De l’Esprit/Discours 4/Chapitre 5

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DISCOURS IV
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 5 (p. 200-218).
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CHAPITRE V

De l’esprit de lumiere, de l’esprit étendu, de l’esprit pénétrant, et du goût.


Si l’on en croit certaines gens, le génie est une espece d’instinct qui peut, à l’insu même de celui qu’il anime, opérer en lui les plus grandes choses. Ils mettent cet instinct fort au-dessous de l’esprit de lumiere, qu’ils prennent pour l’intelligence universelle. Cette opinion, soutenue par quelques hommes de beaucoup d’esprit, n’est cependant point encore adoptée du public.

Pour arriver sur ce sujet à quelques résultats, il faut, je pense, attacher des idées nettes à ces mots esprit de lumiere.

Dans le physique, la lumiere est un corps dont la présence rend les objets visibles. L’esprit de lumiere est donc la sorte d’esprit qui rend nos idées visibles au commun des lecteurs. Il consiste à disposer tellement toutes les idées qui concourent à prouver une vérité, qu’on puisse facilement la saisir. Le titre d’esprit de lumiere est donc accordé par la reconnoissance du public à celui qui l’éclaire.

Avant M. de Fontenelle, la plupart des savants, après avoir escaladé le sommet escarpé des sciences, s’y trouvoient isolés, et privés de toute communication avec les autres hommes. Ils n’avoient point applani la carriere des sciences, ni frayé à l’ignorance un chemin pour y marcher. M. de Fontenelle, que je ne considere point ici sous l’aspect qui le met au rang des génies, fut un des premiers qui, si je l’ose dire, établit un pont de communication entre la science et l’ignorance. Il s’apperçut que l’ignorant même pouvoit recevoir les semences de toutes les vérités ; mais que, pour cet effet, il falloit avec adresse y préparer son esprit ; qu’une idée nouvelle, pour me servir de son expression, étoit un coin qu’on ne pouvoit faire entrer par le gros bout. Il fit donc ses efforts pour présenter ses idées avec la plus grande netteté ; il y réussit : la tourbe des esprits médiocres se sentit tout-à-coup éclairée, et la reconnoissance publique lui décerna le titre d’esprit de lumiere.

Que falloit-il pour opérer un pareil prodige ? simplement observer la marche des esprits ordinaires ; savoir que tout se tient et s’amene dans l’univers ; qu’en fait d’idées, l’ignorance est toujours contrainte de céder à la force immense des progrès insensibles de la lumiere, que je compare à ces racines déliées qui, s’insinuant dans les fentes des rochers, y grossissent, et les font éclater. Il falloit enfin sentir que la nature n’est qu’un long enchaînement, et que, par le secours des idées intermédiaires, on pouvoit élever de proche en proche les esprits médiocres jusqu’aux plus hautes idées[1].

L’esprit de lumiere n’est donc que le talent de rapprocher les pensées les unes des autres, de lier les idées déja connues aux idées moins connues, et de rendre ces idées par des expressions précises et claires.

Ce talent est à la philosophie ce que la versification est à la poésie. Tout l’art du versificateur consiste à rendre avec force et harmonie les pensées des poëtes ; tout l’art des esprits de lumiere est de rendre avec netteté les idées des philosophes.

Sans exclure ni le génie ni l’invention, ces deux talents ne les supposent point. Si les Descartes, les Locke, les Hobbes, et les Bacon, ont à l’esprit de lumiere uni le génie et l’invention, tous les hommes ne sont pas si heureux. L’esprit de lumiere n’est quelquefois que le truchement du génie philosophique, et l’organe par lequel il communique aux esprits communs des idées trop au-dessus de leur intelligence.

Si l’on a souvent confondu l’esprit de lumiere avec le génie, c’est que l’un et l’autre éclairent l’humanité, et qu’on n’a point assez fortement senti que le génie étoit le centre et le foyer d’où cette sorte d’esprit tiroit les idées lumineuses qu’il réfléchissoit ensuite sur la multitude.

Dans les sciences, le génie, semblable au navigateur hardi, cherche et découvre des régions inconnues. C’est aux esprits de lumiere à traîner lentement sur ses traces et leur siecle et la lourde masse des esprits communs.

Dans les arts, le génie, moins à portée des esprits de lumiere, est comparable au coursier superbe qui, d’un pied rapide, s’enfonce dans l’épaisseur des forêts, et franchit les halliers et les fondrieres. Occupés sans cesse à l’observer, et trop peu agiles pour le suivre dans sa course, les esprits de lumiere l’attendent, pour ainsi dire, à quelques clairieres, l’y entrevoient, et marquent quelques-uns des sentiers qu’il a battus ; mais ils ne peuvent jamais en déterminer que le plus petit nombre.

En effet, si dans les arts tels que l’éloquence ou la poésie l’esprit de lumiere pouvoit donner toutes les regles fines de l’observation desquelles il dût résulter des poëmes ou des discours parfaits, l’éloquence et la poésie ne seroient plus des arts de génie ; on deviendroit grand poëte et grand orateur comme on devient bon arithméticien. Le génie seul saisit toutes ces regles fines qui lui assurent des succès. L’impuissance des esprits de lumiere à les découvrir toutes est la cause de leur peu de réussite dans les arts même sur lesquels ils ont souvent donné d’excellents préceptes. Ils remplissent bien quelques unes des conditions nécessaires pour faire un bon ouvrage, mais ils omettent les principales.

M. de Fontenelle, que je cite pour éclaircir cette idée par un exemple, a certainement, dans sa poétique, donné des préceptes excellents. Ce grand homme cependant n’ayant dans cet ouvrage parlé ni de la versification ni de l’art d’émouvoir les passions, il est vraisemblable qu’en observant les regles fines qu’il a prescrites il n’eût composé que des tragédies froides s’il eût écrit en ce genre.

Il suit de la différence établie entre le génie et l’esprit de lumiere que le genre humain n’est redevable à cette derniere sorte d’esprit d’aucune espece de découverte, et que les esprits de lumiere ne reculent point les bornes de nos idées.

Cette sorte d’esprit n’est donc qu’un talent, qu’une méthode de transmettre nettement ses idées aux autres. Sur quoi j’observerai que tout homme qui se concentreroit dans un genre, et n’exposeroit avec netteté que les principes d’un art, tel par exemple que la musique ou la peinture, ne seroit cependant point compté parmi les esprits de lumiere.

Pour obtenir ce titre, il faut, ou porter la lumiere sur un genre extrêmement intéressant, ou la répandre sur un certain nombre de sujets différents. Ce qu’on appelle de la lumiere suppose presque toujours une certaine étendue de connoissances. Cette sorte d’esprit doit par cette raison en imposer même aux gens éclairés, et, dans la conversation, l’emporter sur le génie. Que dans une assemblée d’hommes célebres dans des arts ou des sciences différentes on produise un de ces esprits de lumiere : s’il parle de peinture au poëte, de philosophie au peintre, de sculpture au philosophe, il exposera ses principes avec plus de précision et développera ses idées avec plus de netteté que ces hommes illustres ne se les développeroient les uns aux autres ; il obtiendra donc leur estime. Mais que ce même homme aille mal-adroitement parler de peinture au peintre, de poésie au poëte, de philosophie au philosophe, il ne leur paroîtra plus qu’un esprit net, mais borné, et qu’un diseur de lieux communs. Il n’est qu’un cas où les esprits de lumiere et d’étendue puissent être comptés parmi les génies ; c’est lorsque certaines sciences sont fort approfondies, et qu’appercevant les rapports qu’elles ont entre elles, ces sortes d’esprits les rappellent à des principes communs, et par conséquent plus généraux.

Ce que j’ai dit établit une différence sensible entre les esprits pénétrants et les esprits de lumiere et d’étendue : ceux-ci portent une vue rapide sur une infinité d’objets ; ceux-là, au contraire, s’attachent à peu d’objets, mais ils les creusent ; ils parcourent en profondeur l’espace que les esprits étendus parcourent en superficie. L’idée que j’attache au mot pénétrant s’accorde avec son étymologie. Le propre de cette sorte d’esprit est de percer dans un sujet : a-t-il, dans ce sujet, fouillé jusqu’à certaine profondeur ? il quitte alors le nom de pénétrant, et prend celui de profond.

L’esprit profond, ou le génie des sciences, n’est, selon M. Formey, que l’art de réduire des idées déja distinctes à d’autres idées encore plus simples et plus nettes, jusqu’à ce qu’on ait en ce genre atteint la derniere résolution possible. Qui sauroit, ajoute M. Formey, à quel point chaque homme a poussé cette analyse, auroit l’échelle graduée de la profondeur de tous les esprits.

Il suit de cette idée que le court espace de la vie ne permet point à l’homme d’être profond en plusieurs genres ; qu’on a d’autant moins d’étendue d’esprit qu’on l’a plus pénétrant et plus profond, et qu’il n’est point d’esprit universel.

À l’égard de l’esprit pénétrant, j’observerai que le public n’accorde ce titre qu’aux hommes illustres qui s’occupent des sciences dans lesquelles il est plus ou moins initié ; telles sont la morale, la politique, la métaphysique, etc. S’agit-il de peinture ou de géométrie ? on n’est pénétrant qu’aux yeux des gens habiles dans cet art ou cette science. Le public, trop ignorant pour apprécier en ces divers genres la pénétration d’esprit d’un homme, juge ses ouvrages, et n’applique jamais à son esprit l’épithete de pénétrant ; il attend pour louer que, par la solution de quelques problêmes difficiles, ou par la composition de tableaux sublimes, un homme ait mérité le titre de grand géometre ou de grand peintre.

Je n’ajouterai qu’un mot à ce que j’ai dit ; c’est que la sagacité et la pénétration sont deux sortes d’esprit de même nature. On paroît doué d’une très grande sagacité lorsqu’ayant très long-temps médité, et ayant très habituellement présents à l’esprit les objets qu’on traite le plus communément dans les conversations, on les saisit et les pénetre avec vivacité. La seule différence entre la pénétration et la sagacité d’esprit, c’est que cette derniere sorte d’esprit, qui suppose plus de prestesse de conception, suppose aussi des études plus fraîches des questions sur lesquelles on fait preuve de sagacité. On a d’autant plus de sagacité dans un genre qu’on s’en est plus profondément et plus nouvellement occupé.

Passons maintenant au goût : c’est dans ce chapitre le dernier objet que je me sois proposé d’examiner.

Le goût, pris dans sa signification la plus étendue, est, en fait d’ouvrages, la connoissance de ce qui mérite l’estime de tous les hommes. Entre les arts et les sciences il en est sur lesquels le public adopte le sentiment des gens instruits, et ne prononce de lui-même aucun jugement ; telles sont la géométrie, la méchanique, et certaines parties de physique ou de peinture. Dans ces sortes d’arts ou de sciences, les seuls gens de goût sont les gens instruits ; et le goût n’est en ces divers genres que la connoissance du vraiment beau.

Il n’en est pas ainsi de ces ouvrages dont le public est ou se croit juge ; tels sont les poëmes, les romans, les tragédies, les discours moraux ou politiques, etc. Dans ces divers genres on ne doit point entendre par le mot goût la connoissance exacte de ce beau propre à frapper les peuples de tous les siecles et de tous les pays, mais la connoissance plus particuliere de ce qui plaît au public d’une certaine nation. Il est deux moyens de parvenir à cette connoissance, et par conséquent deux différentes especes de goût. L’un que j’appelle goût d’habitude : tel est celui de la plupart des comédiens, qu’une étude journaliere des idées et des sentiments propres à plaire au public rend très bons juges des ouvrages de théâtre, et sur-tout des pieces ressemblantes aux pieces déjà données. L’autre espece de goût est un goût raisonné : il est fondé sur une connoissance profonde et de l’humanité et de l’esprit du siecle. C’est particuliérement aux hommes doués de cette derniere espece de goût qu’il appartient de juger des ouvrages originaux. Qui n’a qu’un goût d’habitude manque de goût dès qu’il manque d’objets de comparaison. Mais ce goût raisonné, sans doute supérieur à ce que j’appelle goût d’habitude, ne s’acquiert, comme je l’ai déjà dit, que par de longues études et du goût du public et de l’art ou de la science dans laquelle on prétend au titre d’homme de goût. Je puis donc, en appliquant au goût ce que j’ai dit de l’esprit, en conclure qu’il n’est point de goût universel.

L’unique observation qui me reste à faire au sujet du goût, c’est que les hommes illustres ne sont pas toujours les meilleurs juges dans le genre même où ils ont eu le plus de succès. Quelle est, me dira-t-on, la cause de ce phénomene littéraire ? C’est, répondrai-je, qu’il en est des grands écrivains comme des grands peintres ; chacun d’eux a sa maniere. M. de Crébillon, par exemple, exprimera quelquefois ses idées avec une force, une chaleur, une énergie, qui lui sont propres ; M. de Fontenelle les présentera avec un ordre, une netteté, et un tour, qui lui sont particuliers ; et M. de Voltaire les rendra avec une imagination, une noblesse et une élégance continues.

Or chacun de ces hommes illustres, nécessité par son goût à regarder sa maniere comme la meilleure, doit en conséquence faire souvent plus de cas de l’homme médiocre qui la saisit que de l’homme de génie qui s’en fait une. De là les jugements différents que portent souvent sur le même ouvrage et l’écrivain célebre, et le public, qui, sans estime pour les imitateurs, veut qu’un auteur soit lui, et non un autre.

Aussi l’homme d’esprit qui s’est perfectionné le goût dans un genre, sans avoir en ce même genre ni composé, ni adopté de maniere, a-t-il communément le goût plus sûr que les plus grands écrivains. Nul intérêt lui fait illusion, et ne l’empêche de se placer au point de vue d’où le public considere et juge un ouvrage.


  1. Il n’est rien que les hommes ne puissent entendre. Quelque compliquée que soit une proposition, on peut, avec le secours de l’analyse, la décomposer en un certain nombre de propositions simples ; et ces propositions deviendront évidentes lorsqu’on y rapprochera le oui du non, c’est-à-dire lorsqu’un homme ne pourra les nier sans tomber en contradiction avec lui-même, et sans dire à-la-fois que la même chose est et n’est pas. Toute vérité peut se ramener à ce terme ; et, lorsqu’on l’y réduit, il n’est plus d’yeux qui se ferment à la lumière. Mais que de temps et d’observations pour porter l’analyse à ce point, et réduire certaines vérités à des propositions aussi simples ! c’est le travail de tous les siecles et de tous les esprits. Je ne vois dans les savants que des hommes sans cesse occupés à rapprocher le oui du non ; tandis que le public attend que, par ce rapprochement d’idées, ils l’aient, en chaque genre, mis en état de saisir les vérités qu’ils lui proposent.