’arme les hommes froids que d’un bouclier pour parer, et non d’une épée pour conquérir.

Que la raison nous dirige dans les actions importantes de la vie, je le veux ; mais qu’on en abandonne les détails à ses goûts et à ses passions. Qui consulteroit sur tout la raison, seroit sans cesse occupé à calculer ce qu’il doit faire, et ne feroit jamais rien ; il auroit toujours sous les yeux la possibilité de tous les malheurs qui l’environnent. La peine et l’ennui journalier d’un pareil calcul seroient peut-être plus à redouter que les maux auxquels il peut nous soustraire.

Au reste, quelques reproches qu’on fasse aux gens d’esprit, quelque attentive que soit l’envie à déprimer les gens de génie, à découvrir en eux de ces défauts personnels et peu importants que devroit absorber l’éclat de leur gloire, ils doivent être insensibles à de pareilles attaques, sentir que ce sont souvent des pieges que l’envie leur tend pour les détourner de l’étude. Qu’importe qu’on leur fasse sans cesse un crime de leurs inattentions ? Ils doivent savoir que la plupart de ces petites attentions tant recommandées ont été inventées par les désœuvrés pour en faire le travail et l’occupation de leur ennui et de leur oisiveté ; qu’il n’est point d’homme doué d’une attention suffisante pour s’illustrer dans les arts et les sciences, s’il la partage en une infinité de petites attentions particulieres ; que d’ailleurs cette politesse, à laquelle on donne le nom d’attention, ne procurant aucun avantage aux nations, il est de l’intérêt public qu’un savant fasse une découverte de plus et cinquante visites de moins. Je ne puis m’empêcher de rapporter à ce sujet un fait assez plaisant arrivé, dit-on, à Paris. Un homme de lettres avoit pour voisin un de ces désœuvrés si importuns dans la société. Ce dernier, excédé de lui-même, monte un jour chez l’homme de lettres. Celui-ci le reçoit à merveilles, s’ennuie avec lui de la maniere la plus humaine, jusqu’au moment où, las de bâiller dans le même lieu, notre désœuvré court ailleurs promener son ennui. Il part : l’homme de lettres se remet au travail, oublie l’ennuyé. Quelques jours après, il est accusé de n’avoir point rendu la visite qu’il a reçue, il est taxé d’impolitesse ; il le sait : il monte à son tour chez son ennuyé : « Monsieur, lui dit-il, j’apprends que vous vous plaignez de moi : cependant, vous le savez, c’est l’ennui de vous-même qui vous a conduit chez moi. Je vous y ai reçu de mon mieux, moi qui ne m’ennuyois pas ; c’est donc vous qui m’êtes obligé : et c’est moi qu’on taxe d’impolitesse ! Soyez vous-même juge de mes procédés, et voyez si vous devez mettre fin à des plaintes qui ne prouvent rien, sinon que je n’ai pas comme vous le besoin des visites, l’inhumanité d’ennuyer mon prochain, et l’injustice d’en médire après l’avoir ennuyé ». Que de gens auxquels on peut appliquer la même réponse ! Que de désœuvrés exigent dans les hommes de mérite des attentions et des talents incompatibles avec leurs occupations, et se surprennent à demander les contradictoires !

Un homme a passé sa vie dans les négociations ; les affaires dont il s’est occupé l’ont rendu circonspect : que cet homme aille dans le monde ; on veut qu’il y porte cet air de liberté que la contrainte de son état lui a fait perdre. Un autre homme est d’un caractere ouvert ; c’est par sa franchise qu’il nous a plu : on exige, que changeant tout-à-coup de caractere, il devienne circonspect au moment précis qu’on le desire. On veut toujours l’impossible. Il est sans doute un sel neutre qui amalgame quelquefois, dans les mêmes hommes du moins, toutes les qualités qui ne sont pas absolument contradictoires ; je sais qu’un concours singulier de circonstances peut nous plier à des habitudes opposées : mais c’est un miracle, et l’on ne doit pas compter sur les miracles. En général on peut assurer que tout se tient dans le caractere des hommes ; que les qualités y sont liées aux défauts ; et qu’il est même certains vices de l’esprit attachés à certains états. Qu’un homme occupe un poste important ; qu’il ait par jour cent affaires à juger : si ses jugements sont sans appel, s’il n’est jamais contredit, il faut qu’au bout d’un certain temps l’orgueil pénetre dans son ame, et qu’il ait la plus grande confiance en ses lumieres. Il n’en sera pas ainsi, ou d’un homme dont les avis seront par ses égaux débattus et contredits dans un conseil, ou d’un savant qui, s’étant quelquefois trompé sur les matieres qu’il a mûrement examinées, aura nécessairement contracté l’habitude de la suspension d’esprit[4] ; suspension qui, fondée sur une salutaire méfiance de nos lumieres, nous fait percer jusqu’à ces vérités cachées que le coup-d’œil superficiel de l’orgueil apperçoit rarement. Il semble que la connoissance de la vérité soit le prix de cette sage méfiance de soi-même. L’homme qui se refuse au doute est sujet à mille erreurs : il a lui-même posé la borne de son esprit. On demandoit un jour à l’un des plus savants hommes de la Perse comment il avoit acquis tant de connoissances : En demandant sans peine, répondit-il, ce que je ne savois pas. « Interrogeant un jour un philosophe, dit le poëte Saadi, je le pressois de me dire de qui il avoit tant appris : Des aveugles, me répondit-il, qui ne levent point le pied sans avoir auparavant sondé avec leur bâton le terrain sur lequel ils vont l’appuyer. »

ce que j’ai dit sur les qualités exclusives, ou par leur nature, ou par des habitudes contraires, suffit à l’objet que je me propose. Il s’agit maintenant de montrer de quelle utilité peut être cette connoissance. La principale, c’est d’apprendre à tirer le meilleur parti possible de son esprit ; et c’est la question que je vais traiter dans le chapitre suivant.


  1. Au moment qu’on venoit de nommer un ministre, un des premiers commis de Versailles, homme de beaucoup d’esprit, lui dit : « Vous aimez le bien ; vous êtes maintenant à portée de le faire. On vous présentera mille projets utiles au public ; vous en desirerez la réussite : gardez-vous cependant de rien entreprendre avant d’examiner si l’exécution de ces projets demande peu de fonds, peu de soins, et peu de probité. Si l’argent qu’exige la réussite d’un de ces projets est considérable, les affaires qui vous surviendront ne vous permettront pas d’y appliquer les fonds nécessaires, et vous perdrez votre mise. Si le succès dépend de la vigilance et de la probité de ceux que vous emploierez, craignez qu’on ne vous force la main sur le choix des sujets. Songez d’ailleurs que vous allez être entouré de frippons ; qu’il faut un coup-d’œil bien sur pour les reconnoître, et que la premiere, mais en même temps la plus difficile science d’un ministre, est la science des choix. »
  2. Voyez ses Mémoires pour servir à l’histoire de la Hollande, à l’article de Grotius.
  3. Souvent ils ont pour eux une estime exclusive. Parmi ceux-là même qui ne se distinguent que dans les arts les plus frivoles, il en est qui pensent qu’en leur pays il n’y a rien de bien fait que ce qu’ils y font. Je ne puis m’empêche de rapporter à ce sujet un mot assez plaisant, attribué à Marcel. Un danseur anglais fort célebre arrive à Paris, descend chez Marcel : « Je viens, lui dit-il, vous rendre un hommage que vous doivent tous les gens de notre art. Souffrez que je danse devant vous, et que je profite de vos conseils ». — « Volontiers, lui dit Marcel ». Aussitôt l’Anglais exécute des pas très difficiles, et fait mille entrechats. Marcel le regarde, et s’écrie tout-à-coup : « Monsieur, l’on saute dans les autres pays, et l’on ne danse qu’à Paris ; mais, hélas ! on n’y fait que cela de bien. Pauvre royaume ! »
  4. Il seroit peut-être à desirer qu’avant que de monter aux grandes places les hommes destinés à les remplir composassent quelque ouvrage : ils en sentiroient mieux la difficulté de bien faire ; ils apprendroient à se méfier de leurs lumieres ; et, faisant aux affaires l’application de cette méfiance, ils les examineroient avec plus d’attention.