De l’Esprit/Discours 4/Chapitre 6

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DISCOURS IV
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 5 (p. 219-234).
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CHAPITRE VI

Du bel esprit.


Ce qui plaît dans tous les siecles comme dans tous les pays est ce qu’on appelle le beau. Mais, pour s’en former une idée plus exacte et plus précise, peut-être faudroit-il en chaque art, et même en chaque partie d’un art, examiner ce qui constitue le beau. De cet examen l’on pourroit facilement déduire l’idée d’un beau commun à tous les arts et à toutes les sciences, dont on formeroit ensuite l’idée abstraite et générale du beau.

Dans ce mot de bel esprit, si le public unit l’épithete de beau au mot d’esprit, il ne faut cependant point attacher à cette épithete l’idée de ce vrai beau dont on n’a point encore donné de définition nette. C’est à ceux qui composent dans le genre d’agrément qu’on donne particulièrement le nom de bel esprit. Ce genre d’esprit est très différent du genre instructif. L’instruction est moins arbitraire. D’importantes découvertes en chymie, en physique, en géométrie, également utiles à toutes les nations, en sont également estimées. Il n’en est pas ainsi du bel esprit : l’estime conçue pour un ouvrage de ce genre doit se modifier différemment chez les divers peuples, selon la différence de leurs mœurs, de la forme de leur gouvernement, et de l’état différent où s’y trouvent les arts et les sciences. Chaque nation attache donc des idées différentes à ce mot de bel esprit. Mais, comme il n’en est aucune où l’on ne compose des poëmes, des romans, des tragédies, des panégyriques, des histoires[1], de ces ouvrages enfin qui occupent le lecteur sans le fatiguer ; il n’est point aussi de nation où, du moins sous un autre nom, on ne connoisse ce que nous désignons par le mot bel esprit.

Quiconque en ces divers genres n’atteint point chez nous au titre de génie est compris dans la classe des beaux esprits, lorsqu’il joint la grace et l’élégance de la diction à l’heureux choix des idées. Despréaux disoit, en parlant de l’élégant Racine : « Ce n’est qu’un bel esprit, à qui j’ai appris à faire difficilement des vers ». Je n’adopte certainement pas le jugement de Despréaux sur Racine ; mais je crois pouvoir en conclure que c’est principalement dans la clarté, le coloris de l’expression, et dans l’art d’exposer ses idées, que consiste le bel esprit, auquel on ne donne le nom de beau que parcequ’il plaît, et doit réellement plaire, le plus généralement.

En effet, si, comme le remarque M. de Vaugelas, il est plus de juges des mots que des idées, et si les hommes sont en général moins sensibles à la justesse d’un raisonnement qu’à la beauté d’une expression[2], c’est donc à l’art de bien dire que doit être spécialement attaché le titre de bel esprit.

D’après cette idée, on conclura peut-être que le bel esprit n’est que l’art de dire élégamment des riens. Ma réponse à cette conclusion, c’est qu’un ouvrage vuide de sens ne seroit qu’une continuité de sons harmonieux qui n’obtiendroit aucune estime[3] ; et qu’ainsi le public ne décore du titre de bel esprit que ceux dont les ouvrages sont pleins d’idées grandes, fines ou intéressantes. Il n’est aucune idée qui ne soit du ressort du bel esprit, si l’on excepte celles qui, supposant trop d’études préliminaires, ne peuvent être mises à la portée des gens du monde.

Je ne prétends donner dans cette réponse aucune atteinte à la gloire des philosophes. Le genre philosophique suppose, sans contredit, plus de recherches, plus de méditations, plus d’idées profondes, et même un genre de vie particulier. Dans le monde, on apprend à bien exprimer ses idées ; mais c’est dans la retraite qu’on les acquiert. On y fait une infinité d’observations sur les choses ; et l’on n’en fait dans le monde que sur la maniere de les présenter. Les philosophes doivent donc, quant à la profondeur des idées, l’emporter sur les beaux esprits : mais on exige de ces derniers tant de grace et d’élégance que les conditions nécessaires pour mériter le titre de philosophe ou de bel esprit sont peut-être également difficiles à remplir. Il paroît du moins qu’en ces deux genres les hommes illustres sont également rares. En effet, pour pouvoir à-la-fois instruire et plaire, quelle connoissance ne faut-il pas avoir et de sa langue et de l’esprit de son siecle ! Que de goût pour présenter toujours ses idées sous un aspect agréable ! que d’étude pour les disposer de maniere qu’elles fassent la plus vive impression sur l’ame et l’esprit du lecteur ! que d’observations pour distinguer les situations qui doivent être traitées avec quelque étendue, de celles qui, pour être senties, n’ont besoin que d’être présentées ! et quel art enfin pour unir toujours la variété à l’ordre et à la clarté, et, comme dit M. de Fontenelle, « pour exciter la curiosité de l’esprit, ménager sa paresse, et prévenir son inconstance ! »

C’est en ce genre la difficulté de réussir qui sans doute est en partie cause du peu de cas que les beaux esprits font communément des ouvrages de pur raisonnement. Si l’homme borné n’apperçoit dans la philosophie qu’un amas d’énigmes puériles et mystérieuses, et s’il hait dans les philosophes la peine qu’il faut se donner pour les entendre, le bel esprit ne leur est guere plus favorable. Il hait pareillement dans leurs ouvrages la sécheresse et l’aridité du genre instructif. Trop occupé du bien écrit, et moins sensible au sens[4] qu’à l’élégance de la phrase, il ne reconnoît pour bien pensé que les idées heureusement exprimées. La moindre obscurité le choque. Il ignore qu’une idée profonde, avec quelque netteté qu’elle soit rendue, sera toujours inintelligible pour le commun des lecteurs, lorsqu’on ne pourra la réduire à des propositions extrêmement simples ; et qu’il en est de ces idées profondes comme de ces eaux pures et claires, mais dont la profondeur ternit toujours la limpidité.

D’ailleurs, parmi ces beaux esprits, il en est qui, secrets ennemis de la philosophie, accréditent contre elle l’opinion de l’homme borné. Dupes d’une vanité petite et ridicule, ils adoptent à cet égard l’erreur populaire ; et, sans estime pour la justesse, la force, la profondeur et la nouveauté des pensées, ils semblent oublier que l’art de bien dire suppose nécessairement qu’on a quelque chose à dire, et qu’enfin l’écrivain élégant est comparable au jouaillier, dont l’habileté devient inutile s’il n’a des diamants à monter.

Les savants et les philosophes, au contraire, livrés tout entiers à la recherche des faits ou des idées, ignorent souvent et les beautés et les difficultés de l’art d’écrire. Ils font en conséquence peu de cas du bel esprit ; et leur mépris injuste pour ce genre d’esprit est principalement fondé sur une grande insensibilité pour l’espece d’idées qui entrent dans la composition des ouvrages de bel esprit. Ils sont presque tous plus ou moins semblables à ce géometre devant qui l’on faisoit un grand éloge de la tragédie d’Iphigénie. Cet éloge pique sa curiosité ; il la demande, on la lui prête, il en lit quelques scenes, et la rend, en disant : « Pour moi, je ne sais ce qu’on trouve de si beau dans cet ouvrage ; il ne prouve rien. »

Le savant abbé de Longuerue étoit à-peu-près dans le cas de ce géometre : la poésie n’avoit point de charmes pour lui ; il méprisoit également la grandeur de Corneille et l’élégance de Racine ; il avoit, disoit-il, banni tous les poëtes de sa bibliotheque[5].

Pour sentir également le mérite et des idées et de l’expression, il faut, comme les Platon, les Montaigne, les Bacon, les Montesquieu, et quelques uns de nos philosophes que leur modestie m’empêche de nommer, unir l’art d’écrire à l’art de bien penser : union rare, et qu’on ne rencontre que dans les hommes d’un grand génie.

Après avoir marqué les causes du mépris respectif qu’ont les uns pour les autres quelques savants et quelques beaux esprits, je dois indiquer les causes du mépris où le bel esprit tombe, et doit journellement tomber, plutôt que tout autre genre d’esprit.

Le goût de notre siecle pour la philosophie la remplit de dissertateurs qui, lourds, communs, et fatigants, sont cependant pleins d’admiration pour la profondeur de leurs jugements. Parmi ces dissertateurs il en est qui s’expriment très mal : ils le soupçonnent ; ils savent que chacun est juge de l’élégance et de la clarté de l’expression, et qu’à cet égard il est impossible de duper le public : ils sont donc forcés, par l’intérêt de leur vanité, de renoncer au titre de bel esprit pour prendre celui de bon esprit. Comment ne donneroient-ils pas la préférence à ce dernier titre ? Ils ont ouï dire que le bon esprit s’exprime quelquefois d’une maniere obscure : ils sentent donc qu’en bornant leurs prétentions au titre de bon esprit ils pourront toujours rejeter l’ineptie de leurs raisonnements sur l’obscurité de leurs expressions ; que c’est l’unique et sûr moyen d’échapper à la conviction de sottise : aussi le saisissent-ils avidement, en se cachant autant qu’ils le peuvent à eux-mêmes que le défaut de bel esprit est le seul droit qu’ils aient au bon esprit, et qu’écrire mal n’est pas une preuve qu’on pense bien.

Le jugement de pareils hommes, quelque riches ou puissants qu’ils soient souvent[6], ne feroit cependant aucune impression sur le public s’il n’étoit soutenu de l’autorité de certains philosophes qui, jaloux comme les beaux esprits d’une estime exclusive, ne sentent pas que chaque genre différent a ses admirateurs particuliers ; qu’on trouve partout plus de lauriers que de têtes à couronner ; qu’il n’est point de nation qui n’ait en sa disposition un fonds d’estime suffisant pour satisfaire à toutes les prétentions des hommes illustres ; et qu’enfin, en inspirant le dégoût du bel esprit, on arme contre tous les grands écrivains le dédain de ces hommes bornés, qui, intéressés à mépriser l’esprit, comprennent également sous le nom de bel esprit, qui ne leur est guere plus connu, et les savants, et les philosophes, et généralement tout homme qui pense.


  1. Je ne parle point de ces histoires écrites dans le genre instructif, telles que les Annales de Tacite, qui, pleines d’idées profondes de morale et de politique, et ne pouvant être lues sans quelques efforts d’attention, ne peuvent, par cette même raison, être aussi généralement goûtées et senties.
  2. Je rapporterai à ce sujet un mot de Malherbe. Il étoit au lit de la mort. Son confesseur, pour lui inspirer plus de ferveur et de résignation, lui décrivoit les joies du paradis. Il se servoit d’expressions basses et louches. La description faite, « Eh bien ! dit-il au malade, vous sentez-vous un grand desir de jouir de ces plaisirs célestes ? » — « Ah ! monsieur, répondit Malherbe, ne m’en parlez pas davantage ; votre mauvais style m’en dégoûte. »
  3. Un homme ne seroit plus maintenant cité comme homme d’esprit pour avoir fait un madrigal ou un sonnet.
  4. Rien de plus triste pour quiconque ne s’exprime pas heureusement, que d’être jugé par des beaux ou des demi-esprits. On ne lui tient point compte de ses idées ; on le juge sur les mots. Quelque supérieur qu’il soit réellement à ceux qui le traitent d’imbécille, ils ne réformeront point leur jugement ; il ne passera jamais près d’eux que pour un sot.
  5. Il y a, disoit ce même abbé de Longuerue, deux ouvrages sur Homere qui valent mieux qu’Homere lui-même ; le premier c’est Antiquitates Homericæ ; le second c’est Homeri Gnomologia, per Duportum. Quiconque a lu ces deux livres a lu tout ce qu’il y a de bon dans Homere, et n’a point essuyé l’ennui de ses contes à dormir debout. »
  6. En général, ceux qui sans succès ont cultivé les arts et les sciences deviennent, s’ils sont élevés aux premiers postes, les plus cruels ennemis des gens de lettres. Pour les décrier ils se mettent à la tête des sots ; ils voudroient anéantir le genre d’esprit où ils n’ont pas réussi. On peut dire que, dans les lettres comme dans la religion, les apostats sont les plus grands persécuteurs.